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REVUE
DES
DEUX MONDES.
IMPRIMERIE DE LA SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE,
AD. WAIILEN ET C".
REVUE
DES
DEUX MONDES,
AUGMENTEE
n'ARTICLES CHOISIS DANS LES MEILLEURS REVUES ET RECUEILS
PÉRIODIQUES.
TOME PREMIER. — 1842.
&nxxdic^,
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDE.S ,
r.l'E FOSSÉS-Al;X-l,OKPS , N" 74.
d842
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DINE COURSE
LASIE MINEURE.
LETTRE A M. SAINTE-BEUVE.
Mon cher ami,
Après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages; mais le
plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit.
Aujourd'hui uul pays n'est nouveau, tout le monde a été partout, et il faut avoir au-
tant de confiance que j'en ai dans voire amitié pour oser vous adresser le récit
d'une course en lonie et en Lydie. Je n'ai qu'une excuse : celte course dans un
pays un peu moins connu que l'Italie et la Grèce m'a intéressé vivement; ce n'est
pas une raison pour que mon récit intéresse les autres, mais c'en est une pour moi
de chercher à communiquer à un ami le plaisir que j'ai éprouvé, et de ne pas lui
dérober sa part, comme dirait Montaigne. Ayant ainsi fait la paix avec ma con-
science, qui murmurait un peu quand j'ai pris la plume pour écrire des impressions
de voyage, je cède à la tentation, aux mauvais exemples, et je commence mon
odyssée, qui ne sera pas longue, heureusement.
Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le
projet d'aller de Smyrne à Ëphèse, de pousser jusqu'à Magnésie sur le Méandre, où
les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre
ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d'architecture hellénique, puis de
gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir
de Sardes à Smyrne. Ce voyage, qui n'est pas considérable, avait bien pour nous ses
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6 UNE COURSE
difficultés; nous ne trouvions personne à Smyrne qui eût été directement de Ma-
gnésie à Sardes , les guides qui connaissaient le chemin étaient absents ou
malades; le seul que put nous procurer l'infatigable obligeance d^; M. le baron de
Nerciat n'était jamais allé plus loin qu'Épbèse. Ce guide nous fut recommandé
comme Français, mais il n'avait de français que le nom, Marchand, comme le valet
de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du Juif, du Turc
et du nègre; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très-peu. Force
nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc
Ahmet, qui, lui nou plus, n'avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc
partis à la grâce de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont
nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le
chemin.
Sur le cheval qui marche à la tête de notre petite caravane est Ahmet, garçon
d'une jolie figure, d'une égalité d'humeur inaltérable, avec un certain air de
dandy turc et le flegme à toute épreuve d'un vrai musulman, le turban sur le côté
de la tête, poignard et pistolets à la ceinture, et, en manière de bottes de postillon,
de grands pantalons de laine biodée qui ne couvrent que le devant de la jambe et
tombent sur le pied; il tient négligemment la bride du cheval qui porte les ba-
gages. Nous suivons sur des montures d'assez pauvre apparence. Nous nous sommes
pourvus d'armes offensives, porte-respect dont nous n'aurons pas à nous servir,
mais qui fait partie du costume de voyage et tient lieu de passeport ; je me trompe,
nous avons un boiirourcli, délivré par le pacha de Smyrne ( on nomme ainsi le fir-
manque donnent les autorités locales), et deux Ichéskerés, avec nos signalements.
Celui de Mérimée porte : cheveux de tourterelle eiyeux de lion. Comment pourrait-on
se tromper sur l'identité d'un voyageur aussi bien caractérisé? Enlin, tantôt der-
rière nous, tantôt sur nos flancs, tantôt en tète à côté du postillon, trotte l'honnête
Marchand en veste noire et pantalon noir un peu blanchi par le temps, le fez rouge
sur la tête, les guêtres de cuir aux jambes, à la ceinture un coutelas qui ne doit
être redoutable qu'aux poules destinées à nos soupers : trop heureux Marchand,
quand je lui permets de ceindre le sabre d'ordinaire suspendu au pommeau de
ma selle! Il va et vient d'un air qu'il s'efforce de rendre afi'airé, et, comme beau-
coup de gens, il est d'autant plus disposé à faire l'important qu'il se sent plus
inutile. Ainsi accoutrés, et la pluie menaçant, nous nous mettons en route. Nous
traversons d'abord lentement les rues étroites et tortueuses de la ville de Smyrne,
auprès desquelles nos rues de la Cité sont d'une largeur fort honnête; assez em-
barrassés quand dans ces rues, dont un grand nombre pourraient bien s'appeler
des allées, nous trouvons des files de chameaux, ce qui arrive sans cesse. Nous
passons par le quartier turc, entre deux rangs de fumeurs assis ou accroupis devant
les cafés, et nous arrivons ainsi sur la hauteur qui domine la ville de Smyrne.
Ahmet se retourne selon l'usage turc, disant solennellement : Ouroular, bon
voyage, et nous voilà partis.
Le premier jour, nous sommes tout entiers à l'étonnement que nous cause la
nouveauté de notre situation, entrant dans un pays qui nous est entièrement in-
connu, et, sauf deux ou trois points de notre route, n'ayant aucune idée de ce que
nous allons rencontrer. Ce furent d'abord quelques collines assez rocailleuses,
égayées de loin en loin par un peu de verdure. A notre gauche, de belles monta-
gnes, presque point d'habitations; de loin en loin, des Turcs voyageant comme
nous achevai et bien armés. Pour la première fois nous avions le plaisir de nous
DANS L ASIE MINEUKE. 7
sentir en Orient, et ce plaisir était assez vif parce qu'il était nouveau; maintenant
•ju'il s'est usé par la répétition des mômes scènes, j'ai peine à coniprendre le
charme mêlé d'un peu d'iniiuiétude que j'éprouvais à voir s'avancer ces hommes
il figures basanées on noires, qui passaient silencieusement en laissant tomber sur
moi un impassible regard, et pour lesquels j'étais si compléîement un étranger,
puisqu'un étranger, un infidèle, presque un ennemi. J'aimais à voir les caravanes
de chameaux défiler lentement près de nous, ou dessiner à l'horizon sur le ciel la
silhouette de leurs longs cous et la ligne bizarre de leurs dos, à écouter le son
grave des clochettes qu'ils balancent en marchant d'un air à la fois majestueux et
slupide, assez semblable à rcxi)ression du visage des Osmanlis. Du reste, une cer-
taine tristesse d'imagination se mêlait à ce sentiment du lointain, de l'isolement et
de la solitude.
Vers le soir, nous passâmes près des montagnes de Claros. Ce nom harmonieux
me rappelait que ce pays, aujourd'hui turc, avait été grec; que cette terre, aujour-
d'hui presque abandonnée, avait été le théâtre d'une civilisation gracieuse. Le
dieu de Claros voulut nous montrer que, si son temple était renversé, ses traits
n'avaient rien perdu de leur splendeur, et il disparut derrière nous dans une
atmosphère d'or, mtreus ApoUo.
Dans toute l'Asie Mineure, de deux lieues en deux lieues, on trouve un café
(kafenet). Ce mot produit un assez singulier efl'et dans ces solitudes. Ces cafés,
qui tiennent lieu d'auberges, sont souvent des corps -de-garde. Quand on descend
de cheval, les soldats du poste, au lieu de vous demander votre passeport, vous
apportent une petite tasse pleine d'un café excellent, très-chaud et sans sucre,
avec une pipe allumée. On s'assied sur une natte, on boit lentement ce café, on
fume voluptueusement celle pipe, puis on remonte à cheval, et on continue sa
route.
De café en café et de pipe en pipe, nous arrivâmes vers la nuit à Tourbali, petit
village où nous devions coucher. Tourbali est situé dans une plaine marécageuse
et couverte d'arbustes ; l'été, elle doit être fort malsaine. On nous avait beaucoup
parlé du danger de passer une nuit à Ephèse, nous en avons passé trois sans le
moindre inconvénient; mais je ne crois pas qu'il fût prudent d'en faire autant à
Tourbali, et je conseille aux voyageurs qui visiteront Éphèse durant l'été de s'y
rendre par les montagnes.
Tourbali était notre premier gîte, et ce début n'avait rien d'encourageant. L'aga
du lieu était absent; nous ne pûmes loger dans sa maison; on nous donna une
chambre qui servait habituellement de corps-de-garde. Au moyen d'une nalîe,
sur laquelle nous plaçâmes nos tapis et nos couvertures, nous finîmes par faire un
lit assez tolérable. Plusieurs soldats du poste, parmi lesquels il y avait des noirs
et quelques habitants de Tourbali, vinrent s'asseoir sur leurs talons et nous re-
garder en silence. Leur curiosité était d'ailleurs très- discrète; m'ayant vu enve-
lopper ma tète dans mon manteau, ils pensèrent que je voulais dormir, et sur-le-
champ ils se retirèrent .sans bruit. Ce que j'ai vu des Orienlaux m'a donné l'idée
d'une certaine urbanité naturelle différente de la nuire, mais qui ne manque point
de tact et de délicatesse. Elle frappe d'autant plus, qu'on est plus loin de l'atten-
dre de ces hommes à visages rébarbatifs, toujours affulilés de poignards, de pis-
tolets, de fusils.
Au demeurant les meilleurs fils du monde.
8 «NE COURSE
La matinée du lenileniain nous snflit pour gagner la plaine d'Ëphèse. Sur notre
roule, nous rencontrâmes deux de ces tertresque les antiquaires nomment ^Hw?«/(/.'î,
et nous traversâmes une voie anticiue. Du reste, rien de remarquable jusqu'à la
montagne des Chèvres, au pied de laquelle coule le Caïster :
Pasceutcm niveos hcrboso flumine cycnos,
dit Virgile; — mais nous n'y trouvâmes pas plus de cygnes que M. de Chateaubriand
dans l'Eurotas. Le fleuve, assez étroit, coulait dans un lit argileux, et n'avait de
poétique que son nom. Le mont des Chèvres est mieux appelé ; j'ai vu rarement
une montagne si abrupte. Le château en ruines qui la domine serait inexpugnable,
et produit d'en bas l'effet le plus pittoresque. Il n'y a rien de pareil sur les bords
du Rhin. Marchand, qui était toujours fertile en histoires tragiques, nous assura que
cet endroit avait été le plus dangereux de la contrée : il est vrai qu'il nous en dit
autant de cinq ou six autres. Du reste, il paraît que le pays n'a pas toujours été
aussi sûr qu'il l'est maintenant. Une heure avant d'arriver à ce terrible mont des
Chèvres, je demandai quel était le nom d'une charmante fontaine qui se trouvait
sur notre route. — Quau-Tchesmé, la Fontaine du Sang . — Il est vrai qu'à une
centaine de pas était le Café du Bourreau, Djelat-cafenet.
Il ne reste de l'ancienne ville d'F^phèse que des ruines, et pas beaucoup plus de
la ville lurque d'Aia-Soluk, bâtie sur une monlagne en regard d'Ëphèse. Nous nous
logeâmes dans une des maisons qui composent le petit hameau auquel Aia-Soluk,
considérable autrefois, a été réduite. Devant noire porte était une mosquée aban-
donnée qu'ombragent de beaux arbres ; on y voyait quelquestombes, une jolie fon-
taine, et, à côté de cette fontaine, une espèce de plate-forme peu élevée, réservée
pour la prière et tournée du côté de la Mecque. De pieux musulmans venaient s'y
prosterner, et adresser leurs oraisons en se dirigeant vers la sainte Caabn. C'étaient
ordinairement des vieillards qui se livraient à ces pratiques religieuses; en général,
il nous a semblé que la foi n'était pas très-énergique chez le grand nombre. Nous
n'avons presque jamais surpris le plus léger mouvement de fanatisme. On nous a
assuré que si le jeûne du Ramazan s'observait extérieurement, par crainte de l'au-
torité, disposée à punir le scandale, il ne s'en commettait pas moins secrètement
beaucoup d'infractions au rigoureux précepte qui défend, durant tout un mois, de
manger, de boire ou de fumer entre le lever et le coucher du soleil. Pour Ahmet, je
ne lui ai jamais vu faire sa prière; il était Ito[) jeune-Turquie pour observer scru-
puleusement les préceptes de la loi. Le Ramazan allait commencer; nous lui de-
mandâmes s'il comptait l'observer. — Quand vient le Ramazan, répondit-il, je
ferme les portes et les fenêtres de ma maison pour l'empêcher d'entrer. — Il plai-
santait même, de moitié avec le giaour Marchand, les musulmans plus rigides, et
ceux-ci paraissaient prendre assez bien la plaisanterie. Il n'hésitait jamais non plus
à boire autant de notre rhum que nous voulions bien lui en donner. Quoique mon
compagnon de voyage eût soin de lui représenter quel chagrin il causait à
Mahomet, il n'en tenait compte, faisait un geste pour exprimer son indifférence et
celle du prophète, et ne montrait d'autre souci que de ne rien laisser au fond du
verre. Dans les petites choses comme dans les grandes, dans l'irréligion rabelai-
sienne d'Ahmet comme dans l'aspect délabré de Conslantinople, on sent en Tur-
quie cette grande vérité -. l'islamisme et les Turcs s'en vont.
On ne retrouve rien du plus célèbre monument d'Ëphèse, du fameux temple de
DANS L'ASIE MINELHE. 9
Diane; il est mémo fort didicile de se faire une iilée du lieu qu'il occiipail. Tous
les déhiis sont évideniuienl d'une époiiuc postérieure, de l'époriue romaine; mais
ces débris sont Irès-iniposanls. La ville antique, étalée sur les pentes du mont
Préon, d'un côté descendait dans une vallée située entre le mont Préon et te mont
Coressus, et de l'autre s'avançait dans une plaine magnifique, embrassée par deux
demi-cercles de belles montagnes qui s'ouvrent et laissent voir la mer. La ville
lourniiU son front de ce côté; l'acropole était située sur le mont Préon. De là, la
plaine marécageuse et verdoyante que termine la ligue azurée de la mer se déroule
dans sa majestueuse tristesse. La nature de la végétation, les troupeaux qui paissent
dans les liantes herbes, la grandeur des ruines, l'étendue, la solitude, le silence,
rappellent la campagne de Rome; plus loin, quelques aqueducs aident encore à ce
rapprochement involontaire. Là ne se trouvent point de ces détails élégants d'ar-
chitecture qui appartiennent à la belle époque grecque. C'est un autre âge de ruines,
c'est l'âge de ces vastes cités qui, après le siècle de la perfection, eurent un temps
de prospérité, de richesse, de grandeur, de ces cités à la fois grecques, romaines et
orientales, dans lesquelles la beauté sobre de l'art hellénique était étouffée sous le
grandiose romain et sous le génie colossal de l'Orient. Elles représentent le second
âge de la civilisation grecque, telle que l'avait faite Alexandre en mêlant l'Asie et
l'Europe, le génie d'Athènes et celui de Babjlone. Il y a ici quelque chose de Bal-
bek et de Palmyre.
Cet âge de fusion puissante rappelle aussi le christianisme, dont les clartés sor
tirent de ce chaos. Les souvenirs chrétiens sont les plus grands souvenirs d'Éphèse.
Ils vont bien à la majesté et à la mélancolie de ces lieux. Selon la tradition des pre-
miers siècles, saint Jean l'évangéliste, la grande lumière d'É|)hèse, conin>e l'appe
lait l'évêque Polycrate, mourut dans celte ville, qui était un des sept flambeaux
mentionnés par l'Apocalypse, et on y montrait la sépulture du disciple bien-aimé.
Aujourd'hui, dans les flancs du mont Préon, s'ouvrent deux grottes formidables.
Quand on s'engouffre dans leurs profondeurs, quand on lève les yeux sur les rocs
noirs et jaunes qu'éclaire à demi une lueur mystérieuse, quand on remonte à la lu-
mière par une pente escarpée, à travers ces roches qui semblent avoir été entassées
pêle-mêle par un cataclysme subitement interrompu, on se laisse aller à croire que
l'aigle de la vision a habité ce creux de rocher et a eu, dans ces antres vraiment
apocalyptiques, un avant-goût des terribles révélations de Patmos.
Je ne vous ferai point une description détaillée des ruines d'Éphèse, notre ami
serait plus en état que moi de le tenter; mais je voudrais vous donner une idée de
leur nombre, de leur étendue et de leur elfet poétique.
Ces ruines se composent de vastes monuments, les uns formés d'énormes blocs
de pierre ou de marbre, les autres construits partie en marbre et partie en briques.
Mérimée me faisait l'emarquer le singulier caractère de celte architecture à la fois
coquette et barbare qui semble l'œuvre d'un artiste grec travaillant pour un Ro-
main. La place de plusieurs temples est clairement indiquée par de nombreux frag-
ments de colonnes, de frises, d'architraves; sur la montagne sont creusés plusieurs
tombeaux, dans l'un desquels peut s'être passée la cosmopolite aventure de la ma-
trone d'Éphèse. Le stade est parfaitement reconnaissable. Dans ce stade, à la tombée
de la nuit, tandis que nous écoutions le cri des loups et le miaulement des chacals,
nous entendîmes retentir le coup de canon qui annonçait l'ouverture du Ramazan :
singulier mélange d'impressions diverses ! Une porte en marbre qui conduit au
stade est formée de débris plus anciens : l'un d'eux est un bas-relief funèbre rc-
10 ï^NE counsE
présentant un guerrier à cheval, et un serpent enroulé autour d'un arbre comme
Satan dans les Loges de Raphaël et à la chapelle Sixtine ; d'autres portent des in-
scriptions grecques et latines. On voit déjà les procédés de la barbarie parmi toute
cette magnificence. Le théâtre, adossé à la montagne, regardait la plaine. Quelques
gradins subsistent encore ; les deux extrémités, par lesquelles la scène touchait aux
gradins, sont également conservées. Sous l'une d'elles est une construction cyclo-
péenne, reste d'un âge beaucoup plus ancien, avec une porte semblable à celle du
souterrain de Tirinlhe. Tandis que nous contemplions d'en bas l'hémicycle du
théâtre, il était rempli par un troupeau de chèvres noires ; un petit chevrier turc
sifflait assis sur un débris; une immense volée de corneilles décrivait de longs cir-
cuits dans les airs. Vers la montagne, le ciel était pluvieux et grisâtre, etd'un éclatant
azur du côté de la mer. Sur des nuages cuivrés passaient des nuages blancs comme
des spectres; par moments, leur lueur à la fois claire et pâle illuminait les ruines
immenses, les cimes sévères, la plaine déserte. Je n'ai rien vu de plus sublime;
la campagne romaine elle-même ne m'a jamais apparu plus grande et plus triste.
En regard des ruines de la ville antique d'Éphèse sont les ruines de la ville mo-
derne d'Aia-Soluk; elles complètent l'effet mélancolique du paysage. J'errai long-
temps sur la montagne où fut cette ville : j'allais de mosquée en mosquée; j'entrais
par le toit dans des bains abandonnés : je parcourais ensuite l'enceinte du château-
fort, et je regardais à travers une porte de cette enceinte la campagne d'Ëphèse et
la mer. Au milieu de cette mort qui m'entourait, j'admirais la vigueur de la végé-
tation orientale. Un fragment de mur en briques, qui pouvait peser cinquante mil-
liers, avait été mis sur champ par quelques-unes de ces commotions du sol fré-
(luentes dans l'Asie Mineure. Un figuier avait plongé ses racines entre les briques
verticales, et ces racines étaient allées chercher la terre à une distance de plus de
six pieds. Enfui j'arrivai à une assez grande mosquée, construite en marbre noir et
blanc comme la cathédrale de Pise. Les chambranles des fenêtres étaient travaillés
à jour dans le goût moresque. A l'intérieur s'élevaient de magniûques colonnes de
granit africain semblables à celles que j'avais vues gisantes dans les marais de la
plaine. L'une d'elles avait conservé son chapiteau corinthien; les autres s'entou-
raient à leurs cimes d'ornements qui pendaient avec grâce comme des stalactites.
Sur le sol se voyaient encore les traces d'un pavé en faïence bleue, et sur les murs
un revêtement d'émail. Les mosquées de Constanlinople, toutes plus modernes (je
ne parle pas de celles qui ont été des églises comme Sainte-Sophie), sont en géné-
ral beaucoup plus grandes, mais m'ont paru bien inférieures par le style à la mos-
quée déserte d'Aia-Soluk.
Après deux jours passés à Éphèse, nous partîmes pour Magnésie, sur le Méandre.
Nous nous étions pourvus d'un guide supplémentaire; ce n'était cependant pas un
homme du pays, et à Éphèse nous étions plus voisins de notre patrie que lui de la
sienne. 11 avait un nom grec, Calogeros, et on nous le donna pour Grec, mais il
s'exprimait avec beaucoup de difficulté dans cette langue. Nous lui demandâmes où
il était né. Il nous répondit que son pays appartenait aux Anglais. Nous pensions
mal entendre; enfin il prononça le mot de Pescitaver. Il venait en effet du Pes-
chaver, dans le nord de l'Inde, aux frontières du Thibet. Comment un Grec était-il
né au pied de l'Hymalala? Je .songeai à ces médailles grecques trouvées dans la Bac-
trianeetqui attestent la persistance de la civilisation helléuique portée aux extré-
mités de l'Asie par Alexandre. Calogeros me faisait l'effet d'une de ces médailles.
Cependant je ne pense point qu'il ait l'honneur de descendre d'un Macédonien de
DANS l'aSJJÎ ML-SELHK. H
la '|tlialaiiyt', olj'imayiiio qu'il l'ait i)liilùl partie de (lueiques-uiiL'S décos |)oi)ulalioiis
iK'slorioiines qui de l)()iiiie lieiue portèrent le christianisme aux IVontières de l'Inde.
Avec ce i^iiide venu d'un peu loin, nous nous acheniinânies vers Incli-liazar, où
sont les ruines de Magnésie. Le clieniin est très-pitlore!^tIue, et suit en i^énéral des
gorges boisées, à l'extrémité des(iuellcs ou débouche dans la plaine du Méandre.
Le Méandre n'est point inlidèle à son nom, et, vu d'une hauteur, semble un ruban
d'azur que le vent ferait onduler sur le sable. Grâce à ces ondulations du fleuve, la
plaine est un marais ; uous le traversâmes à cheval ; il est impossible de le traverser
à pied, à moins d'entrer dans la boue jusqu'aux genoux, ce qui devait m'arriver
plus lard. Même après celles d'Ëphèse, les ruines de Magnésie sont imposantes et
ont cet avantage, qu'on les embrasse tout d'abord dans leur ensemble. La situation
de Magnésie n'était pas moins belle; de même elle s'adossait à une montagne. On
suit parfaitement la ligne des murs, et l'on peut se faire une idée très-nette de
l'elTet imposant que devait produire la cité grecque, ayant à ses pieds la plaine
alors cultivée du Méandre, et en face, non pas la mer comme à Éphèse, mais un
horizon d'admirables montagnes. Ici vécut dans son opulent exil ce Thémistocle,
(|ui, à travers les ménagements de l'histoire grecque pour le vainqueur de Salamine,
me parait avoir eu avec Xerxès, avant la bataille, des relations un peu suspectes,
dont il se fit plus tard un titre auprès de lui. C'est ici qu'après avoir rempli pen-
dant une trentaine d'années le rôle de serviteur et de favori du grand roi, il mourut
volontairement pour ne pas combattre les Grecs. Les bienfaits du monarque persan
et les injustices du peuple athénien, pas plus que les eaux du Lélhé, qu'on passe
avant d'arriver à Magnésie, n'avaient donc pu déraciner du cœur de ce Grec l'amour
de la patrie. C'est encore aujourd'hui le meilleur sentiment que j'aie trouvé chez ses
compatriotes. J'ai rapporté de mon voyage la conviction qu'il y a en Grèce un sin-
cère amour du pays, un vif sentiment de nationalité ; avec cela et le désir universel
de l'instruction, qui est un autre trait du caractère grec, on peut raisonnablement
attendre beaucoup de l'avenir.
II n'y a dans la plaine de Magnésie ni ville, ni village, ni hameau, pas même un
café. Le seul monument moderne est une petite église qui a été changée en mosquée.
Ce lieu n'est habité que par des nomades, qui placent leurs tentes sur les croupes
inférieures des montagnes, et font paître leurs troupeaux dans la plaine. Les uns
sont des Turcomans comme ceux que nous avions rencontrés le jour où nous avions
quitté Smyrne, et que nous devions trouver dans toutes les plaines jusqu'à notre
retour. Ces Turcomans ont des tentes noires formant un carré long et présentant à
peu près la configuration d'une cabane. Les autres sont des Tartares (Tatardji),
dont les tentes, différentes de celles des Turcomans, sont grises et de forme circu-
laire. Ne voyant nul gite à une lieue à la ronde, il nous prit envie de demander,
pour une nuit, l'hospitalité aux Tartares. Nous fîmes part de notre projeta Marchand,
qui fut consterné. — Quoi! nous disait-il, vous voulez coucher chez ces gens-là ;
mais ce ne sont point des Turcs, ce sont des Tartares : ils ne croient pas à Mahomet,
mais à Ali. — Trop bons chrétiens pour être bien scandalisés par l'hérésie que
Marchand prêtait aux pauvres Tartares, nous persistâmes dans notre résolution, et
lui dîmes de venir avec nous pour nous servir d'interprète. Il le fil très à contre-
cœur. La scène était à dessiner : la petite horde, composée d'une vingtaine de
personnes, était assise au-dessus de nous, sur la pente de la montagne; à notre
approche, on fit retirer les femmes, et nous nous trouvâmes en face du chef, vieillard
à belle et honnête figure. Parmi les autres hommes de la famille, quelques-uns
iâ UNE COURSE
portaient la marque de leur origine tartare, surtout dans l'obliquité des yeux;
plusieurs tenaient de grands fusils droits sur leurs genoux, comme par contenance.
De mon côté, je mettais en évidence mes formidables pistolets de poche. Ainsi sur
nos gardes des deux parts, nous nous fîmes des signes d'amitié, et, pour entamer la
conversation, nous demandâmes à ces braves gens de nous vendre un agneau ; ils
n'avaient que des chèvres. Nous fîmes ensuite notre proposition, qui ne fut point
agréée, probablement à cause des femmes ; car les Tartares, bien que sectateurs
d'Ali, n'en sont pas moins de bons musulmans, et ne pouvaient consentir à donner
l'hospitalité dans leur harem. Leur réponse ouïe, nous nous séparâmes en très-bonne
intelligence, résignés â aller chercher le soir, dans le village le plus prochain, un
gîte plus confortable que la tente des Tartares, mais moins poétique.
Nous commençâmes à parcourir et à examiner les ruines de Magnésie : les plus
intéressantes sont celles du temple d'Artémis Leucophryné, ce qui veut dire, selon
Arundell, Diane aux sourcils blancs. Mais je ne puis croire que les Grecs, toujours
si soigneux d'éviter le laid et le bizarre, aient jamais représenté une déesse avec des
sourcils blancs ; il faut sans doute traduire au front blanc. Un passage de Strabon
me confirme dans cette pensée. Il nous apprend (liv. XIll) que Tile de Ténédos a
porté le nom de Leucophryné. Or, on peut, à la rigueur, avoir donné un front à
une île, mais des sourcils, difficilement. «Dans la ville actuelle, dit Strabon
(liv. XIV, § 40), est le temple d'Artémis Leucophryné. Pour la grandeur de l'édifice et
pour le nombre des offrandes, il le cède à celui d'Éphèse; mais, pour l'harmonie
et la beauté de l'architecture, il lui est bien supérieur : il surpasse en grandeur
tous les temples de l'Asie, deux exceptés, celui d'Éphèse et celui de Didyme. »
De ce temple, il ne reste pas une colonne debout, mais les fragments sont con-
sidérables, d'une grande beauté et d'un grand intérêt. Sur des parties de frise bien
conservées, on voit des combats de guerriers et d'amazones d'ime époque antérieure
à celle du Parthénon. Les fûts des colonnes, les architraves, les chapiteaux, offrent
<les détails curieux; il n'est pas deux de ces colonnes qui soient semblables; les
bases, les chapiteaux, ont des ornements différents. Ces ruines sont importantes.
On conçoit facilement combien il est utile d'étudier l'hisloire de l'architecture
ionique en lonie.
Le temple est renfermé dans une immense enceinte dont la destination n'est
pas facile à deviner, et qui est contiguë à une enceinte moins considérable. Dans
celle-ci, on voit des espèces de voûtes et d'arcades fort singulières. Si l'on sort de
la grande enceinte, on trouve la place et la forme du théâtre, qui s'appuyait au
mont Thorax, comme celui d'Éphèse au mont Préon, le stade touchant au théâtre,
et une foule de tombeaux ; un monument isolé s'élève dans la plaine, au milieu
des marais; un autre monument est construit avec d'énormes pierres sur trois
rangs.
Tout cet ensemble de débris, dans une parfaite solitude, est d'un très-grand
aspect. Il est malheureux que l'humidité répande une teinte grise sur le marbre
des monuments. Dans ces plaines fertiles et inondées, on regrette l'aridité salutaire
de l'Attique. qui laisse au marbre sa blancheur, ou lui donne cette belle teinte
dorée qu'on admire au Parthénon. Du reste, on retrouve ici la merveilleuse lu-
mière de l'Attique, cette transparence incroyable de l'air, ces reflets violets et roses
qui, au coucher du soleil, embellissent les sommets de l'Hymette et du Penthélique.
Les ruines et la nature rappellent également que l'Ionie est sœur d'Athènes. Mais,
dans l'art, Athènes a fait le pas décisif par lequel on arrive du très-beau au parfait.
DAIIS L'ASIE MINEURE. 15
Athènes esl le génie ionien perfectionné, comme Sparte fut l'exagération du génie
dorien.
Nous allâmes coucher dans un village grec, où nous fftmes mieux logés que nous
ne l'avions été jusqu'alors. Cette fois, nous avions un café à notre disposition.
Notre chambre à coucher était l'espèce d'estrade qu'on trouve dans tous les cafés
de l'Orient, et sur laquelle on s'assied ou on s'accroupit pour fumer la pipe ou le
narguilé. Nous étions là comme les acteurs sont placés vis-à-vis du parterre, et le
parterre ne nous manquait point. Une partie de la population regardait avec beau-
coup de curiosité les Francs ôter leurs bottes ou se laver les mains. Cette population
était grecque, c'est-à-dire chrétienne; mais, parmi ceux qui la composaient, bien
peu connaissaient un autre idiome que le turc. Il en est souvent ainsi dans le pays
que nous avons parcouru, et, quand ces Grecs d'Asie veulent parler leur langue, ils
prononcent des mots barbares. Ce qu'on pourrait appeler le dialecte ionien moderne
n'a rien, je vous jure, de la suavité du langage d'Hérodote.
Pour aller à Sardes, il fallait passer de nouveau par Éphèse; mais nous n'eûmes
point sujet de nous en repentir. Le chemin, qui nous avait plu par un temps assez
triste, parcouru de nouveau par un temps admirable, nous enchanta, surtout vers
la fin ; nous descendions à pied une portion escarpée de la route, rendue plus diffi-
cile encore au pas des chevaux par un reste de pavé en très-mauvais état; nous
rencontrâmes le lit d'un torrent avec lequel la route se confondait. Rien de plus
frais, de plus délicieux que cette route perdue dans un ruisseau sous d'impénétrables
ombrages; un peu plus loin, dans un endroit où elle côtoyait le courant d'eau, qui
serpentait ici à une certaine profondeur*", nous aperçûmes tout à coup dans les airs,
jeté d'une montagne à l'autre, se détachant sur la verdure et se dessinant sur le
ciel, un aqueduc romain à deux étages ressemblant en petit au pont du Gard, et
aussi gracieux que celui-ci est sublime. .Au-dessus des premières arcades est une
inscription assez longue, en partie grecque et en partie latine, par laquelle on
apprend que Caïus Sextilius, fils de Publius, de la gens Ouotoneia (pour Votinia),
a élevé à ses frais ce monument, et l'a dédié à la Diane d'Éphèse et à l'empereur
Tibère (1).
Mon compagnon de voyage parvint à la lire avec assez de peine en grimpant
sur les pentes de la montagne et même dans les arbres. Ainsi perché, il me dictait
l'inscription, puis il descendit pour ])rendre un croquis de ce charmant point de
vue. Pendant ce temps, assis sur une pierre, je ne me lassais pas de contempler le
paysage. Quand on a un peu voyagé, on ne s'émeut pas pour le premier site venu,
on devient difficile en fait de pittoresque. Mais ici tout était ravissant. La vue était
admirablement composée. Par-dessous l'arche du milieu, on apercevait la montagne
d'Éphèse dans une teinte violette, et au-dessus des deux murs verdoyants qui s'éle-
vaient à notre gauche et à notre droite, l'azur velouté d'un vrai ciel d'Ionie;une
lumière dorée se glissait obliquement à travers les branches des platanes, des
myrtes, des lauriers, des caroubiers, et venait éclairer les cintres supérieurs de l'a-
queduc dont le pied plongeait dans l'ombre. Tout était assorti dans une délectable
harmonie. De pareils spectacles sont les meilleurs commentaires de la poésie an-
tique. L'impression que je recevais dans cette gorge perdue entre Éphèse et Ma-
gnésie, c'était l'impression que procurent, quand on a su les goûter, les chefs-
d'œuvre de cette poésie dont on ne peut avoir un sentiment complet que sous le
(l) M. Ph. Lebasa publié cette inscription.
1 î UNE COURSE
ciel qui l'a inspirée : celte poésie paraît alors la patrie naturelle de l'iniaginalion,
qui n'en veut plus sortir et devient presque insensible à tout autre genre de beauté.
Ainsi, après avoir goûté le lotos, « on ne pouvait plus sortir du pays qui produisait
ce fruit doux comme du miel, mais on voulait s'en nourrir éternellemenl, oublieux
ilu retour. »
T(i)v o'ôdTii ).'jJTOÎo vàyot [j.s.li-fjoia. xapnov,
Oùx et' kna.yjs.llct.1 Tri/tv riGcAsv, o'ùSs. veéudxt.
'Aii' «ÙtO'J ^OÙIq-JTO //.et' dvOpX'jl i.UZOIfV.-/Ol'Sl
AwTov ipeuTO/M-jot //.£ve'//.sv, vocroy n Ic/JiijOc.t.
Pardon pour ce grec, mais depuis trois mois je vis avec Homère et avec les autres
divins poètes qui ont écrit dans
Ce langage aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soil né sur les lèvres humaines,
et je les retrouve partout, dans la nature qu'ils ont peinte, dans les monuments
qu'une inspiration parente de la leur a enfantés, enlin dans mille détails de mœurs
et de costumes qui se sont conservés jusqu'à nous. Je parlerai, j'es[ière, plus au
long quelque jour de ces rapports que j'étudie constamment sur place. Pour au-
jourd'hui, je me borne à une profession de ma foi ardente au beau, tel que les Grecs
l'ont compris et rendu. J'en ai flni avec le moyen âge, j'en suis, à la renaissance;
et qui pourrait contempler la beauté parfaite sans l'adorer? Ne pensez-vous pas
comme moi, mon ami? Vous, critique si délicatement inspiré, vous qui pénétrez
d'un jet si rapide et si lumineux toutes les conceptions de l'esprit, tous les arcanes
de la sensibilité, tous les détours de l'imagination et du cœur, je vous ai vu vous
éprendre toujours plus de la beauté grecque, remonter à Homère, de Ronsard et
d'André Chénier, qui après tout étaient de la famille. Continuez, mon aimable ami.
Cette antiquité, que souvent des interprétations si fausses ont si lourdement Ira^
vestie, livrera à vos mains ingénieuses et légères ses richesses les plus cachées, ses
perles les plus exquises. L'antiquité peut se rajeunir, rapprochée de ce qui a été
conçu hors d'elle, mais dans un esprit semblable au sien. Vous. l'avez bien montré
naguère en retrouvant si finement dans Electre la sœur aînée de Colomba.
J'étais, je crois, en extase devant le pont romain sur la route de Magnésie à
Éphèse, quand l'enthousiasme du vrai classique m'a emporté; je reviens à ce beau
lieu. Avant de le quitter, je vous décrirais bien le lit du torrent dans lequel je des-
cendis h travers des touffes de myrtes et des lauriers de trente pieds, pour m'y as-
seoir sous des voûtes de platanes ; mais j'aime mieux vous rappeler ce que ce ravin
merveilleux me remit en mémoire, la ravissante peinture de l'Eurotas dans l'Iti-
néraire. Citer Chateaubriand, c'est presque citer Homèi'e, c'est citer du moins celui
des poètes modernes qui a le plus hérité de cet art de caractériser les scènes de la
nature par un trait simple, juste et grand.
Tandis que nous étions plongés dans ces délicieuses contemplations, il paraît
que nous faisions preuve d'un grand courage, certes bien sans nous en douter.
Quand nous arrivâmes à Éphèse, vers le commencement de la nuit. Marchand, à
(jui nous avions l'ait prendre les devants avec Ahmel et les chevaux, dans la double
intention de trouver le pilaw prêt et de jouir de la solitude, Marchand nous avait
vus en frémissant rester, malgré ses remontrances, dans un endroit qui était,
DANS L'ASIE MIISEUIIE. 16
connue tant d'autres, le plus dangereux. 11 en avait donné avis au poste voisin
pour qu'il i'ftt prêt à nous secourir, et selon lui, le poste avait été frappé de surprise
par la bizarrerie de ces Francs qui s'arrêtaient ainsi sur la route, et pénétré d'ad-
miration pour leur courage. Nous ne méritions certainement guère d'inspirer ce
dernier sentiment, car nous n'avions vu passer personne, et nous n'avions pas songé
un instant aux voleurs.
Ici se présentait la grande dilllcullé du voyage; gagner Sardes directement et
sans retourner à Éphèse, en coupant le Tmolus, que nous n'avions pas le temps de
tourner comme font ordinairement les voyageurs. Cette dillicullé s'était aplanie
pendant notre séjour à Ëphèse. Marchand, toujours Adèle à sou système de pru-
dence, avait pour principe de n'apprendre à personne où nous allions, et nous
recommandait d'en faire autant. Il était tout fier d'avoir imaginé de répondre
aux questions qu'on lui adressait sur le but de notre voyage, que nous allions voir
notre ami le pacha d'Aïdin. et il ajoutait gravement : Il ne faut jamais dire la vé-
rité. Il parait cependant qu'il avait renoncé à celle méthode, qui nous eût difti-
cilement procuré les renseignements dont nous avions besoin; car lui et Ahniet
étaient parvenus à savoir qu'il fallait, pour aller à Sart (Sardes), passer par Tireh,
Baïndir. Berghir, et s'étaient fait indiquer le chemin de la première de ces trois
villes.
Ainsi renseignés, nous nous acheminâmes vers Tireh, en remontant le lit du
Caïster. Nous commençâmes par nous égarer, un Turcoman nous remit dans notre
route. Cet homme, qui vivait sous une méchante tente de toile, avait l'air le plus
simple, le plus noble, je dirais presque le plus distingué. Du reste, la dignité natu-
relle des manières est l'apanage des Orientaux ; dans les villes turques, on n'entend
point ces cris, ces jurements, ces chants bruyants qu'on entend dans les nôtres.
On ne voit jamais de dispute. Le portefaix a dans l'intonation de la voix, dans le
geste, une singulière douceur et un grand calme. Aussi les fortunes rapides qu'a-
mène le despotisme ne produisent-elles point ces contrastes choquants entre les
manières et la situation qui frappent chez nos parvenus. En Turquie, un homme
est batelier; un jour le sullau rentend chanter, trouve sa voix agréable, et le fait
ministre de la marine. Le ministre n'aura rien à changer aux manières du batelier.
Nous avions dans Ahuiet, notre postillon, une preuve frappante de ce (jue j'a-
vance. Ahmet était un garçon très-ignorant, ne connaissant que ses chevaux. En
Europe, il eût été un grossier manant. Eh bien ! Ahmet avait tout naturellement
l'aplomb sans rudesse, l'air posé et insouciant d'un jeune homme de bonne maison
de Paris. Jamais sa voix ne s'élevait d'un quart de ton au-dessus du diapason or-
dinaire; jamais il ne montrait ni humeur ni turbulence. Un jour, son cheval s'abat
sous lui; Ahuiet ne s'emporte point, il se dégage doucement, relève sa monture,
lui lance de vigoureux coups de corde, sans sortir de son calme, et se contente de
lui adresser du bout des lèvres et en grasseyant l'injure grecque qui a passé dans
la langue turque : Keralu!
Après avoir vigoureusement trotté pendant six heures , nous nous arrêtâmes
auprès d'une source pour boire une tasse de café et fumer un narguilé. En remon-
tant à cheval, je découvris tout à coup les minarets d'une ville. C'était Tireh. La
Fontaine, après avoir lu Baruch, disait à tout le monde : « Avez-vous lu Baruch? »
El moi, je suis tenté de dire à tous ceux qui sont venus dans cette partie de l'O-
rient : Avez-vous vu Tireh! Peu de personnes ont eu cet avantage, parce que Tireh
est en dehors de la route qu'on suit ordinairement. Mais, dans les voyages comme
16 13NE COURSE
dans les arts, il y a presque toujours profit h s'écarter du chemin battu. Pour avoir
opiniâtrement persisté à nous rendre en droite ligne d'Éphèse à Sardes, nous avons
eu le spectacle d'une ville purement turque, spectacle que ni Smyrne, ni surtout
Constanlinople, ne nous ont donné. De plus, cette ville est dans une situation ad-
mirable; bâtie en amphithéâtre sur la pente d'une montagne, comme le lurent
dans leur temps Éphèse et Magnésie, ayant à ses pieds une plaine parfaitement cul-
tivée, et en face la magnifique chaîne du Tmolus, derrière lequel se trouvent Sardes
et la Lydie; le Tmolus, rempart de la Lydie, comme dit Eschyle avec une justesse
qui ne nous semblait que trop grande, car cette chaîne, si majestueuse à contem-
pler, nous semblait un véritable mur, et nous nous demandions avec un peu d'in-
quiétude par où il serait possible de la franchir.
Tireh compte environ trente mille habitants; les deux tiers d'entre eux sont
Turcs, le reste est composé d'Arméniens, de Juifs, et surtout de Grecs. La ville et
les environs ont un air d'aisance et de prospérité qui nous surprit. Si toutes les
provinces de l'empire turc étaient dans un état aussi florissant, ses ressources se-
raient plus considérables, et l'avenir de ses finances moins menaçant; mais, d'après
tout ce qu'on nous a dit et ce que nous avons pu voir depuis, il est clair que notre
bonne étoile nous a conduits dans une des parties les plus riches comme les plus
belles de l'Asie Mineure. Une des principales sources de l'opulence de Tireh est le
commerce des raisins, dont elle exporte chaque année pour plusieurs millions. Ce
sont les vignobles du Tmolus dont parle Ovide : Vincta Timoli.
Aux abords de Tireh, une véritable route remplaça les sentiers tortueux que
nous avions suivis depuis Éphèse. Des champs cultivés, des vergers, des maisons
de campagne, annonçaient une ville de quelque importance. Nous atteignîmes les
premières maisons de Tireh à une heure extrêmement favorable. Le soleil, près
de se coucher derrière nous, frappait de la plus vive lumière un ensemble radieux
de minarets blanchissants parmi les cyprès, de maisons diversement colorées,
semées au milieu de beaux jardins sur le flanc verdoyant de la montagne et dans
la fertile plaine qui se déroule au pied. Toutes les figures étaient fortement carac-
térisées, tous les costumes étaient pittoresques, et resplendissaient dans une atmo-
sphère lumineuse. Le chef de la police, homme à mauvaise figure, qui i)0rtait
presque seul l'ignoble fez au lieu du majestueux turban, nous indiqua un khan,
espèce d'auberge, placé dans une situation ravissante, tout neuf et très-propre, et
dans lequel nous trouvâmes des divans et des tapis. Toutes les chambres don-
naient sur une grande galerie ouverte, semblable à ce que les Italiens nomment
une loge. Nous n'avions pas les arabesques de Raphaël, mais l'horizon qui s'offrait
à nous ne le cède pas à celui que l'on contemple des Loges du Vatican. A peine
installés, nous courûmes bien vile pour profiler des dernières clartés du jour, et
copier une inscription que nous avions aperçue sur un tombeau romain converti
en fontaine. Il va sans dire que notre opération archéologique .s'exécuta au milieu
d'un public nombreux et attentif; les figures brunes et noires s'avançaient, se
penchaient autour de nous avec étonnement et curiosité. En général, nul autre
sentiment ne se mêlait à ceux-là ; une vieille femme seule nous prouva que la
haine et la crainte des Francs, tous sorciers, n'étaient pas encore une tradition
entièrement perdue. Nous la vîmes s'avancer avec quelque précaution, s'armer
d'une pierre, non pour la lancer contre nous, mais à tout hasard, comme instru-
ment de défense, ainsi que nous faisions nous-mêmes quand nous avions à passer
devant les chiens très-inhospitaliers de l'Orienl. La bonne femme, ainsi armée et
DANS i/aSIE MIISELTIE. 17
pourvue, s'avança vers lo {ïronito (jui nous entourait, vint y saisir un garçon d'en-
vii-on sei/o ans, et l'eninieua jusqu'à sa maison, qui était près de là, lui parlant
d'un air fort irrité et accompagnant même ses remontrances maternelles de quel-
ques tapes bien appliquées. Le jeune homme, un peu esprit fort, riait en cédant et
se retournait vers les bêtes curieuses; mais la mère n'entendait pas raillerie. Il me
semblait voir une nourrice entraîner et battre un enfant qui se serait trop appro-
ché d'un animal dangereux, et se serait trop oublié à le regarder.
Nous nous hâtâmes d'aller, dans les rues les plus animées, jouir du moment
où l'on rompt le jeûne rigoureux du Ramazan. A ce moment qu'annonce un coup
de canon, les cafés se remplissent de iidèles musulmans qui ont ainsi pendant un
mois le plaisir de se décarèmer tous les jours. Nous primes gravement notre place
au niilieu d'une foule bariolée et calme qui savourait la douceur du café et de la
fumée du tabac d'Orient; nous figurâmes longtemps dans un groupe de Turcs
accroupis sur la même natte, et faisant, comme l'a poétiquement dit M. de
Lamartine,
Murmurer Tcau tiédie au fond du narguilé.
La nuit était délicieuse, une nuit d'Ionie; tous les minarets élevaient dans l'om-
bre leur illumination aérienne et achevaient de donner à ce qui nous entourait le
charme fantastique d'un chapitre des Mille et une Nuits.
Le lendemain, couchés sur les divans placés devant les fenêtres, nous consa-
crâmes la matinée à faire notre kief. Vous ne savez peut-être pas, mon ami, ce que
c'est que le kief : ce mot est intraduisible dans les langues de l'Europe. Le far
niente des Italiens n'en est que l'ombre; il ne suffit pas de ne point agir, ii faut
être pénétré délicieusement du sentiment de son inaction : c'est quelque chose
d'élyséen comme la sérénité des âmes bienheureuses; c'est le bonheur de se sentir
ne rien faire, je dirai presque de se sentir ne pas être.
Après quelques heures consacrées à cette importante occupation, nous allâmes
parcourir le bazar. Nous y rencontrâmes un marchand grec qui nous offrit de nous
conduire chez lui pour nous montrer des antiquités. Ces antiquités étaient deux
énormes étriers dorés et décorés d'une aigle impériale, et quelques médailles sans
valeur. Ce qui était plus intéressant pour nous que les étriers et les médailles,
c'était de nous trouver dans l'intérieur de ce Grec, Sa belle jeune femme restaii
debout, suivant l'usage d'Orient, tandis que nous étions assis à côté de lui sur le
divan. Elle nous apporta le café, les confitures, pendant qu'un vigoureux petit
garçon de quatre ans, dont la volonté semblait très-décidée, s'obstinait, malgré les
remontrances paternelles, à soulever et à porter les énormes étriers, qui vingt fois
furent sur le point de lui écraser ou de lui couper les pieds. Voyant le soleil baisser
à l'horizon, nous nous bâtâmes de gagner les hauteurs qui dominent la ville, pour
jouir d'un beau coucher de soleil de plus. Ces hauteurs verdoyantes me rappelaient
celles de Capo di Monte, au-dessus de Naples. Nous n'y arrivâmes pas sans nous
être perdus dans les rues escarpées et tortueuses qui y conduisent, et sans être
entrés deux ou trois fois, par mégarde, dans des maisons turques dont les femmes
poussaient des cris aigus et nous adressaient par la fenêtre, d'un ton fort animé,
des reproches probablement très-vifs, et que nos intentions étaient loin de
mériter.
Enfin nous échappâmes à ce labyrinthe, et la ville nous apparut dans une teinte
18 UNE COURSE
rose, tandis que le piton du Tniolus s'enveloppait de brumes sombres et enflam-
mées. Pendant que Mérimée prenait un croquis de ce panorama sublime, un officier
turc qui passait s'arrêta, et m'adressa quelques paroles dans lesquelles je ne pus
distinguer que le mot capitaine, à cause de mon ruban rouge, et Moscov. Probable-
ment il nous prenait pour des ingénieurs russes occupés à lever le plan du pays. La
Russie est une préoccupation et une inquiétude perpétuelle pour tous les Turcs
doués de quelque prévoyance.
Après avoir vu le matin l'intérieur d'un simple raya, nous devions, dans la soirée,
voir l'intérieur de la première maison turque du pays. Un des chevaux que nous
avions loués à Smyrne,et qui au moment du départ était évidemmenthors d'état de
faire le voyage, se trouvait maintenant tout à fait incapable de marcher. Nous voulions
obtenir du gouverneur une attestation qui témoignât de celte incapacité, pour
nous en servir, à notre retour, contre le loueur de chevaux qui nous avait trompés.
Dans ce but, nous demandâmes une audience, qui nous fut accordée pour le soir :
elle nous donna l'occasion de voir ce qu'on pourrait appeler une préfecture turque.
La cour était illuminée par un morceau de bois de sapin qui brûlait au milieu. Une
foule d'hommes attachés au service public remplissaient une galerie extérieure.
Nous traversâmes cette multitude et nous arrivâmes dans le salon de réception du
gouverneur. Il étaitassis, non pas sur un divan, mais plus bas, sur des coussins, dans
le costume turc. Nous étions sur des chaises à l'européenne; de grands flambeaux
posés à terre et portant des chandelles nous éclairaient; le mouselim nous donna
l'attestation que nous demandions, et fut fort gracieux; seulement la pensée de la
Russie l'obsédait. Il nous demanda si nous ne passerions pas par Saint-Pétersbourg.
Du reste, je ne pourrais vous donner une idée fort nette de notre conversation,
qui se faisait par l'intermédiaire de Marchand. Je soupçonne celui-ci d'avoir mis
du .sien dans les discours du gouverneur; quant à nous, évidemment il nous faisait
parler, car, quand nous le chargions de transmettre quelques phrases, il discourait
on notre nom pendant un quart d'heure.
Le lendemain, pourvus d'un nouveau cheval, nous nous mîmes en route pour
Berghir, village situé au pied du Tmolus. Cette journée, pendant laquelle nous voya-
geâmes constamment en plaine, n'oifrit rien de remarquable qu'un horizon toujours
à souhait pour le plaisir des yeux, comme disait Fénélon. Après avoir passé par
un village où nous vîmes un platane qui avait environ quarante pieds de tour, nous
traversâmes la petite ville de Baïndir, qui nous parut animée par un commerce
assez actif et surtout remplie de teinturiers. Nous arrivâmes vers quatre heures à
Berghir. Ici le pays changeait complètement d'aspect aux approches de la mon-
tagne, et prenait quelque chose de la Suisse; mais jamais torrent de la Suisse n'a
reçu une étincelle de cette fournaise, qui réfléchissait ses flammes pourprées dans
le ruisseau de Berghir. Nous eûmes dans ce village toute la maison d'un Grec à
notre disposition. Les femmes n'étaient pas voilées, mais se tenaient à l'écart
et évitaient de montrer leur visage. Deux choses me frappèrent dans cette
maison. J'y trouvai un livre imprimé en caractères grecs. Je l'ouvris, et ne
pus en comprendre une parole. Je m'aperçus bientôt que ce grec était du
turc. C'était une traduction turque des psaumes imprimée en lettres grecques.
a-t-il donc des Grecs qui parlent le turc et ne le lisent pas? ou bien plutôt n'est-ce
pas une pieuse ruse des missionnaires pour répandre dans le pays soumis aux Os-
manlis une version turque des livres saints, sans attirer l'attention, et sans causer
aux croyants de déplaisir de voir la langue de Mahomet employée à traduire la
DANS L'ASIE MINEURE. 10
Hible ? L'autre curiosité ôtail un dessin grossièrement charbonné sur le mur et re-
|)réseiit:uit diMix vaisseaux. A la proue do l'un d'eux, un homme armé d'un grand
sabre faisait fou sur un tout petit navire. Celui-ci était monté par des Turcs. Au-
dessus de l'autre était écrit Maijna, le Magne. Dans cette^ reproduction grossière du
triomphe d'un corsaire maïnote écrasant ainsi de sa supériorité un bâtiment turc,
il y avait un sentiment de sympathie évident pour les vieilles luttes du Magne contre
la Porte. J'éprouvai une certaine émotion à trouver cette sympathie ainsi exprimée
au cœur de la Turquie. Il me semblait y lire une protestation et une menace des
rayas d'Asie contre le joug de leur maître.
Restait à franchir le Tmolus et à chercher de l'autre côté Sardes, dont le nom
subsiste à peine altéré dans Sart, mais sur la position de laquelle les rapports
variaient, parce qu'il ne reste ni ville ni village dans remplacement où fut la ca-
pitale de Crésus. Après avoir monté pendant trois heures par des sentiers très-
escarpés, nous atteignîmes un plateau où est un petit village qui porte le nom de
la montagne elle-même, Bost-Dag. Il était entièrement désert. Les habitants n'y
demeurent que durant l'été. L'hiver, ils descendent à Berghir, et on appelle hiver
l'admirable saison dont nous jouissions pendant notre voyage. Je me croyais sur
une alpe de la Suisse parmi des chalets. Je me prenais aussi à me croire en France,
au milieu de ces prés entourés de petits murs en pierres sèches, et plantés de
noyers, de peupliers et de saules. L'image de cette patrie qu'on fuit quand on
voyage est douce à retrouver.
Nous étions partis tard de Bost-Dag, par suite d'un complot d'Ahmet et de Mar-
chand, qui voulaient nous forcer à nous arrêter en route, et le soleil baissait quand
nous commençâmes à descendre le revers du Tmolus. Nous ne tardâmes pas à
mettre pied à terre, et nous eûmes bientôt laissé derrière nous chevaux et bagages,
nous avançant vers la plaine de Sardes, à travers les innombrables sinuosités d'un
sentier suspendu constamment au-dessus des plus magnifiques gorges de montagnes
qu'on puisse voir. La nuit nous surprit dans un bois de mélèzes qui ressemblait à
un beau jardin anglais. Nous continuâmes notre route au clair de lune. Enfin nous
fûmes rejoints par les chevaux, et nous ne tardâmes pas à trouver un poste de
soldats où Marchand avait l'intention de nous faire passer la nuit; mais nous avions
résolu d'arriver à Sardes, ou du moins le plus près possible de Sard^îs, et, sans
vouloir rien écouter, nous nous mîmes de nouveau à marcher en avant, ayant pour
nous montrer la route un soldat qui conduisait son cheval par la bride, et m'adres-
sait constamment la parole en turc sans pouvoir se persuader que je n'entendais
pas un mot de tout ce qu'il me disait.
Notre situation était vraiment singulière. Marchant, à neuf heures du soir, dans
un chemin qui par moments se confondait avec le lit desséché d'un torrent, à tra-
vers cailloux et rochers, avec un guide que nous ne pouvions comprendre, et allant
ainsi à la découverte d'un lieu inhabité où nous devions passer la nuit, notre meil-
leure chance était l'hospitalité incertaine des Turcomans, dont nous vîmes les feux
briller çà et là dans la plaine, quand nous atteignîmes enfin notre but après une
marche rapide et fatigante d'environ cinq heures. Là, nous nous arrèlàmes pour
attendre chevaux, postillon et droguian. nos lits portatifs et les provisions pour le
souper. Soliman, c'était le nom du soldat turc qui nous accompagnait, — très-beau
et très-bon garçon, aussi exact à ses dévotions qu'Ahmet était philosophe; Soliman,
voyant que nous mettions pied à terre, en fit autant, nous adressa, suivant sa cou-
tume, un discours en turc; puis, ce qui valait beaucoup mieux, nous indiqua par
20 UNE COURSE
signe, en montrant ses jambes nues, que les chiens des ïurcomans, qui aboyaient à
l'entour, pourraient bien manger les nôtres. Cet avis ayant été compris, il s'assit sur
ses talons et se mit à fumer.
Notre petite troupe nous rejoignit enfin, et nous eûmes bientôt rencontré un
autre poste militaire ; mais, là même, nous n'étions pas encore très-bien édifiés sur
la situation de Sardes : les uns disaient que Sart était à une portée de pistolet, les
autres à deux heures de chemin. On Unit par parler d'un moulin où nous pourrions
passer la nuit. Sur cette indication, nous remontâmes à cheval, et, après avoir
franchi plusieurs gués et nous être fait refuser un gîte par les Turcomans comme
par les Tartares, nous arrivâmes au moulin. Le hasard et notre persévérance nous
avaient bien servis : nous étions au-dessous de l'acropole de l'ancienne capitale de
la Lydie.
Ce moulin appartenait à deux Grecs; l'un d'eux, qui dormait en plein air sur une
natte, comme n'avait peut-être jamais dormi son prédécesseur Crésus, trouvait
assez désagréable d'être réveillé dans son premier somme par des passants qui ve-
naient, à dix heures du soir, frapper à la porte de son moulin, peu exposé, par sa
situation, à de pareilles visites. Il n'était point en humeur de nous loger, mais Mar
chand se fâcha, et lui dit avec une gravité et une conviction vraiment comiques :
Comment oses-tu faire difficulté de loger pour leur argent ces illustres étrangers?
Encore si tu étais un Turc, je comprendrais tes refus; mais un Grec! un raya! un
Grec! répétait-il avec indignation. Notre hôte sentit, à ce qu'il paraît, la justesse
de l'argument, car il finit par nous autoriser à prendre possession d'une chambre
où son frère, plus humain que lui, ou peut-être plus pénétré des devoirs des rayas
envers les illustres étrangers porteurs d'un bouiourdi, nous avait déjà introduits.
Bientôt fut allumé un feu dont nous avions tous grand besoin, car nous étions au
milieu des marais, et je n'ai jamais entendu croasser tant de grenouilles à la fois.
Une distribution générale de cigares, objet inconnu dans ces contrées barbares,
acheva de mettre tout le monde en bonne humeur. Pour nous, nous étions enchantés
d'avoir ainsi mené à fin notre expédition, et de toucher au but que nous avions
presque désespéré d'atteindre.
Le lendemain matin, en nous levant, nous vîmes avec une grande joie que notre
moulin était lout juste au pied de la montagne à pic sur laquelle s'élèvent les murs
de l'acropole de Sardes. Nous commençâmes par chercher un chemin pour y ar-
river. La chose semblait impossible. Jamais citadelle ne fut mieux défendue par la
nature que celle de Crésus ; le terrain qui le porte est un poudingue sablonneux
qui présente des parois parfaitement verticales d'une immense hau(eur. Peut-être
l'art avait-il rendu encore plus abruptes les abords de l'acropole du côté de la
plaine arro.sée par l'Hermus. Quoi qu'il en soit, nous nous trouvions fort embar-
rassés devant ce mur à pic de plusieurs centaines de pieds. Après diverses tentatives
infructueuses, nous découvrîmes un sentier étroit qui semblait joindre ensemble
plusieurs pyramides à pans escarpés et souvent verticaux comme ceux de la mon-
tagne. Nous suivîmes celte espèce de pont sans garde-fous, et nous finîmes par ar-
river à l'acropole.
C'était un magnifique spectacle et supérieur peut-être à tout ce que nous avions
vu jusque-là, certainement plus extraordinaire. De toutes parts, sous nos pieds, des
pyramides rougeâtres s'élevaient en désordre les unes au-dessus des autres, à peu
près comme les aiguilles des glaciers. D'un côté, les étages verdoyants du Tmolus
s'abaissaient peu à peu vers la plaine ; de l'autre, on découvrait la plaine couronnée
«ANS L'ASIE MIÎSEURE. 21
de montagnes, le lac de Gygès, les tertres tiinuilaires des anciens rois de Lydie.
Celte plaine, ce lac, cet horizon, ce cliaos de; sommets qui semblaient de grandes
vagnes de sable rouge soulevées et enchaînées par un prodige, à leur pied le Pac-
tole, et sur ses bords les belles ruines, blanches cette fois, du temple de Cybèle,
nous-mêmes enfin isolés et suspendus au-dessus de cette scène merveilleuse, tout
concourait à augmenter l'impression qu'elle avait d'abord produite sur nous. Nous
restâmes quelque temps immobiles à cette vue avant de nous livrer à l'examen des
ruines qui nous entouraient.
Les murs actuels de l'acropole s'élèvent certainement sur la place où était l'an-
cienne, car cette place ne peut avoir varié ; mais ces murs, ici comme à lîphèse, ont
été construits dans les bas temps avec des fragments en partie antiques. Partout
des tronçons de colonnes, de chapiteaux, sont engagés dans la muraille. Plusieurs
des débris qui la composent portent des inscriptions. Une d'elles était chrétienne;
une autre, qui nous parut curieuse, parlait de cinq amours consacrés à la douce
patrie. Mérimée en prit copie, et il fit bien, car il faut des jambes, que n'ont pas
tous les collecteurs d'inscriptions, pour atteindre à celle-ci (1).
Après avoir curieusement visité les murs de l'acropole, nous descendîmes dans la
plaine, et nous nous acheminâmes de ravin en ravin vers les ruines du temple de
Cybèle. Nous n'y arrivâmes point sans avoir h soutenir un assaut vigoureux delà
part de cinq ou six chiens lurcomans qui paraissaient les garder. Ces grands chiens
blancs, à demi sauvages comme les nomades leurs maîtres, s'élancèrent tout à coup
.sur nous de différents côtés. La vue d'un pistolet dirigé sur eux ne les arrêta point,
mais fit accourir les femmes des Turcomans, qui nous en délivrèrent. Le chien du
moulin où nous avions passé la nuit, avec un sentiment remarquable des devoirs
de l'hospitalité et un courage héroïque, n'avait pas hésité à se précipiter vaillam-
ment dans la mêlée pour nous défendre. Mais que pouvait-il contre six? Nous en-
tendîmes ses cris, et ne le vîmes plus reparaître.
Enfin nous arrivâmes au temple. Les deux colonnes qui sont debout et les nom-
breux débris gisants à terre offrent un type achevé de l'ordre ionique ancien. Rien
n'est plus simple et plus beau que le contour des volutes, dont les gracieuses spi-
rales s'enroulent aux deux côtés d'un chapiteau ionique. On dirait un vers d'Homère.
Mérimée, tout en les dessinant, me faisait remarquer les plus fines beautés de l'ar-
chitecture grecque,dont il a un sentiment exquis. Et moi, toujours occupé à cher-
cher dans l'art antique une traduction de la merveilleuse poésie des Grecs, j'aimais
à retrouver les procédés de l'un dans les secrets de l'autre; si mon ami m'indiquait
comme un signe de la perfection des ornements l'alternance de surfaces planes con-
sidérables et de saillies très-vives et très-minces, ou de saillies développées et de
plans peu étendus, je me disais : c'est ainsi que, par des contrastes habilement mé-
nagés, les anciens savaient produire dans le style le relief et la saillie. Dans les lit-
tératures dégénérées comme dans l'architeclure de la décadence, ces proportions
(1) Voici le texte de celle inscription :
ArA0H TÏXH
AVP. XPTSEPûS BArOPA
NOMOS: T0Ï2 HENTE
EPQTAS THI rAÏKÏTA
TH nATPIAI.
TOME I. 2
22 UNE COURSE DANS L'ASIE MINEURE.
délicates n'oxislent plus ; tout est à peu près également plane, et de là naît la pla-
titude, ou bien l'on veut tout mettre en saillie, et on manque l'effet pour l'avoir
trop cherché. S'il attirait mon attention sur la diversité d'ornementation de chaque
chapiteau, dont pas un ne ressemblait complètement à l'autre, dans le temple de
Cybèle à Sardes, aussi bien que dans le temple de Diane à Magnésie, je retrouvais
là celte liberté du génie grec, qui ne détruisait point l'unité, mais produisait une
harmonie vivante au lieu d'une harmonie morte, et mettait la richesse où les imi-
tateurs ont mis la stérilité. Rien de plus différent, par exemple, de la symétrie mo-
notone à laquelle certains critiques, qui se croyaient disciples des Grecs, ont voulu
asservir la tragédie, que la diversité des produits de la Melponiène antique. Certes
ce n'est pas dans le même moule qu'ont été jetés Prométhée, les Perses, les Eiimé-
nides, OEdipe, Bledée, Alccste. Ces chefs-d'œuvre ont été construits d'après cer-
taines lois identiques, les lois immuables du beau et du goût; mais combien les
applications de ces lois sont variées ! Si toutes ces œuvres ont un air de famille, en
même temps chacune présente une physionomie bien distincte.
.... Faciès non omnibus una,
Nec diversa tanien.
Ainsi sont les colonnes des temples ioniens, et sur ce point délicat, comme sur
beaucoup d'autres, l'art des Grecs est un excellent commentaire de leur poésie.
Nous nous éloignâmes à regret de cette belle ruine, pour aller rafraîchir nos lèvres
dans l'eau du Pactole, qui coule au pied du temple. Le Pactole, que Sophocle
appelle grand, ce qui prouve qu'il n'était pas venu à Sardes, est un ruisseau. A-t-il
jamais roulé de l'or dans ses ondes? Le fait n'est point impossible; Strabon parle
d'anciennes mines d'or dans le Tmolus ; mais comme, d'après son témoignage, elles
n'existaient déjà plus de son temps, il est fort possible que le Pactole ait dû sa
renommée de fleuve aurifère au mica qu'il détache de la montagne et qui scintille
dans le sable de son lit; celui que nous observâmes était plutôt argenté que doré;
mais, dans la montagne, j'avais vu des paillettes qui imitaient assez bien les reflets
de l'or. Peut-être celte circonstance géologique a-t-elle fait illusion aux anciens, et
la réputation proverbiale du PacLole est-elle une réputation usurpée.
Après avoir vu Éphèse, Magnésie, franchi le Tmolus, gravi l'acropole de Sardes
et bu les eaux du Pactole, qui, je le crains bien, ne nous feront pas plus riches, il
ne nous restait plus qu'à regagner Smyrne, si nous voulions ne pas manquer le
bateau de Constantinople et retrouver nos compagnons de voyage, M. Lenormant
"dont nous avions regretté souvent le coup d'œil et le savoir, et son docte collabo-
rateur M. de Witle. C'est ce que nous fîmes en grande diligence. Nous revîmes ces
campagnes enchantées qu'arrose le Mélès, ces bois de grenadiers d'un aspect élyséen,
qui rappellent les bois d'orangers de Sorrente; nous saluâmes de nouveau l'admi-
rable rade de Smyrne, magnifique berceau d'Homère.
i.-l. Ampère.
HISTORIENS
MODERNES
DE LA FRANCE.
II.
M. niICHEI.ET.
Il y D des esprits qui ont le dangereux privilège de soulever les sentiments les
plus contradictoires, et qui justifient l'enthousiasme et le blâme par des qualités
sympathiques, comme par une exagération souvent choquante de ces mêmes qua-
lités. Si la critique doit éprouver de l'embarras et des scrupules, c'est surtout en
présence des écrivains de cette nuance. Comment concilier le devoir de la sincérité
avec la déférence due à ces hommes qui ont fait preuve de puissance en remuant
l'opinion? Le seul moyen peut-être, c'est de revenir sur toutes les traces qu'ils ont
laissées dans leur carrière, de signaler les influences subies et l'action exercée
par eux, de rappeler les efforts et les résultats, les applaudissements et les objec-
tions; c'est, en un mot, d'instruire fidèlement la cause, en laissant à chacun des
lecteurs la responsabilité de son propre jugement. Ainsi lâcherons -nous de faire
à l'égard de M. Michelet.
Un procédé qui donne autant de charme que de vérité aux portraits littéraires,
consiste à expliquer l'œuvre intellectuelle par la biographie, la vie idéale par les
44 HISTORIENS MODERNES
incidents de la vie pratique. Ce genre de commentaire n'est pas applicable à l'his-
torien que nous essayons de faire connaître : sa vie entière paraît avoir été vouée
aux silencieuses études. Par une exception dont il faut le féliciter, il ne s'est point
armé de son talent pour descendre dans l'arène politique. Ses tendances et ses
sympathies ne se sont formellement révélées qu'en 1850, par quelques phrases i^eten-
lissantes, en harmonie avec les sentiments qui triomphèrent à cette époque. Nous
nous représentons donc M. Michelet comme un écrivain vigilant et passionné,
infatigable à la recherche des idées et des faits, renouvelant chaque jour son
enthousiasme par l'excitation du travail, ne suspendant l'œuvre commencée que
pour écouter le bruit que fait dans le monde la dernière œuvre : noble et dévo-
rante existence, existence de poète, qui serait pour M. Michelet une suffisante
excuse, si par hasard il avait du poète les illusions et l'irritabilité proverbiale.
Quant h sa biographie positive, c'est la posséder complètement que de connaiire la
série de ses publications, la succession de ses services universitaires et des grades
scientifiques qui en ont été la juste récompense. M. Jules Michelet est né à Paris en
1 798, et y a fait ses études avec distinction. Il est probable qu'il ne quitta les bancs
que pour paraître dans la chaire, puisqu'il dix-neuf ans il remplissait les fonctions
de professeur, déjà préparé, nous dit-il lui-même, à enseigner successivement, et
souvent à la fois, la philosophie, l'histoire et les langues. En 1821, il entra dans
l'Université par la voie des concours, et, après quelques années d'exercice dans les
collèges royaux, il prit rang parmi cette élite de professeurs qui représente chez
nous le haut enseignement.
Le noviciat littéraire de M. Michelet fut sans doute grave et laborieux. La liste
de ses premiers essais, demeurés inédits, nous le montre inquiet de sa vocation,
flottant de la philosophie à l'histoire. A des traductions de Reid et de Dugald
Stewart succède une étude sur les langues, dont le jeune philologue prétend faire
sortir une histoire de la civilisation. En 1824, date que M. Michelet désigne comme
celle des travaux sérieux et suivis, il entreprend de « ramener à l'unité toutes les
sciences qui font l'objet de l'enseignement public, » et il se délasse de ses médita-
tions pédagogiques, en crayonnant, pour la Biographie universelle, quelques por-
traits dont le plus saillant est celui de Zénobie, la fameuse reine de Palmyre. Déjà,
à cette époque, le retentissement des leçons de M. Guizot, les belles compositions,
la vive polémique de M. Augustin Thierry, rendaient indispensable la refonte des
niaises compilations historiques qu'on mettait dans les mains des écoliers. Les
professeurs les plus distingués se partagèrent la tâche, avec l'assentiment du monde
universitaire. Une des sections de ce travail échut de droit à M. Michelet. « Pré-
senter à l'enfance une suite d'images, à l'homme mûr une chaîne d'idées, » tel
est le programme annoncé et accompli dans le Précis de l'Histoire moderne, qui
parut en 1827, et qui compte aujourd'hui six éditions. On remarqua dans cet
excellent résumé une judicieuse distribution des faits, un savoir assez exact, de la
pénétration, et dans certains tableaux une recherche de coloris en contraste avec la
pâleur ordinaire des livres scolastiques. Mais les applaudissements de la discrète
population des collèges sont peu de chose pour l'amour-propre. Qui sait, de nos
jours, se passer des acclamations de la foule et des fanfares de la publicité? Nous
allons donc voir M. Michelet, âgé d'un peu moins de trente ans, entrer fièrement
dans la carrière historique, en agitant sa bannière armoriée de symboles, et recon-
naissable à ses tranchantes couleurs.
Dans les arts, la véritable originalité est celle qui s'ignore elle-même. Quand,
DE LA FRANCE. 2')
poiir faire pieiivo do foicc cl d'indépendance, on cberche systéinaliqiienienl une
voie nouvelle, il est rare qu'on ne s'égare pas, et que des qualités poussées à
l'exagération ne deviennent pas des défauts. Nous aurions peine à croire que
M, Michelel, à ses débuts, n'eût pas é!é un peu trop préoccupé du désir de se faire
une place distincte parmi nos historiens M. de Sismondi avait pris à tâche l'exhu-
mation laborieuse et la distribution méthodique des faits. M. Giiizot avait ranimé la
lettre morte de nos anciennes lois, et retracé de main de maître le mouvement de
la civilisation moderne. L'ingénieuse restauration du passé, l'éclatante mise en
scène, avaient fait la gloire de M. Thierry, et les principales places étaient prises
dans l'école pittoresque. Quant aux travaux de pure érudition, il n'y a pas pour eux
de popularité chez nous. Habitué par ses études métaphysiques à la généralisation
des idées, M. Michelet se voua à l'histoire philosophique, non pas à la manière du
xvin"' siècle, qui cherchait avant tout des prétextes de déclamations morales, mais
avec la prétention, trop commune de nos jours, de donner raison de tous les actes
humains, d'exposer dogmatiquement le mystérieux enchaînement de causes et
d'eflets dont la trame compose l'existence des sociétés. En possession d'un genre
séduisant, mais d'autant plus dangereux qu'il semble autoriser l'intempérance de
l'imagination et le lyrisme du style, le jeune professeur se crut destiné sans doute
à planer sur le champ de l'histoire : ou a de ces extases à trente ans; mais ce
qu'on ne saurait avoir à cet âge, c'est la variété de connaissances, la fermeté de
jugement qui seraient nécessaires pour interpréter la loi providentielle de l'huma-
nité, en supposant qu'il fût permis à la faible humanité de découvrir celte loi. A
défaut d'une philosophie historique qui lui fût propre, M. Michelet en acquit une
d'emprunt ; il se passionna pour Vico, et s'appropria les théories du savant italien
en les vulgarisant parmi nous.
Les Principes de la Philosophie de l'histoire, traduction abrégée de la Scienza
nuova, parurent en 1827, et furent reproduits en 1855 avec d'autres opuscules
traduits on analysés, de manière à nous faire apprécier l'œuvre complète de l'ingé-
nieux Napolitain. Cette publication méritait le bienveillant accueil qu'elle a obtenu.
Quel que soit le jugement qu'on porte sur le système de Vico, on ne peut mécon-
naître en lui les nobles caractères du génie. Jusque dans ses moindres écrits, dans
sa correspondance, on sent l'homme parfaitement maître de la pensée qu'il veut
produire, indice infaillible de supériorité. Sa Biographie, écrite par lui-même avec
un charme de naïveté que l'habile traducteur a conservé, nous fait suivre avec u»
respectueux intérêt le développement d'une belle intelligence. Dans la Science nou-
velle, il y a un luxe de savoir, un rayonnement d'idées dont le premier effet est
une sorte d'éblouissement. Il faut surtout remercier Vico d'avoir un des premiers
signalé les applications possibles de la philologie à l'histoire, et d'avoir fait jaillir
un nouvel ordre de démonstrations de l'analyse des mots et de la comparaison des
idiomes. Mais, après avoir énuméré les titres incontestables de Vico, qu'il nous soit
permis d'énoncer un grief que nous avons conlre lui. Nous avons à lui reprocher
le tort qu'il a fait à M. Michelel.
La doctrine historique qui ressort de la Scienza mtova est généralement connue.
On sait que, pour Vico, les sociétés humaines obéissent dans leur développement à
une loi fatale et régulière, comme celle qui détermine chez l'homme pris isolément
les phases diverses de la vie. Dans cette hypothèse, chaque société porte en elle un
principe de vitalité qui lui est propre, de sorte qu'elle grandit par ses propres forces
et indépendamment des autres civilisations. L'instinct de la sociabilité fait sortir
26 HISTORIENS MODERNES
les hommes de la sauvagerie, et commence leur existence nationale. D'abord la
superstition les courbe sous le despotisme religieux ; c'est l'âge divin ou Ihéocra-
tique. Les guerriers rejettent le joug des prêtres, révolution qui coïncide avec l'âge
féodal. Le troupeau des clients et des esclaves croît en nombre à mesure que l'a-
ristocratie s'épuise; ils osent revendiquer des droits civils, et, à force d'empiéte-
ments, ils font prévaloir le régime démocratique. Bientôt, embarrassé de sa souve-
raineté, le peuple se donne un chef, et la tyrannie commence; mais le monarque,
pour dominer plus sûrement ses sujets, les livre systématiquement à la corruption :
le peuple se dégrade et dépérit ; le corps national, ayant enfin perdu toute vitalité,
tombe en dissolution. Quand une société a traversé toutes ces phases, elle dispa-
raît; une société nouvelle lui succède. Ainsi, l'humanité doit tourner éternellement
dans un cercle sans issue, et déjà, selon Vico, elle a fourni deux évolutions de ce
genre : la première dans le monde ancien, dont la société romaine est le type le
plus parfait ; la seconde, qui a pour point de départ la rénovation déterminée par
le débordement des races barbares, et n'est pas encore épuisée. L'Europe, ar-
rivée à l'âge humain, se débat inutilement sur la pente fatale qui la précipite vers
le néant; mais la mort engendrera la vie, et le genre humain sortira une troisième
fois de la sauvagerie pour recommencer une nouvelle existence. Telle est, au fond,
cette science nouvelle qui constitue, suivant son auteur, » une démonstration histo-
rique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels cette Providence a gou-
verné à l'insu des hommes, et souvent malgré eux, la grande cité du genre humain. »
On serait mal venu à contester la valeur personnelle de Vico et les ressources im-
menses de son esprit; mais la plus grande preuve de génie qu'il ait pu faire a été
de donner crédit à une doctrine aussi évidemment erronée que la sienne. Il nous
serait trop facile aujourd'hui d'ébranler, par des critiques de détail, les généralités
d'un système combiné à une époque où la science historique était insuffisante. Nous
voulons seulement constater l'influence que Vico a exercée sur la vive et mobile
intelligence de son traducteur.
La conception de Vico implique le fatalisme, et c'est là son grand vice. Ce rou-
lement mécanique des sociétés annule évidemment la liberté morale, l'action de
l'individu sur sa destinée. Dans un monde ainsi fait, il n'y a plus d'éclairs de génie,
d'efl"orts sublimes de la volonté. Les révolutions politiques sont des crises néces-
saires, et, pour ainsi dire, des phénomènes de croissance; les belles conceptions
(jui élèvent l'esprit public, les merveilleuses découvertes qui enrichissent un pays
ne sont plus que des œuvres anonymes produites par la collaboration d'un peuple
entier. En conséquence, les grands hommes étant inutiles, on les supprime. Quand
leur figure se dessine vaguement dans les lointains obscurs, on en fait des mythes,
des êtres symboliques qui résument une époque : l'existence de ces grands hommes
est-elle avérée, on les rapetisse à dessein, en les présentant « moins comme les
auteurs que comme les produits de la civilisation. » M. Michelet, dans la première
ferveur du prosélytisme, a formulé naïvement ces principes en vantant leur fécon-
dité. 0 Le mot de la Science nouvelle, a-t-il dit, est celui-ci : L'humanité est son
œuvre à elle-même. L'humanité est divine; mais il n'y a pas d'hommes divins. Ces
héros mythiques, ces Hercule, ces Lycurgue, ces Romulus, sont les créations de la
pensée des peuples, etc.. Les peuples restaient prosternés devant ces gigantesques
ombres ; le philosophe les relève et leur dit : Ce que vous adorez, c'est vous-mêmes ;
ce sont vos propres conceptions. » M. Michelet écrivait ces lignes à un âge où on
ne sait pas encore s'arrêter sur la pente d'une idée, et il ajoutait que l'humanité
DE LA FnANCE. 27
avait Cil tort jnsiiuo-là d'altrihuor ses progrès aux hasards du génie individuel;
qu'eu rapiiorlanl les révululioiis de la politique, de la religion, de l'art, à l'inexpli
cable siii»ériorit«; de quelques hommes, on faisait de l'histoire un spectacle infé
cond, une fantasmagorie incompréhensible.
N'est-ce pas un principe bien faux et bien malencontreux pour un historien que
cette négation du génie individuel? Les révolutions conduites par des mains puis-
santes, les œuvres d'art qui font époque, correspondent sans doute aux vagues be-
soins sentis par la foule; c'est précisément parce que certains hommes comprennenl
et résument leur siècle, c'est parce qu'ils débrouillent le chaos des sentiments et
des idées, (ju'ils sont de grands hommes : ils ne font pas tout à eux seuls; sans
eux, rien ne se ferait. Dans l'idée que nous avons aujourd'hui de Napoléon, dans
l'œuvre gigantesque que lui attribue la reconnaissance nationale, tout ne lui ap-
partient pas littéralement. Autour de l'empereur, il y avait l'escorte des Lannes el
des Murât, des Gaudin et des Daru, vaillants champions, zélés bureaucrates, qui ont
ligure dignement dans le grand ensemble; une foule d'hommes tirés du néant et
bien employés ont acquis une valeur personnelle qu'il serait injuste et ridicule de
contester. Pourtant, supprimez le jeune Corse, el vous verrez, à cinq ou six excep-
tions près, vous verrez le cortège bariolé des sénateurs, des généraux, des préfets
et des diplomates, disparaître comme par magie, et se perdre dans les rangs obscurs
des sergents et des procureurs. Les plus tristes jours dans la vie des peuples sont
ceux où l'action des hommes vraiment supérieurs se fait le moins sentir ; et, pour
preuve, ne pourrait-on pas citer l'époque présente? On remarque aujourd'hui un
grand mouvement d'idées, une émulation opiniâtre, une rare diffusion de connais-
sances ; il y a peu de spécialités qui ne possèdent des hommes éminents; néanmoins,
avouons-le, de ce concert d'efforts, de tant de voix graves ou éclatantes, il ne ré-
sulte qu'un bruissement confus et sans portée. On est fatigué, et on en convient;
l'éloge est une monnaie que chacun donne ou reçoit, mais qui n'enrichit personne;
on ne sait quel frisson de malaise traverse tous les enthousiasmes, on parle beau-
coup de l'avenir, et on doute du lendemain. Que lui manque-l-il donc, à cette époque
Gère et souffreteuse, si ennuyée de ses progrès, si mesquine dans son opulence?
N'est-ce pas qu'il y a faute aujourd'hui d'individualités fortes, d'esprits fermes el
résistants? N'est-ce pas qu'il nous faudrait surtout quelqu'une de ces intelligences
souveraines dont la foule n'ose pas récuser la domination?
Pour M. Michelet, Vico fut un révélateur. Les pages qu'il lui a consacrées dans
ses premiers ouvrages sont moins une adhésion motivée que des actes de foi. «Tous
les géants de la critique, disait-il en 1831, dans la préface de son //js^oiVeromairte,
tiennent déjà, et à l'aise, dans ce petit pandœmonium de la Scicnza nnova. » Mal-
heureusement il y avait en germe, dans ce même pandœmonium, tous les défauts
qui ont longtemps faussé l'essor d'un talent remarquable. Ce fatalisme qui explique
toujours les faits par une nécessité providentielle, l'amoindrissement systématique
des grands hommes au profit des masses, la transformation des individus en mythes
el des faits en symboles, l'audacieuse interprétation, les vagues généralités, sont
autant d'habitudes contractées à l'école de Vico. Ces premières impressions sont
pour M. Michelet une fatalité contre laquelle nous devons le voir longtemps se dé-
battre. Dans sa première période, il éprouve un embarras visible pour concilier les
faits avec ses idées préconçues; il ne cesse de tourmenter sa théorie pour l'élargir
suffisamment. H faut qu'il arrive à cette époque où les documents deviennent abon-
dants et formels pour être désabusé, sinon complètement affranchi, et pour s'en
28 HISTORIENS MODERNES
tenir à ce qu'il appelle aujourd'hui sa vraie victhode, c'est-à-dire à la vérificatioo
des actes par les chroniques, des chroniques par les monuments et les pièces offi-
cielles. L'idéalisation téméraire, quand elle reparaît, n'est plus alors qu'une habitude
de jeunesse qui perd chaque jour de son empire, et laisse entrevoir une période de
parfaite et vigoureuse indépendance. Cette évolution d'idées chez un artiste est si
naturelle, qu'il semble peu généreux de revenir avec sévérité sur les débuts de
M. Michelel. Mais ses premiers ouvrages ont eu un retentissement qui n'est pas
épuisé; les défauts de cet écrivain, comme les vices brillants des hommes de dis-
tinction, ont assez de prestige pour trouver longtemps des imitateurs, il n'est donc
pas inutile de signaler ces défauts, ce que nous pouvons faire d'ailleurs avec d'au-
tant plus de liberté que nous aurons occasion d'applaudir souvent l'historien, en
l'étudiant dans la voie plus solide où il est entré.
Pendant les jours fiévreux qui suivirent la révolution de 1830, on croyait assez
généralement que la réforme politique devait être couronnée par une résurrection
littéraire. Les circonstances étaient on ne peut plus favorables pour mettre en crédit
une philosophie de l'histoire. Le fuit lux de M. Michelet fut son Introduction à
l'Histoire universelle, qui porte la date des premiers mois de 1831. Dans la dispo-
sition générale des esprits, les axiomes du philosophe italien n'étaient pas de mise.
Quel moyen de faire comprendre à des vainqueurs, tout fiers encore du grand coup
qu'ils viennent de frapper, que chaque révolution est une crise fatale qui rapproche
le retour inévitable de la sauvagerieV II y eutnécessité de rajeunir un peu la Science
nouvelle. M. Michelet se rapprocha donc des idéalistes allemands, qui, selon lui,
continuent et complètent Vico. La première phrase de son livre donne la formule
d'un système nouveau. •- Avec le monde, dit-il, a commencé une guerre qui doit
Unir avec le monde, et pas avant : celle de l'homme contre la nature, de l'esprit
contre la matière, de la liberté contre la fatalité. L'histoire n'est pas autre chose
que le récit de cette interminable lutte. » A ceux qui auraient pu demander ce que
c'est que la fatalité, l'auteur répondait dans une note que « la fatalité est tout ce
qui fait obstacle à la liberté. »
Lorsqu'en un moment d'oublieuse indolence, on laisse égarer dans les nuages son
regard et sa pensée, on s'étonne des merveilles qu'on y découvre; mais qu'au sortir
de la vague rêverie, on jette sur ce monde enchanté un coup d'oMI vif et lucide, plus
de châteaux lumineux, ni de groupes fantastiques : de ce spectacle dont on était
ravi, il ne reste plus qu'un éblouissement, et le regret du temps perdu. N'en est-il
pas de même de presque tous ces systèmes qui séduisent à première vue, parce qu'ils
admettent, en raison de leur élasticité, le luxe du savoir, la pompe des mots et
toute la féerie du talent, mais qui, après tout, ne soutiendraient pas pendant une
heure l'examen d'un homme possédant l'humble science des faits? Suivant Hegel
et ses adeptes, l'histoire du monde est la manifestation successive de cette force
diffuse que les panthéistes appellent la raison divine. Chaque civilisation est le
développement d'une idée particulière de cette raison suprême. L'ù/ee, dont chaque
peuple devient l'expression vivante, est une sorte d'âme qui anime le corps social
dans toutes ses parties ; l'idée étant épuisée, l'âme s'évanouit, le corps meurt. Sui-
vant cette conception. Dieu, l'homme et la nature ne forment qu'un tout dont
chaque partie est nécessaire aux autres, et les phénomènes naturels et historiques
ne sont plus que des évolutions de la substance infinie. Quatre idées de la raison
divine ont produit les quatre grandes civilisations ; le monde oriental, dans lequel
la substance, comme si elle n'avait pas encore conscience d'elle-même, sommeille
DE LA ruArscE. 29
dans sa mystérieuse inmiobililc; le monde grec, qui représente au contraire la va-
riété, le mouvement, l'examen, le dégagement de l'esprit échappant à la matière;
le monde romain, qui, recevant dans son sein le génie étrusque et le génie grec,
l'Orient et l'Occident, a pour principe d'existence l'antagonisme de l'immobilité et
du mouvement, la lutte de la nécessité et de la liberté ; le monde germanique ou
moderne, qui est destiné à voir le glorieux triomphe de la raison universelle, com-
mençant enfin à se comprendre elle-même. La plus remarquable tentative pour
ajuster les faits à l'idéalisme de Hegel est VHistoirc du droit de SKCcession, de
Gans (I), qui a prétendu expliquer comment l'idée particulière à chaque peuple, le
principe divin de chaque civilisation a modifié la transmission delà propriété. Nous
trouvons dans un des ouvrages de M. Michelet (2) un fragment de Gans qui nous
parait le beau idéal de l'histoire irfe«7isce; c'est une série d'aphorismes qui résu-
ment l'histoire romaine, et dont on nous pardonnera de citer quelques lignes, s Le
monde romain, dit l'auteur allemand, est le monde où combattent le^ni elViiifni,
la généralité abstraite et la personnalité libre. Patriciens, côté de la religion et de
l'infini; plébéiens, côté du lini. Tout infini forcé d'être en contact avec le fini, et
qui ne le reconnaîtet ne le contient pas, n'est qu'un mauvais infini, fini lui-même. »
Après un enchaînement d'axiomes semblables (il y en a trois pages), qui idéalisent
toutes les phases de la période républicaine, on arrive à ce dénoùment : « Le
peuple vainqueur, le fini, force le mauvais infini, le patricien, à reconnaître qu'il
n'est lui-même que fini. » C'est-à-dire qu'à la république succède le gouvernement
impérial, qui abolit les privilèges et fait prévaloir le principe de la liberté indivi-
duelle. Alors enfin a tous les finis reposent à côté l'un de l'autre ; privés d'impor-
tance et d'objet en cessant de se combattre, ils retombent dans l'égalité. »
Loin de nous la prétention d'avoir sondé les profondeurs où les hégéliens se
sont placés; nous avons voulu seulement indiquer la parenté du système allemand
avec celui de M. Michelet. Or, au premier aperçu, la conception de M. Michelet est
plus sympathique On sent qu'il a eu à cœur d'atténuer le fatalisme panthéistique
de Hegel, et ce travail d'épuration est méritoire. A-t-il réussi? Nous ne le croyons
pas. Cette lutte héroïque de la liberté contre la fatalité est, suivant M. Michelet, le
triomphe progressif du /»o*, l'affranchissement des obstacles que le climat, les races
et toutes les fatalités naturelles opposent à la liberté politique et morale des in-
dividus. « Au point de départ, dans l'Inde, au berceau des races et des religions,
l'homme est courbé sous la toute-puissance de la nature. » Accablé par ces in-
fluences extérieures, l'homme n'essaie pas même de lutter, il se repose dans une
patiente et fière immobilité; e ou bien encore il fuit dans l'Occident, et commence
le long voyage de l'affranchissement progressif de la liberté humaine. » — « La
Perse est le commencement de la liberté dans la fatalité, » ajoute l'auteur, qui a
cru devoir souligner cet axiome, c'est-à-dire probablement que l'individu, en
Perse, cherche à prendre possession de lui même. Après quelques pérégrmations
en Egypte et en Judée, le dogme immortel de la liberté pénètre en Europe, con-
trée naturellement favorable à l'émancipation du moi ; et [lour le prouver, M. Mi-
chelet montre sur la carte le squelette de l'Europe qui se présente avec les propor-
(1) A ce sujet, nous avons relu une inlércssante analyse des travaux do Gans, dans 17/i-
iroduction à la science du droit, de M. Lorminier, qui a su donnera une bienvoillanlc ex-
posilion le piquant cl la portée d'une critique.
(2) Dans l'appendice de sou Histoire romaine.
30 HISTORIENS MODERNES
lions il 11 corps humain : « Les péninsules que l'Europe projette au midi sont des
bras tendus vers l'Afrique, tandis qu'au nord elle ceint ses reins, comme un athlète
vigoureux, de la Scandinavie et de l'Angleterre. Sa tête est à la France; ses pieds
plongent dans la féconde barbarie de l'Asie. » L'Europe étant donc une terre libre,
l'humanité, fugitive de l'Asie, y combat pour sa liberté avec des chances de succès.
« Le monde de la Grèce était un pur combat : combat contre l'Asie, combat dans
la Grèce elle même; lutte des Ioniens et des Doriens, de Sparte et d'Athènes. La
Grèce a deux cités, c'est-à-dire que la cité y est incomplète. La grande Rome en-
ferme dans ses murs les deux cités, les deux races étrusque et latine, sacerdotale
et héroïque, orientale et occidentale, patricienne et plébéienne, la propriété fon-
cière et la propriété mobilière, la stabilité et le progrès, la nature et la liberté. »
Ici, comme dans les visions allemandes, la cité romaine nous apparaît comme un
champ-clos où se rencontrent les deux idées, le génie servile de l'Asie et le génie
libre de l'Europe. La victoire reste à celui-ci, qui a l'avantage de livrer bataille sur
son terrain : la liberté humaine, dont la plus haute formule est le christianisme,
se fortifie par l'assimilation successive des barbares germains; toutefois- ceux-ci,
les derniers venus de l'Asie, ne dépouillent que dilliciiement la [lassivité de leurs
instincts. La force matérielle, la chair, le principe de l'hérédité, qui triomphent
encore dans l'organisation féodale, cèdent pourtant à la voix de l'Église, qui repré-
sente la parole, l'esprit, l'élection; « le fils du serf peut mettre le pied sur la tête
de Frédéric Barberousse. » Mais le pouvoir spirituel, abjurant son litre, s'aban-
donne au despotisme et invoque le secours de la force matérielle pour retenir les
peuples sous le joug; « alors se lève, contre la blanche aube du prêtre, un homme
noir, un légiste qui oppose le droit au droit. « A l'ombre du pouvoir royal, le
peuple grandit jusqu'au jour de l'émancipation; « l'homme qui vivait sur la glèbe,
à quatre pattes, s'est redressé avec un rire terrible. » C'en est fait; « la liberté a
vaincu, la justice a vaincu, le monde de la fatalité s'est écroulé... »
Nous n'irons pas plus loin. De semblables divagations, enjolivées par ce lu.xe
d'images que notre public veut bien accepter comme la dernière expression du
beau, peuvent fournir une heure d'agréable lecture; mais si, réduites au simple
trait, elles paraissent un peu ridicules, à qui faut-il s'en prendre? Quoi! le triomphe
de l'énergie humaine n'est, pour vous, qu'une alïaire de locomotion! Les germes
humains qui végètent sur le globe produiront fatalement une moisson misérable sous
l'atmosphère étoulfante de l'Asie, luxuriante et féconde sous le ciel favorisé de
l'Europe! Ces nations orientales, immobilisées aujourd'hui par une cause qui nous
échappe, n'ont-elles pas eu leurs périodes d'activité pendant lesquelles on a bâti
les monstrueuses pyramides, les temples gigantesques, les palais qui sont de
grandes villes? D'où vient le changement? Des climats ou des institutions? S'il
était nécessaire de montrer l'inconsistance de la théorie de M. Michelet, on le
mettrait facilement en contradiction avec lui-même. Par exemple, après avoir établi
que l'Europe est la seule terre où la liberté ait pu lleurir, il explique les révolu-
tions de l'Europe moderne par la fatalité des races et la tyrannie des climats.
L'Allemand, l'Italien, l'Anglais, subissent l'action de certaines causes extérieures
qui déterminent l'aspect, les sentiments, les aptitudes de ces nations. Quant à la
France, ayant absorbé et neutralisé les races l'une par l'autre, « ayant méridio-
nalisé le nord et septenlrionalisé le midi, » elle est devenue, pour son bonheur et
pour sa gloire, « ce qu'il y a de moins simple, de moins naturel, de moins su-
perficiel, c'est-à-dire de moins fatal, déplus humain, de plus libre dans le monde. '~
de: la FnANCc. 51
Si ce nouveau discours sur l'histoire universelle a peu de valeur comme synthèse
historique, il n'est pas sans prix connue déclamation littéraire. A son apparition,
l'entlure dilliyrauibique de certains passages était justifiée par l'eilervescence géné-
rale des esprits ; les pages qui caractérisent les populations et qui mettent en relief
les accidents physiques, révélaient une riche imagination servie à souhait par une
plume exercée; l'éruciition des notes était piquante; quelques accents sympa-
thiques trouvèrent des échos dans la foule; en un mot, le petit livre réussit, et eut
les honneurs de la réimpression.
u Rome a été le nœud du drame immense dont la France dirige la péripétie. »
Ces derniers mots de V Introduction annonçaient des études sur Rome, comme pré-
paration à de plus grands travaux sur l'histoire de France. En effet, M. Michelet
ne tarda pas à faire paraître son Histoire romaine en deux volumes, qui embrassent
toute la période républicaine. La tentative était légitime. Malgré l'immensité des
travaux qu'elle a consacrés à l'antiquité latine, la France n'avait pas (elle n'a pas
encore) le livre que prétendait lui donner M. Michelet. La plupart de nos historiens
s'étaient contentés de produire une paraphrase plus ou moins élégante des textes
classiques; ils en avaient agi de la sorte, non par faiblesse d'esprit, mais par
système. Ce qu'ils aimaient de l'antiquité, c'était sa littérature, et ils croyaient
faire assez bien connaître le passé en reproduisant, comme de fidèles échos, les
idées et le langage noblement accentué des hommes antiques. Telle fut la méthode
de Rollin, et c'est pour cela même qu'il restera sympathique, malgré les progrès de
l'archéologie. Quant aux partisans de la science exacte (Montesquieu excepté), ils
n'avaient écrit que pour les érudits de profession, prudemment portés, en fait de
style, à une mutuelle indulgence, et satisfaits dès qu'ils se comprennent entre eux.
Chez nous, d'ailleurs, la critique scientifique, drapée dans sa modestie officielle,
qui contraste avec la morgue de l'érudilion allemande ; notre critique, ingénieuse,
infatigable, mais travaillant sans ensemble, exhumant les faits un à un pour les
ranger pieusement dans les mémoires d'une académie, comme de saints débris
dans un reliquaire, n'avait jamais eu ce souffle inspiré, cette puissance d'incanta-
tion qui est nécessaire pour évoquer le génie des vieux âges. Marier l'art et la
science, élever dans un noble récit la critique jusqu'à la poésie, n'était-ce pas
un de ces plans qui exaltent tout d'abord les natures généreuses? M. Michelet se
lança héroïquement dans l'entreprise. Sa préface est un fier manifeste : « Les
quatre premiers siècles de Rome, dit-il, n'occuperont pas dans mon livre deux
cents pages. Pour cette période, l'Italie (c'est-à-dire Vico) a donné l'idée; l'Alle-
magne (personnifiée en Niebuhr), la sève et la vie. Que reste-t-il à la France? La
méthode peut-être et l'exposition. Pour les deux siècles qui s'écoulent depuis la
seconde guerre punique jusqu'à la fin de la république, tout est à faire. » Ainsi,
M. Michelet promet le mot définitif de la vieille polémique relative aux temps
incertains, et le premier mot de l'histoire positive, dont les éléments, assez abon-
dants, ont été incompris jusqu'à lui.
En citant seulement, comme précurseurs du sceptique Mebuhr, le Suisse Gla-
reanus, le Hollandais Perizonius, le Français Beaufort et Vico l'universel, M. Mi-
chelet pourrait faire croire que ces critiques ont seuls mis en doute la première
période des annales romaines. Il est probable que les plus dévots admirateurs des
anciens n'ont pas accepté comme articles de foi les prodiges et les impo.ssibilités
embellis par Tite Live. A Rome même, au temps d'Auguste, l'origine de la ville
était matière à discussion parmi les érudits; chacun d'eux poussait son héros en
32 HISTOBIEIVS MODEnNES
dépit de Rouuilus, le fondateur officiel. Pour les modernes, il reste donc seulement
à établir quel degré de confiance doit être accordé aux documents qui concernent
les temps écoulés jusqu'à l'incendie de Rome par les Gaulois. Le problème ramené
à ces ternies a été débattu à plusieurs reprises, notamment, du temps de Gérard
Vossius, dans les universités hollandaises, et, au siècle dernier, dans notre Aca-
démie des Inscriptions. Les uns ont soutenu avec assez de vraisemblance que les
Romains ont pu conserver les éléments d'une histoire nationale, malgré la subver-
sion de leur ville; d'autres ont affirmé que la chaîne des traditions a été rompue
sans ressources, et que la première partie des annales de Tile-Live n'est qu'un
roman, agencé de manière à flatter l'orgueil du peuple-roi. De nos jours, Niebuhr
a renouvelé et fait prévaloir cette seconde thèse, qui le débarrassait des entraves
de la lettre écrite et ouvrait carrière à son imagination aventureuse. L'originalité
de l'historien allemand consiste à dire que Ïite-Live a recueilli et paraphrasé d'an-
ciens chants héroïques; poésies primitives, conservées traditionnellement dans les
grandes familles, dont elles étaient les titres de noblesse, comme ailleurs les chants
des bardes, \es Niebcliingcn de l'Allemagne, les épopées chevaleresques de la
France, le Romancero de l'Espagne. Les traditions consacrées ont donc un fonds
de vérité dont Niebuhr s'empare pour semer ses fécondes hypothèses. M. Mi-
chelet a cru devoir enchérir sur Niebuhr. Pour lui, les chants romains ne sont
pas héroïques, mais symboliques; au lieu de célébrer des héros agrandis et poé-
tisés par l'imagination des peuples, ils sont une idéalisation savante des grands
événements.
Mettons-nous donc au point de vue de M. Michelet pour mieux apprécier sa
théorie.
Romulus est le type de l'héroïsme romain, principe de la cité. Né d'un dieu
(Mavors) et d'une vestale, il l'éunit l'esprit du Mars italien et l'esprit de la Vesta
orientale, mystérieuse personnification d'une aristocratie hiérarchique. Dans ce
héros symbolique coexistent déjà les patriciens et les plébéiens; c'est pourquoi
Romulus est présenté comme double, car Rémus et Romulus ne sont que deux
formes d'un même mot, et la fraternité de ces personnages n'est que grammaticale.
Cette dualité fictive exprime les deux éléments discordants de l'idée romaine.
Romulus lue Rémus pour rétablir l'unité que celui-ci a voulu rompre en franchissant
d'un bond le rempart, c'est-à-dire en forçant l'enceinte de la cité pour y faire
prédominer l'élément qu'il représente. Dans l'histoire de ce Romulus, proscrit avant
de naître et assassiné par les sénateurs, on entrevoit une première période pendant
laquelle domine l'élément plébéien ou italique; mais ensuite la pensée orientale,
ou, si l'on veut, l'influence sacerdotale et aristocratique redevient prédominante :
ce qui est exprimé symboliquement par le règne de Numa Pompilius, vieillard
austère, idéal du patricien, orgauisateur et conservateur. Sous Tullus Hostilius, le
combat classique des Horaces et des Curiaces n'est qu'une variante du combat
de Rémus et de Romulus; seulement, le nombre des combattants est multiplié
par trois en mémoire des trois tribus romaines. De même que Romulus et Rémus
sont deux formes du même mot, Horace doit être une forme de Curiacc : Curiatius
(à curiâ, sorti de la curie) veut dire noble, patricien. Les règnes de Tarquin-l'An-
cien et de Tarquin-le-Superbe, quoique séparés par celui du législateur Servius.
font pressentir une même crise, la domination passagère des Étrusques, racontée
de deux manières dilférentes. L'étranger Servius (lils de l'esclave), qui règne à sou
tour et constitue politiquement la cité romaine en appelant tous les citoyens au
DE LA FRANCE. 33
pouvoir en raison do leurs richesses, Serviiis indiiiue une révolution démocralique,
et d;ins la lilie de ce roi vénérable, dans cette horrible Tullia qn\ l'ait passer son
char sur le corps de son père, il faut voir une |)artie des plébéiens, qui, (pioicjuc
élevés h la vie politique par les institutions nouvelles, ap|)ellenl les Tarquiniens
étrusques h Rome, et s'unissent à eux pour tuer la liberté [>ubli(iue.
Les récits de Ïite-Live ayant été ainsi quintessenciés, il en reste une somme
d'idées abstraites dont M. Michelet s'empare, et dont il se sert comme d'une se-
conde vue, pour voir dans la nuit des temps. Abordant enfin Vliistoirc probable de
Rome, il fait de cette ville une cité pélasgo-étrnsque, envahie et subjuguée par les
montagnards sabins, héroïques brigands qui perpétuent longtemps leur race par
des enlèvements périodiques de femmes, d'esclaves, de bestiaux et de moissons
a Les anciens habitants de Rome, soumis par les Sabins, mais sans cesse fortifiés
par les étrangers qui se réfugiaient dans le grand asile, durent se relever peu à peu.
Us eurent un chef lorsqu'un Lucumon de Tarquinies (Tarquin-l'Ancien) vint s'éta-
blir parmi enx. n Mais l'aristocratie étrusque est elle-même ébranlée. Le client d'un
noble de l'Étrurie, ce Mastarna à qui les Romains ont donné le nom symbolique de
Servlus, s'empare du pouvoir à Rome, et fait prévaloir l'influence populaire. Au
sein de la cité romaine, trois partis sont en présence : celui des plébéiens latins,
qui forment le fond de la population, celui des dominateurs étrusques originaires
de Tarquinies, et celui de la noblesse sabine, qui représente la caste militaire. La
révolution fatale aux Tarquiniens tourne au profit des Sabins, qui s'aûérmissent en
constituant vigoureusement le palriciat. Alors commence, avec la période consu-
laire, la conquête lente et successive des droits arrachés par le peuple à l'aristo-
cratie.
Rien de plus ingénieux, de plus séduisant que de telles hypothèses, surtout lors-
qu'elles sont présentées avec un rare talent d'exposition. Il n'y a qu'un malheur :
c'est que l'histoire ainsi faite échappe à toute vérification sérieuse. La critique
isolée doit se récuser humblement. Si l'on tenait à savoir jusqu'à quel point cette
vision apocalyptique est conciliable avec les textes, les monuments et les probabilités,
il faudrait pouvoir emprunter des moyens de contrôle à tous les ordres de connais-
.sances ; il faudrait un congrès scientifique présidé par un savant à l'esprit sain et
inflexible, par un Fréret ou un Letronne. Nous hasarderons une seule objection. li
nous semble qu'une symbolisation systématique, embrassant comme une vaste
épopée les annales de plusieurs siècles, ne peut pas être l'effet du hasard. Nous la
concevons dans une théocratie comme celles de l'Orient, et sous l'influence d'une
civilisation déjà avancée; mais, dans le Latium, les ministres de la religion étaient
les chefs des grandes familles, des guerriers pillards, de rudes agriculteurs, assez
éloignés de cette disposition d'esprit qui fait éclore l'abstraction. Que les Romains
des siècles éclairés eussent perdu le sens des anciens symboles, on le conçoit; mais
qu'ils eussent ignoré que leurs ancêtres fussent dans l'habitude de symboliser,
voilà ce qui est peu croyable. Notre défiance augmente quand nous voyons l'auteur
découvrir des symboles au milieu des époques les plus prosaïques. Dans la dernière
scène de .son livre, la mort de la belle Cléopâtre, l'aspic classique devient un sym-
bole mystérieux et profond. « Le mythe oriental du serpent, que nous trouvons
déjà dans les plus vieilles traditions de l'Asie, reparait ainsi à son dernier âge.
L'aspic qui tue et délivre Cléopâtre ferme la longue domination du vieux dragon
oriental. Ce monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pui
dans le christianisme, dans le mahomélisme, qui se partageront l'Europe et l'Asie. »
54 HISTORIENS MODERNES
Une page d'un autre ouvrage (1), qui doit avoir été écrite vers la même époque,
offre un exemple non moins piquant de l'étrange préoccupation oîi se trouvait alors
M. Michelet. n Le fameux Attila, dit-il, apparaît dans les traditions moins comme
un personnage historique que comme un mythe vague et terrible, symbole et sou-
venir d'une destruction immense; « et plus loin il ajoute avec une sorte de désap-
pointement : « On douterait qu'il eût existé comme homme, si tous les auteurs du
v" siècle ne s'accordaient là-dessus, si Priscus ne nous disait avec terreur qu'il l'a
vu en face. »
En résumé, pour la partie obscure des annales de Rome, quelle que soit la
valeur réelle des diverses conjectures que nous venons de rapporter, nous avoue-
rons qu'elles ont un air de vraisemblance qui les recommande aux esprits attentifs,
et qu'il n'est plus possible d'étudier Ihistoire romaine sans se mettre au point de
vue de Niebuhr et sans prendre en considération les travaux de M. Michelet. Quant
aux derniers siècles de la république, dont l'histoire a été transmise par des
témoins contemporains, nous ne savons pas en quel sens M. Michelet a pu dire que
tout restait à faire. Nous croyons qu'il s'abuse s'il pense avoir compris le premier
le sens des textes et la portée des événements. La décadence du palriciat, la for-
mation d'une aristocratie financière, la politique du sénat, l'avidité de la bour-
geoisie équestre, l'exaspération de la plèbe, la corruption contagieuse, le jeu
perfide des institutions, ont été dépeints par plusieurs auteurs, et surtout par les
historiens du droit romain. Pour être original, il eût fallu ne pas s'en tenir à une
amplification du fameux passage d'Appien sur les envahissements des grands pro-
priétaires, et faire pénétrer les lumières de la science moderne dans le mécanisme
économique de celte société d'agioteurs dont tous les mouvements politiques
peuvent être expliqués par des calculs d'intérêt. Au contraire, nous adhérerons
volontiers à l'opinion que M. Michelet a portée sur son œuvre, s'il a voulu dire
qu'aucun écrivain français avant lui n'avait présenté les grands drames de l'his-
toire romaine avec cette entente de la mise en scène, cette vivacité de coloris, cette
poésie diffuse, qui saisissent le lecteur par l'imagination et le jettent dans une sorte
d'enivrement dont s'alarment les esprits sévères.
On serait tenté de croire que l'auteur de l'Histoire romaine attribua le succès
de son livre moins aux séductions de son talent, qu'à la vertu de sa philosophie his-
torique. A la veille d'aborder l'histoire de France, nous le trouvons plus que jamais
pénétré de ses théories sur le développement des nations. Vico avait affirmé que la
jurisprudence, à l'origine d'un peuple, est toute poétique, et que le droit romain, dans
son premier âge, fut un poëine sérieux. Combinant ce principe avec l'idéalisme
allemand, M. Michelet pensa que le caractère national de chaque peuple, que Vidée
essentielle à son existence devait se traduire symboliquement dans ses coutumes
primitives, ses actes juridiques, son cérémonial officiel. De ce point de vue, la vie
d'un peuple apparaît comme un drame continuel, une métaphore en relief et mou-
vante, qui perd de sa poésie à mesure que le rationalisme fait des progrès au sein
de la société, et qui déchoit jusqu'à la réalité prosaïque, de même qu'en littérature
la grande épopée, miroir d'un peuple, aboutit, à force de s'amoindrir, au pamphlet
individuel. S'il en était ainsi, comparer les nuances diverses de ces poèmes, ce .serait
un moyen de pénétrer le mot de chaque nationalité. Probablement M. Michelet ne
douta pas que cette expérience ne fût une excellente préparation à ses études sur
(1) Histoire de France, lom. I'"', pag. 183.
DE LA FnAiSCE. ob
la France, et il se jeta dans un ordre de recherches dont les résultats furent un livre
curieux et bizarre: les Orif/incs du droit français, clierchces dans les symboles et les
formules dïi droit imiversel; ouvrage publié seulement en 1857, mais dont l'idée
et la composition découlent évidemment des premières préoccupations de l'auteur.
La gesticulation n'est en général qu'un langage symbolique. Nous symbolisons
à notre insu, lorsque nous pressons la main d'un ami en signe d'efl'usion. Ce
moyen d'expression, (jui supplée à l'insuflisancede la langue parlée, est plus ordinaire
aux enfants qu'aux hommes faits, aux êtres incultes qu'aux esprits exercés. De même,
dans l'enfance des sociétés et avant l'usage de l'écriture, il faut une langue parti-
culière pour perpétuer le souvenir des actes civils, qui sont les transactions
d'homme à homme, et des actes religieux, qui sont les transactions de l'homme
avec Dieu. Celte langue n'est pas autre chose qu'un cérémonial saisissant; c'est pour
ainsi dire une écriture hiéroglyphique dont les signes sont réels et animés, à défaut
d'une écriture usuelle et grammaticale. Chez les anciens Romains, ce symbolisme
juridique donnait lieu à une pantomime très-expressive, qui devait accompagner
les actes de la vie publique. Le peu de paroles qu'on y prononçait étaient soumises
à un rhythme sacramentel et à des formules mystérieuses. Ces formalités étaient
appelées actus legitimi, parce que les transactions n'étaient réputées légitimes que
lorsque les actes avaient été religieusement accomplis. Citons quelques exemples
de ce symbolisme juridique. « Stipuler (de stipida, fétu), c'est lever de terre une
paille, puis la rejeter à terre en disant : Par cette paille j'abandonne tout droit, et
ainsi doit faire l'autre, lequel prendra la paille et la conservera. » La scène du bâton
blanc ou déguerpissement (abandon des biens) pour cause d'insolvabilité était
d'origine romaine, et elle passa dans le droit germanique sous le nom de chrene-
chrude. Le débiteur dépossédé devait partir avec un bâton blanc à la main, et telle
est l'origine du proverbe qu'on applique encore à ceux qui restent dans un complet
dénuement. Les investitures féodales, par l'épée, par l'anneau ou par la crosse,
avaient une signification mystique. Enfin les exemples de ce genre, applicables à
tous les actes authentiques, sont tellement nombreux que M. Jlichelet a pu en
former un volume très-gros, en s'excusant d'avoir été exlrêmement incomplet.
Les actes légitimes ont-ils la portée philosophique qui leur est attribuée? Sont-
ils un sûr indice du génie des peuples? L'oracle de M. Michelet, Vico, n'hésite pas
h l'affirmer. Habitué à comparer le développement des nations à la croissance phy-
sique des individus, il considère le symbolisme primitif en droit, eu religion et en
histoire, comme la gesticulation enfantine qui précède le langage. Les plaideurs du
forum n'eussent-ils pas été un peu surpris d'apprendre qu'ils faisaient de la poésie
naturelle en jouant ce qu'ils appelaient avec dédain les vieilles comédies juridiques,
untiqui juris fabulas? Pour eux, les actus legitimi n'étaient qu'une complication
de cérémonies mystérieuses imaginées par les patriciens pour se rendre indispen-
sables à leurs clients plébéiens et conserver le monopole de la justice. Les histo-
riens, d'accord avec les jurisconsultes, le disent formellement : obligés de donner
au peuple des lois écrites, les nobles s'appliquèrent du moins à embrouiller la pro-
cédure en la combinant avec les formules .sacramentelles et les pratiques du culte
dont le sens et l'usage étaient encore le secret de leur ordre. Ce fut seulement au
v" siècle de Rome qu'un affranchi nommé Flavius, secrétaire d'un des membres de
la grande famille Appienne, déroba à son patron une interprétation des mystères
juridi(jues, et la rendit publique. Cette révélation, qui concilia au scribe infidèle la
faveur de la plèbe, fut pour la cité un événement dont Tite-Live consacra le sou-
36 HISTORIENS MODERNES
venir. Dans la crainte de tomber sous ce droit commun, les patriciens entreprirent
de modifier les anciennes formules, et ils allèrent jusqu'à imaginer des signes par-
ticuliers, un chifTre de convention pour noter les variantes. Mais un jurisconsulte
célèbre, Sextus .îllius Catus, ne tarda pas à vulgariser les secrets nouveaux de l'a-
ristocralie. La pantomime judiciaire, quoique déconsidérée, ne tomba pas complè-
tement en désuétude ; elle resta dans la procédure romaine, de même que nous
conservons dans nos contrats le st^le officiel et suranné du vieux droit français.
Or, s'il nous était permis, comme à M. Michelet, de nous livrer aux conjectures, ne
pourrions-nous pas dire que la législation primitive, celle qui ressortait des Douze
Tables, fut le fond du code rural observé dans les cantons; que ce droit des
propriétaires campagnards se répandit dans toutes les dépendances de l'empire,
avec les rits et formules traditionnelles qui étaient encore en vigueur sous Con-
stantin ? N'est-il pas probable, comme l'ont affirmé de savants jurisconsultes, que
les barbares, en se substituant aux propriétaires romains, ont conservé en grande
partie les usages de la propriété romaine, et que ces usages, diversement modifiés,
ont formé le droit coutumier de l'Occident; qu'ainsi beaucoup d'actes symboliques,
présentés aujourd'hui comme une floraison de poésie locale, pourraient bien n'a-
voir été qu'une réminiscence confuse des formalités de Rome ancienne?
Les suppositions qui précèdent n'ont pas pour but de refuser aux peuples in-
cultes une tendance à la symbolisation. Nous avons voulu montrer seulement à
quelles erreurs s'expose l'historien qui prétend discerner, d'après de tels indices,
l'idée dominante de chaque nationalité, l'esprit de chaque législation. Ce que
M. Michelet dit de la France confirme nos doutes. Étonné de trouver peu de for-
mules poétiques dans notre antiquité, il se demande tristement si la France aurait
eu à son origine indigence de poésie, si elle aurait commencé son droit par la prose.
Sa conclusion, fort juste, mais en opposition avec les principes de Vico, est que la
France, étant un mélange de peuples, n'a pu conserver ses formules juridiques aussi
fidèlement que les races primitives : il ajoute que, la fusion des peuples qui ont con-
stitué la nation française ayant été opérée sous l'influence du. spiritualisme chré-
tien, le génie populaire s'est réfugié dans la religion et a donné aux rituels de
l'Église française des formules de la plus haute poésie. Quant au droit français pro-
prement dit, il est devenu anti-symbolique parce que la justice, ayant cessé de s'a-
dresser à l'imagination des peuples pour parler à leur intelligence, a remplacé le
langage matériel des symboles par des principes abstraits puisés dans les lois di-
vines et naturelles.
Ces considérations, parfois ingénieuses, ont le tort de ne pas tenir ce qu'elles
promettent : elles éclairent à peine les origines du droit français. D'ailleurs, le
préambule, qui résume la pensée scientifique de l'ouvrage, est d'une lecture fati-
gante. Il eût été habile de corriger la subtilité de la matière par la gravité du
langage. L'auteur au contraire, dans l'espoir de caractériser le génie poétique des
nations, s'est mis en grands frais de poésie ; perdue dans une ébullition de mots,
son idée semble se vaporiser et devenir insaisissable. Nous serions étonné que les
Origines du droit français eussent ajouté à la réputation de M. Michelet. Cepen-
dant à ne considérer son livre que comme une œuvre d'érudition, un recueil de
singularités curieuses, il acquiert une certaine importance. Malgré les emprunts faits
au Traité des formules romaines du savant Brisson, et aux Antiquités du droit al-
lemand de Grimm, ce qui appartient en propre à M. Michelet est le résultat d'une
immense lecture et l'indice de celte curiosité passionnée qui caractérise l'historien.
DE LA FRANCE. 57
Celte série de petits drames rapportés à toutes les circonstances de la vie humaine,
et dont les éléments sont pris dans les cluoniquos, les lois et coutumes, les litur-
gies, le blason, le cérémonial civil, guerrier ou judiciaire, constitue une biographie
piquante de l'homme social. Nous ajouterons que la fortune du livre n'eftt pas été
douteuse, s'il eût été connu des peintres ou des romanciers qui exploitent les effets
pittoresques : ils y eussent trouvé de la couleur locale broyée très-finement, et
applicable à toutes les situations dramatiques.
Un caractère très-remarquable dans les écrits de M. Micbelet, c'est la bonne foi.
Que ses impressions soient variables, il se peut: du moins elles sont toujours sin-
cères, et, s'il rencontre l'erreur, c'est qu'il fait fausse roule en cherchant le vrai-
De 1828 à 1853, le consciencieux disciple de Vico éprouve le besoin de vérifier un
des axiomes fondamentaux de la science nouvelle. Il importail d'apprécier sans il-
lusion l'aclion réciproque du génie individuel sur la foule, et de la foule sur le génie
individuel; de voir si les grands hommes ont le droit souverain de l'initiative, ou
s'ils ne sont que les éditeurs privilégiés de l'œuvre populaire. Pour que l'expérience
fût décisive, il fallait « choisir un homme qui eût été homme à la plus haute puis-
sance, un individu qui fût à la fois une personne réelle et une idée, un homme de
pensée et d'aclion, dont la vie fût connue tout entière et dans le plus grand détail. ■>
M. Jlichelet expérimenta sur le géant du xvi'^ siècle, ce Samson aveuglé qui, en ren-
versant les piliers du temple, s'écrasa lui-même sous les décombres. Des lectures de
plusieurs années eurent pour résultat deux volumes publiés en 183o, sous ce titre :
Mémoires de Luther. Si le réformateur n'a pas laissé de mémoires, il en a du moins
préparé les éléments; ils sont répandus dans ses écrits polémiques, dans sa volumi-
neuse correspondance, et surtout dans ces bulletins journaliers où les disciples
consignaient pieusement toutes les paroles du mailre, depuis les saillies lumineuses
jusqu'aux propos insignifiants. M. Michelet a rassemblé, traduit, coordonné tous les
passages dignes d'atlention; il n'a ajouté que ce qui était slriclemenl nécessaire
pour cimenter les matériaux. C'est Luther qui parle et se dévoile lui-même : >• con-
fessions négligées, éparses, involontaires, et d'autant plus vraies. » Au point de
vue littéraire, le procédé de l'éditeur a soulevé quelques critiques. On a trouvé bi-
zarre que, parmi les citations de Luther, les unes fussent enchâssées de façon à
former le fond du récit, et les autres rejelées en note à la fin du volume; et comme
l'impression définitive est peu favorable au héros du protestantisme, les personnes
blessées dans leurs sympathies ont dû concevoir une opinion défavorable au livre.
Si la sincérité de M. Michelet nous paraissait moins évidente, nous serions tenlé de
croire qu'il a sacrifié Luther à des combinaisons driimatiques; car il est vraiment
surprenant de trouver dans la vie d'un sombre théologien un intérêt si varié, un si
grand charme de lecture. L'auteur lui-même semble s'être effrayé de ce contraste,
et il s'est empressé de déclarer qu'il offrait à un public grave, non pas un roman,
mais une sérieuse et consciencieuse histoire.
On n'avait montré dans Luther que l'antagoniste de Rome, l'émancipaleur de
l'Allemagne. Le nouveau biographe a cherché l'homme sous le héros; il a donné sa
vie entière, ses combats, ses doutes, ses tentations, ses consolations ; il le montre
.souvent à blâmer, plus souvent à plaindre, toujours respectable, parce qu'il esl naïf
et convaincu. Il fallait la faculté divinatoire de M. Michelet et le prestige de son
style pour représenter aussi bien « les guerres spirituelles que se livrait en lui-
même l'homme au moyen âge, les douloureux mystères d'une vie abstinente et
fantastique, tant de combats terribles qui ont passé sans bruit et sans mémoire
Toi:ii 1. 5
38 HISTORIENS MODERNES
entre les nnirs cl les sonil)res viliaiix de la pauvre cellule du moine. « L'impression
a dû être bien profonde, puisque Luther, au milieu de sa triomphante révolte,
reste moine en dé|)il de lui-môme, avec les petitesses et les misères du froc. Il croit
au diable, ce révolutionnaire, et il en a peur ; il le voit partout : <> Les fous, les
boiteux, les aveugles, les muets, sont, dit-il, des hommes chez qui les démons se
sont établis. « 11 ne tient pas à lui qu'on ne jette à l'eau un pauvre enfant de douze
ans, idiot et glouton, qu'il dénonce comme un fds de Satan. Même inconséquence
dans ses combats théologi(|nes. Il nie le libre arbitre, et proclame le droit
d'examen individuel, comme si on pouvait choisir quand on n'est pas maître de
son jugement. Il proteste contre l'autorité traditionnelle, et se pose, à l'égard de
ses disciples, en autorité infaillible; il veut qu'on traite •> comme des chiens
enragés » les paysans qui ont pris au sérieux la liberté évangélique, et la solli •
citent les armes à la main. Débordé de toutes parts, oublié comme un instrument
inutile par les princes dont il a .servi les passions, il rentre dans un triste silence;
il croit à la lin prochaine du monde et meurt dans le découragement.
La figure de Luther, prise ainsi sur le fait, est loin d'être imposante. En com-
parant l'impression que laissent ses prétendus Mcmoircs au souvenir des grands
résultats dont on lui fait honneur, on est autorisé à croire que son nom seulement
a été le mot d'ordre d'une révolution inévitable. Ainsi se trouverait justifiée la
théorie qui nous présente les hommes célèbres comme des types auxquels on peut
rapporter l'œuvre instinctive d'une population. Quoique M. Michelet n'ait pas
énoncé cette conclusion, il est probable qu'il l'a acceptée. Nous avons toutefois
une raison pour n'y pas souscrire. Il y a une distinction fondamentale à établir
dans l'estimation des personnages historiques. Avant de se prononcer sur leur
compte, il faut les distribuer en deux classes : d'un côté, ceux qui font preuve de
force en édifiant, en améliorant; de l'autre, ceux qui s'en tiennent à nier et à dé-
truire; les premiers, ouvriers clairvoyants; les seconds, instruments brutaux.
Ceux-ci, les Luther, les Mirabeau, par exemple, doivent sans doute beaucoup à leur
siècle, car le don fatal qui fait leur force est de s'imprégner de la pas.sion qui dé-
borde, d'exhaler en paroles fulminantes toutes les colères qui grondent autour
d'eux; mais celui qui s'est donné la mission de l'elever une société sur son déclin,
ou un art dégradé, gagnera-t-il beaucoup à écouter les bégaiements de la foule ?
Ne doit -il pas plutôt s'élever an-dessus du vulgaire, qui ne peut engendrer que la
vulgarité? Ne doit-il pas se réfugier dans sa propre conscience, et en dégager, par
un long travail fait sur lui-même, quelques-unes de ces inspirations lumineuses
qui sommeillent, comme une flamme latente, dans les profondeurs de l'âme hu-
maine? Nous croyons donc que, parmi ces hommes exceptionnels qu'on a tort de
confondre sous la qualification de grands, les uns, les destructeurs, peuvent bien
représenter, en efl'et, la pensée et l'œuvre de leur époque; les autres, les initia-
teurs, sont avant tout redevables à eux-mêmes; et, pour que l'épreuve tentée par
l'historien fut concluante, c'était sur des êtres de cette dernière catégorie, sur un
homme vraiment grand, qu'il aurait dû expérimenter.
Nous allons voir enfin M. Miclielet aborder l'histoire de France. Recherchons,
d'après les études dont nous avons suivi le cours, s'il est dans une disposition
convenable pour une telle entreprise.
Écrire l'histoire générale d'une grande nation, c'est promettre beaucoup. L'his-
torien de la France, par exemple, doit être en état d'apprécier les inlluonces mo-
rales qui ont régi aux divers ùges la société française. Il doit préalablement épuiser
I)K LA IBïlIVCE. 39
les sources primitives, s'approprier, en les véritiant, les travaux de rérudilion
isolée, et, maître de tons les résultats antérieureinenl acquis, les distribuer dans
nue harmonieuse composition : c'est dire qu'il devrait réunir la [ihiiosopliic, l'art
et la science. M. Michelet avait laborieusement cherché une philosophie; il était
devenu artiste éminent; il avait peu fait pour la science positive. C'est le sort de
presque tous ceux qui entreprennent des histoires générales : l'impossibililé de
rassembler à la fois tous les matériaux d'une construction imnien.se les empêche
de combiner un plan ; ils divisent au contraire leur tâche, pour n'en pas voir l'en-
semble, qui les clTraierait; ils avancent au hasard, époque i)ar époque, volume
par volume, déblayant au jour le jour le terrain sur lequel ils doivent bâtir, exhu-
mant les matériaux selon le besoin qu'ils en ont, façonnant avec amour le détail
qui leur complaît, négligeant celui dont ils n'aperçoivent pas encore l'importance
relative. Voilà pourquoi ces grands monuments ont toujours manqué jusqu'ici
d'unité, d'ordonnance et de proportion.
La première section de VHîstoirc de France parut à la fin de 1835. L'auteur,
dans son préambule, annonçait cinq volumes, et ajoutait : « Au premier, les races;
au second, les provinces ; au troisième, les institutions ; aux deux derniers, les
progrès de la nationalité française. » Le cinquième volume vient d'être publié, et
il aboutit seulement à la moitié du xv'= siècle; sept autres volumes sont nécessaires
pour conduire le lecteur jusqu'à la chute du gouvernement impérial. C'est que,
chemin faisant, l'auteur a changé de plan et de méthode. A ses premiers pas, il
subissait encore le joug de ce philosophisme trompeur que nous avons combattu ;
il visait à l'idéalLsation plutôt qu'à la précision scientifique. Avec le troisième
volume commence, pour ainsi dire, un nouvel ouvrage. Le cadre du résumé scien-
tifique s'élargit et prend les dimensions convenables à une histoire sérieusement
étudiée. Un changement non moins remarquable s'opère dans le talent de l'écrivain:
il se fait, comme on dit des peintres, une manière nouvelle, plus solide, plus féconde,
que la première; au lieu de réaliser un idéal qu'il a conçu à l'avance, il cherche
l'éternel problème de l'art, qui est d'idéaliser le réel, de sorte que, sans rien
perdre de son originalité saisissante, il tend à conquérir l'autorité que lui contes-
taient les esprits sévères. Cette révolution très-heureuse, que nous aimons à con-
stater, a néanmoins l'inconvénient de mettre en désaccord le commencement et la
fin de l'ouvrage; elle nous absout des critiques qui tomberont trop souvent sur les
deux premiers volumes, et légitime notre préférence pour les volumes suivants.
Un savant du dernier siècle a dit : s Avec un mot on fait une erreur, et il faut
un volume pour la détruire. » A ce compte, il faudrait une bibliothèque pour
réfuter tout ce qu'il y a nécessairement de mots hasardés, d'assertions malsonnantes,
dans ces histoires complètes qui englobent indistinctement tous les ordres de faits,
incidents politiques, institutions, idées, doctrines, influences physiques, caprices de
mœurs. Dans un ensemble aussi compliqué, les petites erreurs de détail sont iné-
vitables; elles ne prouvent rien contre l'auteur, et il serait puéril de les relever.
L'examen doit porter seulement sur les principes, les points saillants et l'effet
général.
Le début de VHisluire de France est vif et saisissant. Le poète, on peut applitiuer
ce litre à M. Michelet, excelle à idéaliser une race, et à en dessiner le type en jus-
tifiant sa création par des notes habilement groupées. Il avait donc un beau textc^
en abordant la période qui ouvre notre histoire, l'époque gauloise, sur laquelle
nous n'avons pas de traditions directes, et oii l'historien ne peut voir qu'un conflit
40 IIISTOKIEIVS MODEIINES
de races cherchant à s'établir sur le sol où fleurit aujourd'hui notre nation. M. Michelcl
a profité ingénieusement, mais sans servilité, des études de M. Amédée Tiiierry; il
lui a emprunté la lumineuse démonstration qui divise la population de la Gaule en
Gaëls et en Kymris ; les premiers, venus dès les temps les plus obscurs ; les seconds,
arrivés iwstérieuremenl sous la conduite des druides. Cette solution importante
tranche d'un seul coup plusieurs problèmes, par exemple la différence inexplicable
jusqu'alors entre les doctrines épurées du drtiidisme et l'idolâtrie grossière des
tribus gaéliques, la guerre des petites royautés barbares contre les villes déjà pré-
parées à la civilisation. Il n'eût pas été impossible de découvrir quelques traces de
l'organisation politique des cités, et du mouvement commercial qui anima la Gaule
pendant le dernier siècle de l'ère ancienne; des aperçus de cette nature eussent
mieux fait comprendre le succès de l'invasion romaine. Quant à l'expédition de
('ésar, sujet déjà traité par l'auteur dans son ïlisloirc rovtainc, c'est un de ces
morceaux en relief qui rehaussent très-heureusement le fond du récit.
En somme, l'époque gauloise nous paraît traitée d'une manière satisfaisante. On
n'en pourrait pas dire autant du second âge, de l'époque gallo-romaine. Le premier
étonnement de la Gaule conquise, la fusion de la vieille idolâtrie gaélique avec le
paganisme romain, la résistance du druidisme qui représentait la nationalité
gauloise, ont sans doute donné matière à de belles pages; mais que de faits ina-
perçus ou négligés, et des plus importants! Aucune recherche topographique rela-
tivement aux cités libres, aux principautés indépendantes, aux colonies romaines;
rien sur un miracle de politique, sur la métamorphose des Gaulois en Romains, sur
l'effet de ce régime municipal imposé aux villes, sur le sort des campagnes si diffé-
rent de celui des villes, que plus tard on doit voir les hommes des cantons, à
proprement parler les païens, donner leur nom à l'idolâtrie, tandis que les citadins,
beaucoup plus à plaindre, adoptent le christianisme, la religion des affligés. Le
contraste de la prospérité des premiers siècles et de la détresse des derniers n'est
pas expliqué; on n'a pas même mentionné la grande réforme administrative opérée
par Dioclétien et Constantin, qui subsliluèrent un gouvernement monarchique au
despotisme militaire, révolution qui eut ses principaux effets dans la Gaule. Il no
suffisait pas de flétrir les abus de la fiscalité et de signaler la misère publitpie en
reproduisant les déclamations boursouflées de Lactance et de Salvien. M. Michelel,
qui s'en tient trop souvent aux vagues indications, parce qu'il craint la sécheresse
des traits arrêtés, aurait dû, en cette circonstance, forcer ses instincts en pénétrant
bravement dans le texte des lois romaines et dans le fatras des glossateurs. Il y avait
nécessité d'exposer Yétat légal des personnes, et la double hiérarchie des conditions
dans les campagnes et dans les villes, la distribution du sol en cantons libres, en
biens du domaine public, fonds militaires, banlieues des villes; il fallait en un
mot éclairer l'étonnante diversité d'intérêts qui réduisait à l'impuissance une
population très-vivace encore. C'était un rude défrichement à faire, mais la moisson
eût été féconde; car, nous n'hésitons pas à le dire, l'époque gallo-romaine, si ordi-
nairement négligée par nos historiens, et qu'on connaîtrait à peine sans quelques
aperçus de l'abbé Dubos, et sans les belles leçons dans lesquelles M. Guizot a
retracé tout ce que son cadre admettait; cette époque est, sinon la plus intéres-
sante de notre histoire, au moins la plus utile à étudier. Depuis Constantin jusqu'à
l'invasion germanique, le vieux génie romain, vivifié par la parole chrétienne,
s'appliqua sérieusement à la réforme de l'empire. A défaut de l'esprit public qu'il
n'était plus possible de ranimer, on entretint le mouvement du corps épuisé en
ne L.i FltANCIi. 41
inullipliaiU les ressorts arlilicicls. On combina une organisation Irès-conipliquée,
dont il subsista toujours quelque chose, malgré les remaniements successifs et
Iiartiels. Il importe donc de connaître parfaitement le point de départ, l'élal social
de la Gaule au iv siècle, [tour s'exiijiquer les révolutions postérieures : pour qui
n'a pas ces notions, tout devient [irobléaiatique et ténébreux.
Il ne fallait pas attendie de M. Micludet de nouvelles lumières sur la crise qui
ruina le gouvernemeiil imi)érial au prolil des bandes germaniques. On serait tenté
de croire qu'il a fait disparaître à dessein, dans le demi-jour d'une narration nua
geuse, les aspérités de la controverse relative aux origines françaises. Les éléments
divers qui fermentent dans la Gaule pendant le v* siècle, et dont la lente et pénible
assimilation doit constituer le peuple français; citoyens de la province romaine,
Wisigolhs de l'Aquitaine, Burgundes vers le Rhône et la Saône, sujets romains d\^-
gidius et de Syagrius, confédération armoricaine des Gaulois révoltés, Bretons ré-
pandus vers le littoral de l'Océan, villes municipales livrées à elles-mêmes, Franks
de la llipuairie, Franks Saliens, tous ces groupes hostiles sont mentionnés en moins
de vingt pages : l'auteur ne fait aucun efl'ort pour les caractériser; il ne daigne pas
consacrer quelques lignes au code des lois barbares. Évidemment, lorsque M. Mi-
chelet écrivait ce chapitre, il était sous l'influence de ses théories absolues. Ge
qu'il cherchait dans le passé, c'était, non l'accident, mais l'idée, la synthèse des
événements. Souvent, il est juste de le dire, cette intuition a été heureuse. Par
exemple, relativement au problème de la prise de possession du sol français par
les Franks, tous les systèmes produits jusqu'ici sont faux, si on les soutient d'une
manière absolue, et tous renferment quelques portions de vérité, parce qu'il s'agit
d'un phénomène des plus compliqués, et dont les effets ont été variés à l'inlini ;
mais un fait qui explique tous les autres, c'est que les Franks, les moins nombreux
des barbares, n'ont réussi que parce qu'ils ont été les hommes d'armes, les instru-
ments des chefs de la population catholique. M. Michelet entrevoit et signale ce
résultat décisif: « L'Église, dit-il, fit la fortune des Franks. Jamais leurs faibles
bandes n'auraient détruit les Goths, humilié les Bourguignons, repoussé les Alle-
mands, si partout ils n'eussent ti'ouvé dans le clergé un ardent auxiliaire qui les
guida, éclaira leur marche, leur gagna d'avance les populations. »
Qu'après l'époque où il aurait fallu discuter vienne celle où il convient dépeindre,
il y aura, dans l'agitation de la barbarie, des peuples à faire mouvoir, d'imposantes
figures, des Frédégonde, des Brunehaut, des Gondowald, des Ébroim à mettre en
relief. Alors l'auteur retrouvera un coloris souvent vrai, toujours saisissant; son
récit offrira des oppositions heureuses, de l'éclat, de l'intérêt. Ne lui demandez pas
des détails précis et instructifs sur le caractère de la royauté chez les Franks, sur
les conséquences des lois barbares ap|)liquées aux campagnes, sur le sort des di-
verses classes de la population urbaine, sur le rôle des maires du palais et les res-
sorts grossiers du gouvernement. Malgré tant de lacunes, il vous laissera une im-
pression assez juste des résultats de l'époque mérovingienne : vous entreverrez
l'antagonisme de l'Aquitaine et de la Neustrie, du midi et du nord. Le clergé fait
des efforts méritoires pour s'emparer des rois neustriens, et pour faire prévaloir
dans les affaires publiques le sentiment de la bienveillance chrétienne, disposition
nécessairement favorable aux classes inférieures. Déjà la voix populaire, qui n'est
encore qu'un faible vagissement, semble être celle voix de Dieu à laquelle le roi
doit se soumettre. Blessée dans son orgueil et dans son droit, l'aristocratie germa-
nique murmure, proteste, et finit par se soulever. Deux intérêts, deux partis en
Au HISTORIENS MODERNES
opposition, divisent l'eniinre des Franks : d'un côté, la Neustrie romaine, ecclésias-
tique et populaire; de l'autre, l'Austrasie barbare et aristocratique, supérieure en
force parce qu'elle s'appuie sur l'Allemagne, où elle ne cesse de se recruter. L'Aus-
trasie l'emporte enfin, et détermine un changement de dynastie en faveur de la
grande famille des Pépins, qui, longtemps chefs du parti vainqueur, ont accoutumé
les nobles eux-mêmes à l'obéissance.
M. Michelet semble avoir infligé à quelques-uns des grands hommes qu'il a ren-
contrés son système de nivellement. Plusieurs personnages qui se présentent d'or-
dinaire avec une ampleur et une fierté un peu théâtrales, Charles Martel, Charle-
magne, Philippe-Auguste, saint Louis, sont capricieusement rapetisses. On nous a
dit jusqu'ici que le bâtard de Pépin d'Héristal, quoique peu dévot, quoique spolia-
teur des biens ecclésiastiques, avait eu un instinct politique assez sûr pour se dé-
clarer le champion des intérêts chrétiens. C'est lui qui ouvre par des victoires la
Frise et la Saxe aux missionnaires catholiques. C'est pour avoir écrasé les maho-
métans dans les champs de Poitiers, qu'il reçoit le surnom de Marteau. Plus lard,
il est nommé par le peuple romain patrice de Rome, et le pape Grégoire III lui en-
voie les clefs du confessionnal de saint Pierre en signe de souveraineté temporelle.
Malgré ces indices, M. Michelet a métamorphosé Charles Martel en païen. « Son
nom païen de Marteau, dit-il, me ferait volontiers douter s'il était chrétien. On sait
que le marteau est l'attribut de Thor, le signe de l'association païenne, celui de la
propriété, de la conquête barbare. » Le grand duel des chrétiens et des mahomé-
lans où ceux-ci perdirent, selon les chroniques, trois cent soixante-quinze mille
hommes, la fameuse bataille de Poitiers, n'obtient de M. Michelet que cette phrase
presque dédaigneuse : « Une rencontre eut lieu près de Poitiers entre la rapide ca-
valerie de l'Afrique et les lourds bataillons des Franks. Les premiers, après avoir
éprouvé qu'ils ne pouvaient rien contre un ennemi redoutable par sa force et sa
masse, se retirèrent pendant la nuit. Quelle perte les Arabes purent-ils éprouver?
C'est ce qu'on ne saurait dire. »
Charlemagne est plus maltraité encore que son aïeul. C'est en vain que, pendant
quarante ans, il promena sur l'Europe sa redoutable épée, qu'il anima cinquante-
trois expéditions, présent, par son courage, absent, par l'ascendant de sa volonté :
il ne trouve pas grâce devant M. Michelet. L'historien commence par représenter
tous les ennemis de la France dans un accablement qui laisse peu de mérite au
vainqueur, et il ajoute : « Les soixante ans de guerre qui remplissent les règnes de
Pépin et de Charlemagne, offrent peu de victoires, mais des ravages réguliers, pé-
riodiques; ils usaient leurs ennemis plutôt qu'ils ne les domptaient, ils brisaient à
la longue leur force et leur élan. Le souvenir le plus populaire qui soit resté de ces
guerres, c'est celui d'une défaite, Roncevaux. n Si Charlemagne, au faîte de la
gloire et de la puissance, exerçant le pouvoir souverain dans presque tous les pays
qui avaient composé l'empire d'Occident, hésite à recevoir le litre d'empereur,
qui lui est décerné par une triple acclamation du peuple romain, c'est de sa
part une hypocrisie puérile, une comédie préparée. En somme, son plus grand mé-
rite fut celui de Louis XIV, de vivre longtemps. « Institutions, gloire nationale,
tout lui fut rapporté ; les tribus même qui l'avaient combattu lui attribuaient leurs
lois, des lois aussi anciennes que la race germanique. » C'est comme par hasard
que les savants les plus illustres de l'Europe se rencontrent à la cour du roi des
Franks. Le recueil des Capitulaires contient, sous le nom de Charlemagne, un
grand nombre de lois et de mandements concernant le droit civil, les affaires ec-
1>E LA rilANCK. 43
clésiasliques, l'ailiniiiislralioii, r»>c()noniio publique; mais l'œuvre législative est
mise on suspicion comme la gloire militaire. « Peut-être, dit M. Michelet, ces actes
ijui poilenl tous le nom de (".liarleniagne, ne l'ont-ils que reproduire les capitulaires
des anciens vois de France : il est' peu probable que les Pépins, que Clotaire II et
Dagoberl aient laissé si |)eu de capitulaires; que Biunehaut, Fiédégonde, Fbroïm,
n'en aient point laissé. Il en sera advenu pour Charlemagnc ce qui serait arrivé à
Juslinien, si tous les monuments antérieurs du droit romain avaient péri. Le coni-
pilaleur eût passé pour législateur. » Après le réfjuisiloire do M. Michelet contre le
rénovateur de renq)ire d'Occident, contre le héros chevaleresque du moyen âge, il
faut s'empresser de relire cette phrase qui résume une des plus belles leçons de
M. Ciuizot : « L'activité, une activité universelle et infatigable, le besoin de penser
à tout, de porter partout à la fois le mouvement et la règle, c'est le vrai, le grand
caractère du règne de Charlemagnc, le caractère que hd-mcme cl lui seul imprime
à son temps. »
Ne semble-t-il pas (jne M. Michelet, dans la première phase de son talent, était
tourmenté du vague désir de confisquer l'histoire à son profil? On le voit mutiler
impitoyablement les tyiies consacrés, les idées reçues, comme pour se ménager la
gloire do tout reconstruire. Il est un prince qui, couronné à quinze ans, contracte,
malgré les grands qui l'obsèdent, malgré sa mère et ses plus proches [larcnts, un
mariage politique; un prince qui, en peu d'années, a fait rentrer dans le devoir les
petits vassaux qui désolent les terres royales, et ensuite les grands feudataires plus
puissants que lui-même, le duc de Bourgogne, le comte de Flandres appuyé sur
l'Allemagne, le roi d'Angleterre, ce superbe Henri II, qui possédait un tiers de la
France; le roi français dont nous parlons pose la première base d'une administra-
tion, arme les communes pour résister à une coalition de la moitié de l'Furope,
élève le tiers-état en l'associant au noble orgueil d'une grande victoire, ajoute au
domaine qu'il a reçu de son père, c'est-à-dire à la vraie France, le duché de Nor-
mandie, les comtés d'Alençon, d'Auvergne, d'Artois, d'Évreux, de Touraine, du
Maine, d'Anjou, de Poitou, de Vermandois et de Valois. Émus de ces grands résul-
tats, nos historiens avaient jusqu'ici donné à Philippe- Auguste une contenance
fière et sympathique. Malheureusement, M. Michelet venait de dessiner un peu plus
haut les types du roi de France et du roi d'.Vngleterre, tels qu'ils api)araisscnt, a.s-
sure-l-il, dans l'ensemble du moyen âge. « Le premier conserve généralement une
certaine majesté immobile. Il est calme et insignifianten comparaison de son rival...
Enfoncé dans son hermine, il régente le roi d'Angleterre, comme son vassal et son
fils, mauvais fils qui bat son père. Le descendant de Guillaume-le Conquérant,
quel qu'il soit, c'est un homme rouge, cheveux blonds et plats, gros ventre, brave
et avide, sensuel et féroce, glouton et ricaneur, entouré de mauvaises gens, volant
et violant, fort mal avec l'Église. » Tant pis pour Philippe-Auguste, mais il fallail
qu'il rentrât dans le moule du roi de France, dùt-il en être un peu meurtri. « C'é-
tait, dit M. Michelet, un prince cauteleux, plus pacifique que guerrier, quelles
qu'aient été sous lui les acquisitions de la monarchie. La Philippéide de Guillaume
le Breton, imitation classique de l'Enéide, nous a trompés sur le véritable caractère
de Philippe II. Les romans ont achevé de le transfigurer en héros de chevalerie.
Dans le fait, les grands succès de son règne, et la victoire de Bouvines elle-même,
furent les fruits de sa politique et de la protection de l'Église. » M. Michelet sait Itès-
hieaqyie h Phili ppcide u' cal pas le seul document relatif à Philippe-Auguste, et qu'il
n'y a pas de raisons pour mettre en doute la sincérité du continuateur de Rigord,
44 HISTORIENS MODERNES
lorsque après avoir été poêle emphatique, il redevient chroniqueur minutieux. Il se
peut, au surplus, que la bataille de Bou vines n'ait pas eu une grande importance stra-
tégique ; elle n'en mérite pas moins d'occuper une place glorieuse dans notre histoire.
Ses résultats furent immenses. Une coalition perfide voulait morceler ce petit
royaume, qui était le cœur de la France : l'instinct populaire s'indigna. Le serf af-
franchi, qui ne connaissait que l'émeute contre son seigneur, fit son début dans la
grande guerre, et, pour la première fois, soutint en rase campagne le choc de la
cavalerie. Le tiers-état avait enfin donné signe de vie politique; le corps national
était complété. Voilà pourquoi la bataille de Bouvines devint à bon droit populaire.
Dès celte époque, l'homme des champs, le mince bourgeois, ont pu, le soir après
les travaux, entourés de leurs enfants émerveillés, de leurs voisins respectueux,
rappeler les souvenirs du champ de bataille, dire les joies du devoir accompli, s'é-
mouvoir au nom de la France, et réchauffer des âmes tristement engourdies, en
leur transmettant les premières étincelles du sentiment national.
M. Michelet, mieux inspiré, s'est incliné respectueusement devant Louis IX.
L'héroïsme guerrier du saint roi, son équité, son dévouement au bien public, son
inébranlable vertu au milieu des plus grands revers, ont donné lieu du moins à des
tableaux touchants. On aurait pu faire l'essortir davantage le côté politique de ce
règne, les innovations administratives qui préparaient légalement les grands ré-
sultats que Philippe- le-Bel devait obtenir par la ruse et la violence. Nous n'osons
pas reprocher à l'auteur cet oubli; il paraît qu'il n'entrait pas dans son premier
plan de faire connaître le mécanisme des anciennes institutions. L'établissement
de la féodalité est constaté en peu de lignes; mais l'organisation féodale, les res-
.sources et les vices de cette forme de gouvernement, son iniluence sur les lois ci-
viles, l'économie publique et les rapports sociaux, ne sont aucunement exposés. La
révolution communale, dont la critique contemporaine a si bien relevé l'impor-
tance, n'est pas mise en saillie. M. Michelet s'excuse d'en retracer le mouvement
dramatique et renvoie ses lecteurs aux belles scènes de M. Augustin Thierry, bien
faites en effet pour désespérer les prétentions rivales. Quant à la partie critique,
qui appelle encore tant d'éclaircissements, elle n'est pas même abordée. Il eût été
fort utile pour l'intelligence des deux derniers siècles du moyen âge de dresser
nue sorte de statistique de la France communale, distinguant les municipalités
d'origine romaine, comme Reims, Bourges, Orléans, Besançon; les communes ru-
rales dont l'origine remontait à d'anciennes communautés d'hommes libres; les
villes communales qui ont arraché leurs chartes d'affranchissement par l'insurrec-
tion; celles, en beaucoup plus grand nombre, qui ont obtenu la liberté par rachat,
au grand contentement de leurs seigneurs, trop heureux d'échanger de vaines pré-
rogatives contre de bonnes redevances. M. Michelet s'est dispensé des recherches
par des phrases à effet qui ne sont pas toujours d'une rigoureuse exactitude, celle-
ci par exemple : « On a dit que le roi avait fondé les communes; le contraire est
plutôt vrai, ce sont les communes qui ont fondé le roi... Ce sont les communes,
ou, pour employer un mot plus général et plus exact, ce sont les bourgeoisies, qui,
sous la bannière du saint de la paroisse, conquirent la paix publique entre l'Oise
et la Loire. » Quoiqu'il soit ordinaire à nos historiens de confondre ces deux mots,
communes et bourgeoisies, ils n'ont pas toujours eu la même signilication. Par
communes on entendait la réunion, la conjuralion des habitants d'un même lieu
pour la défense des intérêts communs : la bourgeoisie était un contrat individuel
en vertu duquel un homme, serf ou libre, paysan ou citadin, désavouait la juridic-
DE LA FRANCE. 4i>
lion lie son soi^îneur pour se placer directement sous celle du suzerain, c'est-h-dire
du roi, représenlé dans les provinces par ses baillis. Pour devenir bourgeois du
roi, il suflisail de payer une redevance au trésor royal et de faire vin séjour de sis
mois dans une ville du domaine. Ainsi, du même coup, la royauté enlevait un sujet
au seigneur féodal et gagnait un contribuable. Cette institution des bourgeoisies
royales, qui ne fut dans l'origine qu'une mesure de police judiciaire et dont les au-
teurs peut-être ne comprirent pas d'abord toute la portée, fut plus nuisible encore
à la féodalité que celle des communes, et ce qui le prouve, ce sont les réclamations
réitérées et menaçantes, les ligues, les prises d'armes de la noblesse, pour recou-
vrer la plénitude de ses droits de justice.
Ces deux premiers volumes de Vllistoire de France, qui laissent tant de prise à
la critique, attirèrent sur M. Micbelet l'auréole de la popularité. Est-ce à dire que
le public s'est trompé et qu'il y a lieu à casser le jugement? La conclusion serait
trop rigoureuse. Les juges compétents cberchent d'abord dans une histoire ce qui
devrait y trouver place. La foule inexercée prend ce qu'on lui offre, et se prononce
suivant l'effet qu'elle éprouve à la lecture. Ce qui la séduit avant tout, c'est un
récit vif, entraînant, varié, qui offre à l'imagination des aspects nouveaux et mette
en jeu les facultés sympathiques. Or, il faut convenir que peu d'historiens ont su,
comme M. Michelet, s'emparer du lecteur et le conduire lestement à la lin d'un
volume. Si l'on est exposé avec lui à glisser trop légèrement sur des points impor-
tants, du moins est-on dédommagé par des rencontres imprévues. Pour entretenir
constamment l'intérêt, il ne se fera pas scrupule de quitter la France, et de courir
en Angleterre ou en Italie, pour vous raconter ensuite les conquêtes des Normands,
les tentatives de Grégoire VII, la fin tragique de Thomas Becket. A chaque instant,
quelque surprise nouvelle, quelque morceau excitant; une belle description ou un
portrait hardi, un éclair poétique ou une anecdote malicieuse. Ce sont parfois des
tableaux aux larges proportions et sérieusement étudiés, comme son récit de la pre-
mière croisade, ou tout simplement quinze ou vingt lignes d'une fantaisie char-
mante, qui scintillent au milieu des pages comme ces vignettes exquises qu'on
intercale dans les éditions de luxe. C'est plus qu'il n'en faut pour un succès popu-
laire, et les applaudissements bruyants sont aussi bien motivés que les protestations
de quelques critiques.
Nous ne croyons pas nous tromper en plaçant M. Michelet lui-même au nombre
des juges sévères. Déjà, à la fin de son deuxième volume, nous lisons une sorte
de protestation contre les doctrines absolues auxquelles il a trop longtemps sacrifié.
C'est au bruit des applaudissements, en plein succès, qu'il entreprend de s'amender,
et qu'il conçoit cette nouvelle méthode, à laquelle il déclare s'en tenir définitive-
ment. Il en résulte qu'arrivé à la moitié de sa carrière, il commence un ouvrage
nouveau, pour ainsi dire, par son ampleur et ses moyens de développement. Les
deux premiers volumes avaient dépassé le règne de saint Louis ; les trois volumes
publiés depuis embrassent moins de deux siècles (1270-1461), depuis la mort de
saint Louis jusqu'à celle de Charles Vil. Le nouveau programme de l'historien est
magnifique : il ne se contente plus de moissonner dans les chroniques imprimées
ou inédites; il contrôle les faits en les rapprochant des actes ofiiciels, il dépouille
avec soin l'immense collection des Ordonnances des rois de France. Employé à la
conservation des Archives du royaume, il a fait, assure-t-il, de cette nécropole des
monuments nationaux la demeure favorite de sa pensée, et il interrog<î avec une
curiosité superstitieuse les vénérables parchemins qui gardent les secrets des
46 HISTORIENS MODEIIISES
vieux âges. Il piiiso également aux sources extérieures, consulte les hommes spé-
ciaux, entretient des correspondances lointaines, soumet aux savants anglais, belges
ou allemands les passages où notre histoire se confond avec celle des nations étran-
gères. Voilà pour le fond. De même, quant à la forme, l'auteur se range. Plus
d'excursions inutiles, plus de fantaisies compromettantes, scmble-t-il nous dire.
Ne nous effrayons pas trop de cette conversion : cette riche et pétulante imagina-
tion n'est pas si bien corrigée qu'elle ne se permette parfois quelques échappées.
Si elle a réprimé le fol entrain de la jeunesse, qui ne plaît qu'aux étourdis, il lui
reste cette coquetterie discrète et expérimentée à laquelle les plus rigides se lais-
sent prendre. Ainsi, M. Michelet, en conservant son originalilé, a pu prendre sa
place parmi les historiens sérieux et positifs, c'est-à-dire qn'il a eu l'honneur d'é-
claircir à son tour quelques faits obscurs, et d'attacher son nom à certaines parties
de notre histoire.
Nous ne pouvons indiquer que très-sommairement les points historiques dont
M. Michelet a renouvelé l'aspect. La méthode inaugurée avec le troisième volume
convenait parfaitement à la peinture du xiv" siècle. Jamais la déchéance de la féoda-
lité, la formation d'une souveraineté centrale, la lutte de l'homme de loi contre
l'homme d'armes, n'avaient été dépeintes avec tant de vivacité et de pénétration.
L'historien a fort bien exposé et suivi dans ses déductions le grand problème éco-
nomique que Philip|)e-le-Bel eut à résoudre. « Le seigneur du moyen âge payait
ses serviteurs en terres, en produits de la terre : grands et petits, ils avaient place
à sa table ; la solde, c'était le repas du jour. » Ainsi, chacun des vassaux, assuré
d'une existence convenable et proportionnée à son grade dans la hiérarchie sociale,
acquittait en retour une somme de services publics. En perdant leurs sujets et leurs
privilèges, les seigneurs furent affranchis des fonctions qu'ils devaient accomplir
personnellement ou au moyen de leurs subordonnés ; ils rentrèrent peu à peu dans
la classe des propriétaires indépendants. Or, à la place de ces officiers héréditaires,
le gouvernement central se hâta d'instituer des fonctionnaires salariés et révocables.
Les hommes du roi, revêtus de l'inviolabilité royale, prirent peu à peu possession
des magistratures; c'étaient des administrateurs civils qui introduisaient des règles
uniformes, des juges qui prononçaient, non plus selon les us et coutumes, mais
en vertu du droit divin et absolu dont le monarque était la personnification :
l'armée cessa d'être la réunion des bandes féodales pour devenir une force homo-
gène, régulière, nationale, et les seigneurs n'y servirent plus qu'en qualité de capi-
taines royaux. Qu'on se représente, au début de cette rénovation, l'embarras des
hommes d'État pour équilibrer le budget et mettre le revenu du roi au niveau des
charges. Il était juste de demander des contributions en argent à ceux qui étaient
dispensés des œuvres. Ainsi prit naissance le système de fiscalité qui s'est développé
jusqu'à nos jours. Ce sont ces changements survenus dans la condition des officiers
publics et dans la nature de leurs honoraires qui marquent le passage de l'âge
féodal aux temps modernes. L'or, c'est-à-dire le travail accumulé, la fortune trans-
missible. devint à la lettre le nerf des affaires. Pour que les affaires ne languissent
pas, il fallut aux gouvernants de l'or, et toujours et beaucoup. H y eut donc néces-
sité, au xiv" siècle, de multiplier le revenu, d'activer la circulation, de mobiliser les
valeurs amorties; tentatives périlleuses à une époque d'inexpérience en matière
économique; fatalité qui explique, sans les justifier, les supercheries, les spolia-
lions brutales, les crimes juridiques de Philippe-le-Bel et de ses successeurs.
Cette éclosion du système moderne ne fut pas instantanée; elle occupa doulou-
1)E LA rRAISCE. 47
reiiseinent le xiv" et le xv" siècle; il y eut des lâlonnements infinis, des réactions,
des crises de désespoir, un effrayant contlit d'intérêts et do passions. La peinture
de cette é|)oque convenait au talent do M. Miclielel, qui cherche avant tout l'agita-
tion dramatique et les contrastes. FidcMe à son nouveau programme, l'artiste s'est
résigné souvent au devoir modeste du rapporteur; il a voulu prouver qu'il pouvait,
comme un autre, épousseler et déchiffrer des parchemins, débrouiller une intrigue
diplomatique, exposer le positif des affaires. Il a signalé, par exemple, l'intervention
du génie mercantile sur la scène politique, surtout à l'occasion des guerres de
Flandre et d'Angleterre. Son analyse des actes des états-généraux de 13o7 est très-
judicieuse : elle projette une lumière certaine sur un personnage à la fois célèbre et
méconnu, sur Etienne Marcel, ce tribun impatient, qui veut, dès le xiv" siècle,
« substituer la république à la monarchie, donner le gouvernement au peuple,
lorsqu'il n'y a pas encore de peuple. » Au quatrième volume, consacré au règne de
Charles VI, la politique des maisons rivales d'Orléans et de Bourgogne, des Arma-
gnacs et des Bourguignons, est supérieurement expliquée. L'ordonnance de 1413,
non moins digne de remarque comme monument législatif que par la manière dont
elle a été arrachée à la royauté au milieu d'une sanglante révolution, ce code ad-
ministralif de la vieille France avait à peine été mentionné par les précédents
historiens. M. Michelet lui a consacré un commentaire proportionné à son impor-
tance. Il serait juste de multiplier les exemples de ce genre, de signaler surtout des
études fort intéressantes sur le rôle des parlements, sur la réorganisation de la
force publique après l'expulsion des Anglais, sur le régime des communes flamandes
soumises au xv* siècle à la puissante maison de Bourgogne et introduites ainsi dans
la sphère politique de la France. On sentira que des appréciations détaillées de ces
divers travaux élargiraient démesurément notre cadre : il nous suffit d'avoir con-
staté les efforts de M. Michelet pour répondre aux exigences des esprits positifs.
Malgré les concessions faites aux publicistes et aux érudits, la faculté descriptive
est loujoui^s celle qui domine chez l'historien. Chaque fois qu'un incident lui offre
des ressources poétiques, il s'en empare, lui trace un cadre, prodigue la couleur,
compose enfin un tableau si saillant, qu'il semble se détacher du tissu général,
comme ces peintures qui ont trop de relief. Il y a ainsi, dans les trois derniers
volumes, beaucoup de petits épisodes et trois grands drames : les Templiers, mor-
ceau d'autant plus remarquable que sa conclusion sur les causes réelles et appa-
rentes de la suppression de l'ordre a été généralement acceptée; la folie de
Charles VI, tragédie lugubre dont le dénoi!iment semble devoir être l'anéantisse-
ment de la France; et, dans le cinquième volume récemment publié, .leanne d'Arc,
qui devait être le chef-d'œuvre de M. Michelet, parce que, cette fois, Ihistoire
pouvait devenir un beau et grand poème, sans que la réalité en souffrit. Nous
voudrions faire comprendre à cette occasion avec quel art l'auteur sait animer ses
personnages. Au lieu de les introduire d'emblée dans son récit pour les juger des
hauteurs de la science, il les laisse naître et grandir sous les yeux du lecteur.
L'être supérieur, le héros dans le drame qu'il déroule, est, comme à la scène, le
centre autour duquel gravitent les acteurs secondaires jusqu'aux derniers figurants.
Ce mouvement général et continuel communique h l'esprit une excitation si vive,
qu'on rêve, en lisant, au delà de ce que le livre exprime.
M. Michelet sait employer, sans déroger à la gravité du récit, tous ces petits
incidents de la vie commune que les historiens abandonnent d'ordinaire à la fic-
tion. Il est impossible, par exemple, do lire le chapitre q>n sert d'introduction à la
48 HISTORIENS MODERNES
belle légende de Jeanne d'Arc sans être transporté en plein xv" siècle, au milieu de
la naïve population de Vaucouleurs. L'est de la France est devenu un royaume
bourguignon ; l'ouest et le centre subissent le joug des Anglais. Une seule ville,
Orléans, a fait jusqu'alors bonne contenance; mais, bloquée strictement et menacée
de la famine, elle commence à se lasser de son héroïsme, et déjà on a découvert
des trous pratiqués dans la muraille pour donner entrée aux ennemis. La France
va périr : qui la sauvera, si ce n'est Dieu? C'est alors que bien loin, à quatre-vingts
lieues du sanglant théâtre, une iille des champs, timide et recueillie jusqu'alors,
va dire à son père qu'elle a mission de sauver la France, qu'elle doit commencer
son œuvre par la délivrance d'Orléans, et conduire ensuite le dauphin à Reims
pour l'y faire sacrer. L'historien ne manque pas de faire observer que la merveil-
leuse fille voit tout d'abord où il faut frapper pour trancher le nœud politique : ce
qui fait l'indécision du peuple et sa faiblesse, c'est son embarras à choisir un
maître entre le dauphin Charles et le fils du roi d'Angleterre, que le dernier roi,
le fou Charles VI, a déclaré son héritier. Que le dauphin soit sacré le premier, et
la nation aura un roi légitime autour duquel elle pourra se rallier. L'historien a
dit son mot; il \a s'effacer pour faire place au poète. Sous le charme de son récit,
on se représente le vieux Jacques d'Arc ébahi, épouvanté, en apprenant que Jeanne,
la plus sage de ses filles, a la fantaisie de courir le pays au milieu des soudards.
Mieux vaut pour lui la voir morte, et il déclare tout net que, si elle insiste, il la
noiera de ses propres mains. Jeanne se retire muette et résignée, heureuse peut-
être d'échapper par l'obéissance à la triste destinée qu'elle entrevoit. Mais, dans la
solitude où elle aime à se réfugier, elle est de nouveau visitée par le bel archange
et par ses deux saintes, qui lui rappellent r la pitié qu'il y a au royaume de
France. >- Pendant ce temps, le miracle a fait bruit: tout le village est en émoi;
les esprits forts blâment l'inspirée; les âmes tendres la plaignent. Il y a deux en-
fants, Haumette et Mengette, deux petites amies qui pleurent de chaudes larmes
sur le malheur de Jeanne, et que Jeanne a grand regret d'affliger. Il y a aussi un
jeune garçon, un voisin du même âge que la bergère, celui qu'elle appelait son
mari dans les innocentes coquetteries du premier âge. Le voisin, en grandissant,
n'a pas oublié cette douce parole, et pour lui elle vaut promesse : il ne veut pas
laisser partir cette belle fille de dix-huit ans, à la taille élancée, au front pur, à la
voix douce et onctueuse, et, dans son désespoir, il va jusqu'à l'assigner devant les
juges ecclésiastiques.
Dieu a parlé : la France est aux abois ; il faut partir. Jeanne a gagné un de ses
oncles, un pauvre charron, qui consent à la conduire chez le seigneur de Vau-
couleurs. Elle n'ignore pas que le rude capitaine se propose de renvoyer à son
père l'extravagante « bien souffletée. « Qu'importe une humiliation quand on
marche au martyre? Elle part avec son oncle, après avoir embrassé toutes ses amies
et recommandé à Dieu la petite Mengette. Quant à Haumette, celle qu'elle aime le
plus, elle craint de faiblir en la voyant pleurer, et préfère s'éloigner sans la voir.
La paysanne « avec ses gros habits ronges » est bientôt en présence du sire de
Baudricourt ; elle lui parle avec une fermeté qui l'étonné et le subjugue. Le routier
a peu de foi en Dieu ; mais il craint le diable et soupçonne une diablerie; il ap-
pelle son curé, qui procède à l'exorcisme. Celui-ci s'attendait également à quelque
révolte du malin esprit ; il demeure confondu en voyant la jeune fille écouter les
prières de l'église dans une pieuse extase. Alors un vieux gentilhomme, qui a
observé sans mot dire toutes ces choses étranges se sent illuminé tout à coup. Il
DE LA TRANCE. (i)
prend dans sa main la main de Jeanne, et jure par sa foi de la conduire an roi
Charles. L'élan est donné : les i>aysans de Vaucouleurs se cotisent pour équiper
l'héroïne. Il lui reste encore une épreuve à subir, la plus cruelle de loules. A l'in-
stant du départ, son père désolé, sa bonne vieille mère, le frère, les deux sœurs,
toutes les amies, et sans doute le fiancé, font les derniers efforts pour retenir celle
qui est tant aimée. Ils supplient, ils ordonnent, ils menacent en vain. L'ordre est
positif. La pauvre victime doit partir, îi son grand regret, car elle aimerait l)ien
mieux, ce sont ses propres paroles, les gais propos de la veillée que le fracas de la
guerre, et une quenouille à liler auprès de sa mère qu'une lourde épée tachée de
sang. Elle part donc sous la sauvegarde du vieux chevalier qui s'est voué à son
service, et accompagnée de cinq :\ six hommes, qui la suivent, les uns par sym-
pathie, les autres par curiosité, tous avec respect. Le trajet est long et périlleux :
il faut traverser en plein hiver un pays sans ressources, parcouru dans tous les sens
par les Anglais, les Bourguignons et des brigands sans patrie, plus dangereux en-
core que l'étranger. Malgré tout, on est sans crainte, car déjà on a compris que
Dieu veille sur un peuple qui est à lui, et que la France est sauvée !
Est-ce une fiction que nous venons d'analyser? Ces détails touchants, qui font
concourir toute une population à l'effet d'un drame, sont-ils des combinaisons de
romancier? Non, c'est là de l'histoire dont chaque trait est justifié en note par des
témoignages valables. Notre but, en résumant quelques-unes des pages consacrées
à Jeanne d'Arc, a été de montrer avec quel bonheur M. Michelet sait découvrir
dans le bavardage diffus d'une chronique, dans un acte juridique, dans l'écrit le
plus insignifiant en apparence, le mot qui enferme le sentiment sympathique,
l'incident qui fait tableau. Il y a dans chaque talent une nuance aimée du public;
si on veut apprécier celle qui a fait le succès de M. Michelet, il faut lire en entier
ce bel épisode de la Pucelle, qui compose la moitié du cinquième volume. Il se
peut qu'il y ail des taches dans une pièce de cette étendue; mais nous avouons
franchement ne les avoir pas remarquées : nous plaignons les criticpies qui peuvent
résister à l'émotion et suspendre une lecture entraînante pour constater des im-
perfections de détail.
Chaque historien, en prenant son point de vue, choisit dans le passé un aspect
qu'il préfère, et que son œuvre rétléchit avec un éclat souvent nuisible aux autres
faces du sujet. La faculté intuitive, qui domine chez M. Michelet, le porte à péné-
trer l'esprit de chaque époque, à relléter les phénomènes moraux. Voué à une
sorte de psychologie historique, il analyse l'idée cachée, selon lui, sous chaque évé-
nement, avec la recherche curieuse qu'apporte l'école pittoresque à décrire la cise-
lure d'une tourelle ou les blasons d'un tournoi. A-t-il un procédé qui lui soit
propre pour dégager la i)ensée de l'acte matériel? C'est ce que nous n'avons pas pu
découvrir. Spiritualiste en théorie, il semble devenir matérialiste dans l'exécution.
C'est ordinairement par l'action des causes locales et extérieures qu'il trouve moyen
d'expliquer toutes choses. Il est évident que, dans la France ancienne, les afiinités
de races, d'intérêts et de coutumes, les influences topographiques, la difficulté des
communications, ont formé des groupes reconnaissables encore à des caractères mai
effacés. Mais M. Michelet ne se contentera pas de dessiner ces types provinciaux; il
gaspillera beaucoup d'esprit et d'érudition pour démontrer que la Bretagne doit
nécessairement produire des hommes d'opposition intrépide, opiniâtre, aveugle; le
Lyonnais, des hommes mystiques; la Picardie, des hommes rusés et goguenards :
autant de terres, autant de fruits. L'auteur découvre toujours quelque relation
50 HISTORIENS MODERNES
mystérieuse entre les sites, les provenances naturelles, les monuments, les costumes
et les usages. Par exemple, « il y a entre le Languedoc et la Guyenne la même
différence qu'entre les montagnards et les girondins, entre Fabre et Barnave(l),
entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux. » Les noms même ne sont
pas sans influence : « Ce drôle de cardinal Dubois était de Brives-la-Gaillarde. »
Si celte idée fixe est tolérable dans une agaçante causerie, comme le voyage
pittoresque dans l'ancienne France qui ouvre le second volume; elle a des incon-
vénients graves dans les appréciations philosophiques. L'auteur qui sait exposer
habilement les doctrines et les suivre dans leurs conséquences, a le tort de légi-
timer les tendances des théologiens et des philosophes parles instincts intellectuels
qu'il attribue à leur race. Le défenseur du moi humain. Pelage, procède en vertu
de l'individualisme helléno-celtique. Le rationalisme destructeur des Vaudois a dii
prendre naissance parmi les montagnards des Alpes, « gens raisonneurs et froids
sous le vent des glaciers. « Le mysticisme, qui annule l'individu, est une contagion
d'origine germanique, et toujours ainsi. M. Michelet ne remarque pas qu'en faisant
à chaque philosophe une nécessité de son opinion, il l'affranchit de la responsabilité
de ses erreurs, et qu'il s'interdit à lui-même le droit de condamner ces révoltes
contre les principes sociaux, ces maladies morales qui éclatent toujours dans les
époques tourmentées, et qui se traduisent dans la pratique par de grands désor-
dres. IVIais on aurait tort, avec lui, de batailler longtemps sur le terrain des prin-
cipes. Nous inclinons à croire que souvent ce qui parait dans sa bouche une asser-
tion dogmatique n'est qu'une forme habituelle de son langage, et que, dans ses
derniers volumes surtout, les réminiscences de son ancienne philosophie sont invo-
lontaires.
Malgré le grand nombre des opinions ainsi hasardées, l'appréciation des idées et
des mœurs forme la [)artie saillante et originale de ïllistoire de France. Il n'y a
pas à craindre avec M. Michelet l'ennuyeuse symétrie qui a une case étiquetée pour
chaque ordre de faits. Études, croyances, arts, industrie, usages, modes, travers,
anecdotes, tout ce qui occupe le monde lui fournit des fils, qu'il conduit avec une
merveilleuse adresse dans sa trame aux mille nuances. On croirait, comme dans un
journal, trouver au-dessous du grave exposé politique le capricieux feuilleton. Une
peinture de la société féodale et chevaleresque nous transporte au milieu d'une
fourmilière de moines, divers par la couleur comme par les instincts; vous distin-
guez surtout les franciscains, « ces apôtres efiïénés de la grâce, courant partout
pieds nus, jouant tous les mystères dans leurs sermons, traînant après eux les
femmes et les enfants, riant h Noël, pleurant le vendredi-saint, développant sans
retenue tout ce que le christianisme a d'éléments dramatiques. » Pendant ce temps,
les universités discutent jusqu'à la fureur, les cathédrales s'élèvent, les donjons
s'embellissent, le négoce s'organise, la poésie court le monde, représentée par les
troubadours. Mais cette vitalité exubérante engendre la fièvre, une fièvre mortelle.
L'atmosphère s'assombrit, l'abattement décompose toutes les figures; chacun s'isole,
les passions politiques font silence. C'est la peste noire, qui entasse des morts par
toute la chrétienté. Le monde féodal croit à sa fin prochaine. A qui s'en prendre
<le ce fléau? On se jette avec fureur sur les juifs, sur les lépreux; on verse à grands
Ilots le sang impur, sans que Dieu suspende sa colère. Le peuple au désespoir tourne
sa rage contre lui-même; des processions de fhtgellanls, dépouillés jusqu'à la cein-
(1) Bariiave olail Dauphinois.
DK LA rnANCE. ÎJl
turc, traînaiU des croix rouges, vont de ville en ville en chantant des cantiques
Iiii^ubres, et en s'arrètanl sur les places pour se déchirer l'un l'autre avec des fouets
armés de pointes de l'er. Le lléau s'apaise enfin, après avoir dévoré un tiers de la
population européenne. Pour ceux qui restent et se sentent vivants, « c'est une joie
sauvage de vivre, une orgie d'héritiers. » En gaspillant ainsi la dépouille des morts.
on a contracté le goût du luxe et de la jouissance effrénée. 11 faut de l'or et de la
puissance pour ne pas déchoir; on se donne au diable pour en obtenir : époque de
ralchiniie, de la sorcellerie, des crimes bizarres et incroyables. C'est ainsi qu'à
cha(iue siècle un nouvel aspect de la société morale change la décoration de la scène
politique.
Si, dans cette peinture du moyen âge, le fond est ordinairement sombre, c'esî
la faute de l'iiisloire, et non de l'historien. Qu'un rayon de soleil vienne à luire, et
il s'en empare aussitôt pour adoucir sa perspective. Il laissera volontiers aux prises
les Armagnacs et les Bourguignons pour passer en Angleterre, et écouter, au pied
d'une tour, comme Blondel, les douces chansons que soupire un gracieux poète.
le prince Charles d'Orléans, prisonnier des Anglais. Dans la foule sans nom où il
aime à se glisser, M. Michelet découvre parfois des héros pour lesquels il se pas-
sionne. Qu'on se figure, au xv'' siècle, la féodalité frappée au cœur, mais faisant
encore bonne contenance. Le plus puissant prince du temps, ce duc de Bourgogne
« qui semble moins duc qu'empereur, » tient le banquet solennel de l'ordre de la
Toison-d'Or, assis à une table de velours étincelanle de pierreries, entouré des plus
grands seigneurs, qui le servent humblement. Tout à coup « un petit homme en
noir jupon, qui se trouve là, on ne sait comment, présente au prince.... une sup-
plique? non, un exploit en forme du parlement de Paris, un ajournement en i»er-
sonne pour lui et toute la haute baronie qui se trouve là! » N'admirez -vous pas le
ver de terre qui se glisse ainsi sous le talon du géant, au risque d'être broyé? Te!
était l'huissier du \\° siècle, qui devait signifier au seigneur arrogant et brutal le
mandat qui l'appelait devant des juges roturiers, l'arrêt en vertu duquel son donjon
allait être démoli. Pour remettre l'exploit en personne, l'huissier devait s'intro-
duire furtivement, ordinairement déguisé en marchand ou en valet. « Il fallait que
sa figure ne le fit pas deviner, qu'il eût mine plate et bonasse, dos de fer et cœur
de lion. » D'où venait à ces gens-là tant d'audace? C'est qu'ils se sentaient les
champions du droit contre la force brutale: c'est qu'ils étaient fiers de représenter
la loi, dont le règne commençait. Les petits hommes au noir jupon n'ont-ils pas joué
un grand rôle dans l'histoire de la civilisation, et n'était-ce pas justice que d'écrire
0 l'histoire héroïque des huissiers? »
Le mouvement et la variété, tels sont en résumé les plus séduisants caractères
de VHistoire de France. C'est une piquante nouveauté que cette réaction conti-
nuelle et réciproque des mœurs sur les événements, des principes sur la passion,
de l'imprévu sur la logique. C'est le pèle mêle de la vie. L'impression du lecteur
à ce spectacle est l'agréable ébahissement du voyageur qui, traversant un pays in-
connu, subit plusieurs sensations en même temps, et, s'il ne se rend pas bien compte
de ce qu'il éprouve, est du moins vivement intéressé.
Nous nous étions promis, en commençant, de suivre dans toutes ses évolutions
un esprit mobile, et souvent dissemblable à lui-même, afin de l'étudier sous ses
aspects divers. Nous voudrions pouvoir résumer franchement nos impressions ;lem-
barras que nous éprouvons à cet égard correspond à ces constraslcs d'opinions
que nous avons remarqués dans le public. Ce qui manque au talent de M. Michelet,
52 HISTORIENS MODERNES
c'est précisément un caractère net et décidé, un développement normal. Il s'est
modifié continuellement, et il subit présentement encore une transformation dont
on ne doit pas préjuger les résultats : ce talent n'est donc pas de ceux qu'on puisse
définir d'un mot et classer régulièrement dans la hiérarchie des intelligences. Il y
a en M. Michelet plusieurs personnes, sur lesquelles il faudrait se prononcer suc-
cessivement : il y a le philosophe, le savant, l'écrivain, le poète, et enfin l'historien.
Comme philosophe, le disciple de Vico semble avoir fait justice de lui-même en
sacrifiant beaucoup moins, dans ses derniers volumes, aux doctrines décevantes qui
ont faussé le premier essor de sa pensée. Considéré comme savant, l'historien de
la France a été jugé trop sévèrement peut-être par ceux qui ont pour spécialité les
recherches scientifiques; son érudition, capricieuse et insuflisan te sur plusieurs
points importants, n'en est pas moins riche de vingt ans de lectures; elle a éclairé
abondamment certaines parties de nos annales, et surtout l'histoire morale des
populations. En qualité d'écrivain. M. Michelet doit être rangé parmi les plus ha-
biles, dans une époque dont la principale vertu littéraire est la contexture de la
phrase et le maniement des mots. Quoiqu'il ait, au besoin, de l'ampleur et de la
dignité, il s'affranchit sans scrupule de cette gravité officielle qui dégénère chez la
plupart des narrateurs en une insupportable monotonie. Quelques passages de mau-
vais goût, quelques témérités grammaticales, disparaissent dans le grand nombre
des pages remarquables. En général, M. Michelet est, dans son style, clair, alerte,
varié, spirituel; il excelle dans l'anecdote, et lance le trait avec une vivacité vol-
tairienne. Si par poésie on entend la faculté de concevoir des types pour caractériser
une époque, de faire revivre des personnages historiques avec leur physionomie
propre et le reflet de leur entourage, d'ouvrir dans le passé des perspectives nou-
velles, M. Michelet doit tenir un rang très-honorable parmi les poètes. Malheureu-
sement cette diversité d'aptitudes, cette prétention de tout expliquer et de tout
dépeindre, semble avoir été nuisible à l'historien proprement dit. Toujours dominé
par son imagination, incapable de résister à l'inspiration du moment, M. Michelet
a travaillé sans pl.in général et sous des influences diverses; il n'a pas su donner
au monument qu'il élevait la majesté qui résulte d'une harmonieuse composition;
il a ignoré le grand art de proportionner les développements à leur importance,
de distribuer les faits de manière à ce que le lecteur puisse saisir les impressions
reçues, et conserver de ses études un souvenir profitable; c'est-à-dire qu'en prodi-
guant les nuances brillantes, M. Michelet a négligé jusqu'ici les qualités essentielles
qui font la noblesse et l'utilité du genre historique.
On peut donc trouver plaisir aux récits de M. Michelet; il y aurait danger à les
prendre pour modèles. S'il a rencontré des effets séduisants que nous avons si-
gnalés avec impartialité, c'est que sa manière est instinctive, et qu'elle se combine
chez lui avec d'heureux dons naturels qui en corrigent le vice; mais celte manière
réduite en système n'aboutirait qu'à une effervescence désordonnée, au ridicule
sans compensation. A défaut de l'autorité qui manque à nos paroles, c'est pour
nous une bonne fortune de pouvoir citer quelques lignes où on sentira cette gra-
vité magistrale, ce bon sens éprouvé, qui ne permettent pas la réplique. Ces lignes,
nous les copions dans le dernier ouvrage de M. Augustin Thierry (1). « Il peut .se
rencontrer un homme que l'originalité de son talent absolve du reproche de s'être
fait des règles exceptionnelles, et qui, par des études consciencieuses et de rares
(1) nécits des temps mérovingiens, partie criliquc, t. Jc", p. 215.
DE LA FRANCE. -J^
qualités d'intelligence ait le privilège de contribuer àl'agrandissemenide la science,
quelque procédé qu'il emploie pour y parvenir : mais cela ne prouve pas qu'en his-
toire toute méthode soit légitime. La synthèse, l'intuition historique doitêtre laissée
à ceux que la trempe de leur esprit y porte invinciblement et qui s'y livrent par
sentiment, à leurs risques et périls : elle n'est point le chemin de tous; elle ne
saurait l'être sans conduire à d'insignes extravagances. »
Il nous reste à déclarer, pour être juste, que le genre d'investigation adopté, à
l'égard de M. Michelet, dans le but de le faire connaître pleinement, lui est très-
défavorable ; peu d'écrivains perdent autant que lui à une analyse minutieuse. 11 y
a des livres qu'il faut lire d'une haleine et juger dans leur ensemble, de même
qu'il faut voir certains tableaux à distance. Pourquoi ne prendrait-on pas le point
de vue de l'écrivain comme du peintre? On trouve, dans toutes les galeries et même
aux premiers rangs, des maîtres dont les toiles, vues de trop près, sont choquantes
comme un démenti donné aux règles du bon goût : on n'y distinguerait pas un
Irait arrêté, pas un détail irréprochable; la couleur semble jetée grossièrement,
comme dans les hasards d'une première ébauche : cependant, dès qu'on s'est placé
à une distance convenable, les tons criards se trouvent fondus dans une séduisante
harmonie ; on oublie la sèche analyse pour se prêter à cette fascination qui fait le
charme des arts, et que ne causent pas toujours des œuvres méthodiques dont
toutes les parties soutiendraient l'examen. Les maîtres dont nous parlons sont ceux
que l'école appelle des coloristes. M. Michelet est un artiste de cette famille; il
est coloriste en son genre, et de premier ordre. Ainsi doit être expliquée la diver-
sité des jugements dont il a été l'objet. Décomposer son œuvre pour la soumettre
partiellement à la discussion, c'est en faire évanouir tout le prestige. Les lecteurs
superficiels qui se livrent à un auteur sans lui demander compte de ses principes
et de ses moyens, se trouvent transportés, par M. Michelet, dans un monde où tout
est spectacle et sensation, où ils ne connaissent pas le doute, et, dans leur éblouis-
sement, ils conçoivent pour l'enchanteur une admiration emphatique. M. Michelet,
qui n'est pas homme à se satisfaire d'un succès contestable, a compris heureuse-
ment que la précision et le coloris, la logique et le sentiment, peuvent être conci-
liés. Déjà, il a pris de lui-même une prudente direction; il est dans la vigueur de
l'âge et du talent; puisse-t-il parvenir enfin à mettre d'accord tous ses juges!
A. COCHUT.
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©©âsass
PAR MADEMOISELLE LOUISE BERTIN.
On dit que ce volume de poésies a été jusqu'à la fin un mystère pou. ceux qui
pouvaient en être le mieux informés, et qui passaient le plus habituellement leur
vie auprès de l'auteur. Pour moi, il ne m'a point surpris. Connu déjà par son grand
essai de musique sévère et haute, l'auteur, ce me semble, a dû naturellement cher-
cher à ses intimes pensées une expression plus précise et plus voisine encore de
l'âme. La plainte, le désir infini, l'espoir, en cette vie humaine toujours gênée,
avaient besoin de se raconter au cœur, de s'articuler plus nettement que par de
purs sons qui trop vite échappent. Du moment qu'elle avait le choix entre plusieurs
muses. M"" Bertin devait, un jour ou l'autre, aborder celle-ci. Artiste, cette nou-
velle forme en crédit autour d'elle avait de quoi la tenter; femme, cette confidence,
à demi parlée, à demi murmurée, devait lui sourire.
Ce volume est né aux Roches, c'est-à-dire en un lieu riant et champêtre qui a
eu .son influence sur l'école poétique moderne, et dans lequel cette école à son tour
a trouvé des échos aussi. Il y a là, dans la jolie vallée de Bièvre, tout un coin, un
foyer d'action, qui mériterait sa place dans la chronique poétique des dernières
années. Les Roches, telles que je les ai vues, ce n'était pas la campagne du Journal
des Débats ni d'aucun journal : on n'y parlait point de ces choses. C'était le loisir,
les vacances, la liberté pour tous, la gaieté pour les uns, le rêve et l'étude calme
pour les autres. Vers 1828, l'école nouvelle perçait avec vivacité, avec ensemble;
la politique sous M. de Martignac faisait trêve. On pensa à introduire une part du
jeune romantisme aux Débats. La quarantaine qu'on fait ainsi subir aux talents nou-
(1) Chez René, rue de Seine, 52.
CRITIQUE LITTERAIRE. îîlj
veaux, avant de les accepter et de les louer, cause des impatiences, comnje toutes
les quarantaines; elle a son utilité aussi. Les Débats l'ont applicpiée en général avec
prudence; on songeait, dès 1828, à la lever pour quelques-uns. Les Ruches, terrain
neutre, asile hospitalier, prêtèrent leurs beaux ombrages, leurs allées tournantes,
leur gaie rivière et leur île des Conférences, h ces essais, bientôt désintéressés et
plutôt affectueux, qu'on fit des esprits et des personnes. Comme il arrive aisément
dans les lieux (jui plaisent, on eut le chemin plutôt que le but; et, au lieu de la cri-
tique qu'on chcrch;iit d'abord, la poésie naquit.
Elle était née déjà dans plus d'un cœur, dans plus d'un talent qui la cultivait de
ce côté en silence. Je me rappelle encore la position bien dessinée du groupe dès
ces premiers jours : M"" Berlin, l'âme du lieu, préludant à ses hymnes élevées, son
frère Edouard qui est devenu le paysagiste sévère, Antony Deschamps, alors en train
de passer du dilettantisme de Mozart au commerce du Dante, et qui y portail toutes
les nobles ferveurs. Cela formait le côté romantique des Roches, si j'ose l'appeler
ainsi; mais en face, mais à travers, les classiques, et des plusjeuncs, des plus alertes,
ne manquaient pas. M. Alfred de ^Yailly, M. Saint-Marc Girardin, tempéraient sou-
vent l'éloge par un demi-sourire. Une femme d'un talent délicat, M""' de Bawr, ra-
menait quelquefois, comme conseil bienveillant, les mots de goût et de grâce.
Dois-je nommer encore M. Nisard, qui, bien jeune alors, appartenait peut-être
plutôt au premier groupe, ou qui du moins, détaché du second comme en éclai-
reur, promenait de l'un à l'autre ses doutes consciencieux? Au milieu de tous,
M. Bertin père, sage et arbitre, intelligent et affectueux, gardait le ton du vieux et
vrai bon sens, sans pourtant dire non aux nouveautés, .sans s'étonner des accents
qui montent.
Le projet de conciliation et d'infusion graduelle ne se réalisa pas tout à fait
comme on l'avait conçu. La cristallisation régulière fut troublée; elle l'est toujours
dans la vie, dans la grande histoire comme dans la petite. L'orage politique vint à
la traverse. Le ministère Polignac ajourna la littérature nouvelle, el, renvoyant les
rêveurs à leur rêve, ramena les politiques à leur œuvre. Chacun des conviés, ou de
ceux qui allaient l'être, alla où il put. Mais les relations particulières se suivirent.
M. Victor Hugo les a, depuis longtemps, consacrées par l'opéra de la Esmémlda,
surtout par les quatre beaux chants qui, dans ses quatre derniers recueils de
poésies, à partir des Feuilles d'Automne, se sont venus rattacher au nom et à la
pensée de M"*^ Bertin.
Ce volume en fait la réponse naturelle, très en harmonie avec les accords qui
l'ont provoquée; il est, après dix ans, l'expression en poésie de ces saisons déjà an-
ciennes, décorées et embellies encore par le souvenir.
Oui, quoique beaucoup de ces pièces nous arrivent datées depuis 1840, on en
peut dire, comme de certaines poésies lentes à s'écrire, qu'elles sont d'une rédac-
tion postérieure au sentiment primitif d'où elles sont nées. Le litre modeste les a
réunies sous le nom de Glanes (j'aimerais mieux Glanures) : c'est dire que la mois-
.son est faite; mais beaucoup de ces épis, tant ils sont mûrs, auraient pu être des
premiers moissonnés.
Quoique, certes, la fraîcheur el la grâce n'y manquent pas, ce volume a peu les
caractères d'un début. La forme atteste une main habile et presque virile d'artiste;
le fond exprime une âme de femme délicate et ardente, mais quia beaucoup pensé,
et qui ne prend guère l'harmonie des vers comme un jeu. Ainsi dans la pièce au
jeune Charles Hugo, pour lui conseiller de rester enfant bien longtemps et de ne
o6 CniTIQUE LITTÉRAIRE.
pas s'ëniaiici|)er aux chants trop précoces, l'auteur, livrant son propre secrol,
nous dit :
Oh! pour chanter, crois-moi, Charles, il n'est pas l'heure;
Le temps n'a pas appris à Ion front qu'il effleure
Ce que son aile apporte et de nuits et d'hivers.
Enfanl, c'est la douleur qui chanic dans les vers!
Il faut souffrir longtemps pour savoir hien redire
L'hymne mystérieux que noire âme soupire !
Il faut qu'un long travail éclaire notre esprit
Pour deviner l'orage en un ciel qui sonril!
Une pensée religieuse élevée, sincère, parfois combattue et finalement triom-
[ihante, a inspiré un bon nombre de pièces, qui ne sont pas un indigne pendant,
ni une contre-partie dérogeante de ces graves rêveries que M. Victor Hugo a lui-
même adressées à M"'' Bertin sous le titre de Pensar, Dudar, et de Saycssc. Une
des questions qu'elle se pose le plus habituellement est celle-ci :
Si la mort est le bul, pourquoi donc sur les routes
Est-il dans les buissons de si charmantes fleurs ;
El, lorsqu'au vcnl d'automne elles s'envolent loulcs,
Pourciuoi les voir partir d'un œil mouillé de pleurs?
Si la vie est le but, pourquoi donc sur les routes
Tant de pierres dans l'herbe et d'épines aux fleurs.
Que, pendant le voyage, hélas! nous devons toutes
Tacher de notre sang et mouiller de nos pleurs ?
A cette contradiction inévitable ici-bas, et à laquelle se heurte toute sérieuse
pensée, le poète, à ses heures meilleures, répond par croire, adorer sans com-
prendre, et surtout aimer. Je voudrais pouvoir citer tout entière la pièce intitulée
Prière, qui joint à l'essor des plus belles harmonies une réalité et une intimité de
sentiments tout à fait profonde. En voici du moins le motif et le début :
0 Seigneur ! accordez à ceux qui vous blasphèment
La place à votre droite au sublime séjour ;
Donnez-leur tout. Seigneur, donnez : ceux qui vous aimenl
Ont bien assez de leur amour !
Ôuand, aux portes du ciel par l'archange gardées,
Ils se présenteront, oh ! qu'ils entrent, mon Dieu I
De ces blasphémateurs aux Ames attardées
Écartez le glaive de feu !
Nous resterons dehors, souffrant, loin de l'enceinte.
Et le froid de la nuit et la chaleur du jour;
Ah! du céleste abri bannissez-nous sans crainte :
Il nous suflit de notre amour!
Pour eux n'épargnez rien ; mettez à toute branche
Et l'ombre de la feuille, et la fleur, et le fruit.
El l'ivresse à la coupe où leur lèvre se penche.
Sans la tristesse qui la suit !
CRITIQUE littéraire:. 57
Nous, pour r'trc abrciivc's (riiiellalilcs dciliccs,
Pour soiUir sous vos mains nos cœurs se parfumer.
Nos Ames s'abriu-r à des ombres propices,
Il nous sulUl de vous aimer!...
Et tout co qui suit et qui de plus en i)lus moule. 11 faut peu de ces pièces pour
assigner, je ne dis pas le rang du poêle, mais la qualité et la portée de l'inspiration,
et ce qui s'appelle la région d'un esprit.
Ce que je préfère pourtant dans le volume, ce que j'y ai cherché d'abord avec
une curiosité pleine d'intérêt, c'est ce qui louche à la femme et à ses propres émo-
tions, aux tristesses voilées, si distinctes de tant d'autres aujourd'hui qui s'affectent
et vont s'aflichant. Dans la pièce à Mimi, comme dans celle à Charles Hugo, res-
pire une touchante .sollicitude et comme un instinct maternel. Faut il dire à cet en-
fant qui joue, quelque chose de cet avenir qu'on sait pour lui et qu'il ignore? Gray,
dans son ode du Collège d'Eton, se le demandait; M"" Berlin se le demande éga-
lement :
Chère enfant, lu n'as plus ton aile !
Du sort, s'il faut fuir le courroux,
Tu peux, hélas! malgré mon zèle,
En tombant meurtrir les genoux!
Ton sourire raconte encore :
Hientôt il interrogera.
Ne peut-on cacher à l'aurore
La nuit qui la dévorera?
Je ne fais qu'indiquer dans cet ordre intime, et à des degrés difl'érenls, les
Rayons, Tentation, Fragilité. Après ces variations du jour, après ces orages, la der-
nière pièce, intitulée Nuit, ramène un peu ce que M. Hugo a qualifié le sourire
triste, ineffable et calmant ; la fin en est très-belle, très-idéale, et offre un mélange
de résignation conlristée et qui tout d'un coup s'éclaire d'une image antique :
0 Nuit! dans ce beau lieu parc
De tes plus charmantes étoiles.
Cache mon âme ; elle a pleuré ;
Couvre-la bien de tes loujjs voiles!
Et toi, morne Tranquillité,
Sans douleur, mais aussi sans charme,
Pose sur ce cœur agité
Ta main qui sèche toute larme !
Écarte d'un front déjà las
La pensée aux ardentes ailes,
Qu'éveillent du bruit de leurs pas
Les Muses qui dansent entre elles!
Je nai rien dit encore des pièces purement d'art et tout à fait désintéres.sées. Il
en est plusieurs remarquables. Je veux moins parler des ballades qui terminent le
volume et y font appendice; elles prouvent de l'habileté, et ont même de la grâce,
mais l'accent y est moins original . Deux grandes pièces dans le volume donnent une
58 CRITIQUE LITTERAIRE.
plus liante idée du souille et de la faculté du poète dans les sujets extérieurs : le
FrcKjmcnt, qui nous montre les chrétiens aux lions, et surtout le morceau intitulé
le Poêle, c'est-à-dire Homère.
Il était diflicile, il pouvait sembler téméraire, après André Chénier, d'aborder
dans un même cadre le mendiant sublime; car, chez M"'' Berlin comme chez
André, c'est tout simplement l'antique légende, l'Aveugle harmonieux, errant, ar-
rivant dans quelque ville ou bourgade, et payant l'hospitalité par des chants. Cette
donnée de la tradition a été surtout empruntée par Chénier à la fabuleuse Vie
d'Homère, attribuée à Hérodote, et à l'hymne d'Apollon, attribué à Homère lui-
même. En ce bel hymne, à propos des fdles de Délos si gracieuses à charmer, on
lit ce ravissant passage : « ... Elles savent imiter les chants et les sons de voix de
tous les hommes; et chacun, à les écouter, se croirait entendre lui-même, tant
leur voix s'adapte mélodieusement! Mais allons, qu'Apollon avecDianenous soit pro-
pice, et adieu, vous toutes! Et souvenez-vous de moi dorénavant, lorsqu'ici viendra,
après bien des traverses, quelqu'un des hôtes mortels, et qu'il vous demandera :
« 0 jeunes fdles, quel est pour vous le plus doux des chantres qui fréquentent ce
u lieu, et auquel de tous prenez-vous le plus déplaisir? » Et vous toutes ensemble,
répondez avec un doux respect : « C'est un homme aveugle ; et il habite dans
Chio la pierreuse; c'est lui dont les chants l'emportent à présent et à jamais! n
Et nous, en retour, nous porterons votre renom aussi loin que nous pourrons
aller sur la terre à travers les villes populeuses; et l'on nous croira, parce que
c'est vrai. >i
Dans l'Aveugle de Chénier, le procédé composite, que j'ai tant de fois signalé,
se décèle parliculièremenl. Il se ressouvient donc à la fois de l'arrivée à Chio chez
Glaucus (1), il se ressouvient de l'injure des habitants de Cymé. Dès le début, ces
aboiements des molosses dévorants nous reportent aussi à l'arrivée d'Ulysse chez
Eumée; plus loin, /e jj»ZHtJer t/e la/one, auquel il compare les gracieux enfants,
nous ramène vers Ulysse naufragé, s'adressanl en paroles de miei à Nausicaa. Par-
tout, enfin, chez lui. c'est une réminiscence vive, entrecroisée, puissante; c'est, si
je l'ose dire, un riche reyain en pleine terre antique. M"'' Berlin, on le comprend,
a serré de moins près les souvenirs classiques, et quelquefois, dans celle plus libre
façon, elle ne les a pas moins bien exprimés. Sa petite Chloé surtout est char-
mante; celte jolie enfant, pendant qu'Homère chante et que tous se taisent, ne
peut s'empêcher d'interrompre et d'interroger , de demander si tous ces grands com-
bats sont vrais, si le vieil aveugle les a vus jadis de ses yeux :
« Connaissais-tu Priam. Paris, son frère Hector,
>> Et le fils de Laërte et le sage Nestor?
h U'Adiillcau pied léger habilais-tu la tenle?
» Quand on a rapporté la dépouille sanglante
» De son ami Palrocle, Homère, clais-tu là?
» Oh! mon père, réponds, as-lu vu tout cela? »
Mais c'est surtout la comparaison suivante qui, pour l'idée du moins et le jet, me
semble ressaisir à merveille la grâce homérique :
Parfois, quand un ruisseau courant dans la prairie
Sépare encor d'un champ, où croît l'herbe fleurie,
(1) Vie d'Homère, altribuéc à Hérodote.
CniTIQUE LITTÉnAIRE. J)9
Un iroupcaii voyageur aux appétits gloutons,
Laissant so consulter entre eux les vieux moutons,
On voit, pour le franchir, quelque agneau moins timide
Choisir en hésitant un caillou qui le ride.
S'avancer, reculer, revenir en tremblant,
Poser un de ses pieds sur ce pont chancelant,
Et s'effrayer d'abord si cette onde bouillonne.
En frôlant au passage une fleur qui frissonne,
Si le buisson au vent dispute un fruit vermeil,
Ou si le flot s'empourpre aux adieux du soleil.
Puis reprendre courage et gagner l'autre rivc;
Alors tout le troupeau sur ses traces arrive;
Dans le gras pâturage il aborde vainqueur.
Il s'y roule en bêlant dans les herbes en fleur.
Tandis que seul au bord le berger le rappelle,
Et trop tard sur ses pas lance son chien fidèle.
De même, de Chloé lorsqu'on entend la voix.
En mille questions tous parlent à la fois :
On dirait une ruche où chaque travailleiise
A la tâche du jour mêle sa voix joyeuse :
Un jeune homme s'approche et s'informe au vieillard
Comment enMéonie on attelait le char;
Tout bas la jeune fille en rougissant demande
Ce qui rendait Vénus favorable à l'offrande ;
Si l'épouse d'Hector portait de longs manteaux;
Si dans Milet déjà l'on tissait les plus beaux;
Où Briséis posait l'agrafe de son voile,
Et si de Pénélope il avait vu la toile.
Dans le détail de la comparaison, toutefois, je regrette de trouver un peu de
manière moderne, un peu de mignardise, et ce mot frôler, par exemple, que
j'aimerais mieux dans quelque ballade à un sylphe lutin que dans cette largeur de
ton homérique.
M"" Berlin a moins bien réussi, ce me semble, pour le chant même qu'elle prête
à Homère : c'est, en strophes régulières, un résumé peu entraînant des événements
de l'Iliade :
La plaine attristée et déserte
De tentes est bientôt couverte,
Et l'une d'elles, entr'ouverte,
Doit laisser partir Briséis.
Que ce dernier vers est lent, sans un c muet final, sans une voyelle commençante !
Comment une oreille aussi musicale l'a-t-elle pu laisser tomber? En général, la lé-
gèreté de touche fait défaut en plus d'un endroit. La grâce, encore une fois,
ne manque pas; mais, au besoin, c'est plus volontiers la force qui devient sensible.
J'en suis aux critiques; car moi aussi j'en veux faire, et par là, non moins que
par mes éloges, prouver mon sérieux respect pour le talent de M"" Derlin. Je n'es-
saierai pas, comme un juge très-spirituel et infiniment agréable jusqu'en ses chi-
canes, de faire dans ces vers double part, celle de la manière nouvelle et celle de
l'ancienne : la nouvelle ainsi porte le mauvais lot. Tous les vers de ce volume me
60 CRITIQUE LITTERAIRE.
semblent tenir de cette manière nouvelle; seulement les uns ont mieux réussi.
Avec les avantages et les richesses de l'école moderne, les défauts s'y marquent. Il
y a des mots qui détonnent; des aspérités sortent de la trame; toutes les couleurs
ne s'y fondent pas. Par exemple :
Après, viennent les pleurs, l'ennui, puis la vieillesse
Aux désirs muselés par la pâle faiblesse.
Ce mot muselés implique un effort. C'est une main pesante qui miisèle, ce n'est
pas une main faible, c'est encore moins une faiblesse pâle. Et puis cette expression
muselé est bien forte, bien matérielle ; autrefois on eût dit enchaîne. Des désirs
muselés appartiennent un peu trop à cette langue qui force les choses et les noms,
qui dit un cœur fêlé au lieu d'un cœur brisé. Je ne comprends pas que la pensée y
gagne. On entrevoit le sens de mes critiques.
Il est souvent un grand charme, et inexprimable, résultant d'une image discrète,
d'un tour simple, d'un enchaînement facile, d'une cadence coupée à temps, avec
un sentiment vrai sous tout cela : c'est l'atticisme de la poésie. On le néglige trop,
il semble qu'à présent on l'ignore. M"^ Bertin, artiste et femme, est faite pour le
sentir.
Il y a de ces mots que je n'aime pas à la lin des vers, gloutons, béant, infâme,
mots trop crus, trop bruyants et claquants, pour ainsi dire, qui sont faits pour
déplaire, à moins qu'il n'y ait nécessité expresse dans le sens de la pensée, et
qu'on ne veuille à toute force insister dessus : mais, quand on ne les emploie qu'à
litre d'épithète passagère et courante, ou d'utilité de rime, ils me font l'effet d'un
cahotement, d'une détonation.
Un certain besoin de composition et d'art, une certaine volonté et préoccupa-
lion de lyrisme, font quelquefois qu'on prèle à l'observation naturelle plus qu'elle
ne donne et ne renferme. Après une charmante pièce, et toute vive, toute d'allé-
gresse, sur le Printemps :
Le voilà ! c'est bien lui ; de ses ailes de fleurs
Tombent sur le gazon de joyeuses couleurs.. ;
après ce premier chant que tout le monde comprend et volontiers répète, en vient
un, comme pendant, sur V Automne et sur la mélancolie. Très-bien. L'automne a
sa tristesse à coup sûr, et dispose aux langueurs mourantes. Mais cette tristesse
de l'automne est voluptueuse encore; tous ces fruits qui mûrissent et ^tombent,
et cette grappe qui rit, n'ont rien de chastement mystique, ni qui appelle natu-
rellement la séraphique extase. C'était le temps des Bacchanales et des orgia-
ques amours dans l'antiquité. Le Seigneur (au sens spiritualiste et chrétien) n'est
dans l'automne plus que dans le printemps, que parce qu'on le veut bien. Il ré-
sulte de ces interprétations voulues une impression contestable dans l'esprit du
lecteur, ce qu'il ne faut jamais.
Mais c'est assez payer ma dette de critique. Ces vers qui, en somme, rendent
plusieurs des qualités éminentes de la poésie moderne et n'en ont que les défauts
modérés; ces vers qui, bien que venus tard, se rattachent au beau moment de
l'école, à son berceau même, et nous reportent à bien des années en-deçà, nous
sont une occasion peut-être assez naturelle d'en repasser d'un coup d'œil toute la
carrière.
CUITIQUE LITTÉRAIRE. ()1
Dès 1811), l'école nouvelle en poésie éelot et s'essaie; de grands noms se dessi-
nent déjà. Mais ce n'est que vers 1828 que celle école ( j'enj|)loie souvent ce vilain
mot pour abréger) a pleine conscience et science d'elle-même, qu'elle s'organise
avec plus d'étude et de sérieux, qu'elle marche en avant d'un air d'ensemble,
chacun sur son point, et plusieurs avec originalité. Voilà donc à peu près quinze
ans. terme moyen, ({u'elle se développe en plein air et vit au soleil. Depuis quel-
que temps, il devient presque évident qu'elle subsiste et dure, mais ne se renou-
velle plus. Les Ibrmcs sont trouvées : les louables productions, comme celle que
nous avons annoncée, y rentrent plus ou moins. Les disciples, les maîtres même
qui ont voulu sortir et agrandir en partant du milieu existant, n'ont guère réussi :
on peut dire que pour cette école et son développement la formule de la courbe
est donnée.
Quelle est aujourd'hui l'apparence d'ensemble, la classiflcation des personnes,
des individus marquants, telle qu'elle s'observe assez bien au regard? Et quant
aux choses, quel est le produit net, le bilan probable que, grâce à Dieu 1 on n'a pas
encore déposé ?
Quant aux personnes, je fais trois groupes de poètes parmi ceux de ce temps,
c'est-à-dire parmi ceux des \ingt dernières années. J'entends surtout parler en ceci
des poètes lyriques ou du moins non dramatiques; je laisse le théâtre à part; on
verra tout à l'heure pourquoi.
Chateaubriand donc régnant au fond et apparaissant dans un demi-lointain
majestueux comme notre moderne buste d'Homère, on a :
1° Hors ligne (et je ne prétends constater ici qu'une situation), Lamartine, Hugo,
Déranger, — par le talent, la puissance, le renom et le bonheur ;
2" Un groupe assez nombreux, artiste et sensible, dont il serait aisé de dire bien
des noms, même plusieurs de femmes ; de vrais artistes passionnés, plus ou moins
originaux, mais qui n'ont pas complètement réussi, qui n'ont pas été au bout de
leurs promesses, et qu'aussi la gloire publique n'a pas consacrés. J'en nommerais
bien quelques-uns si je ne craignais (ô vanité humaine ! ô susceptibilité poétique !)
de fâcher presque autant les nommés que les omis. Mais c'est sur eux, la plupart,
que nous vivons dans cette série dès longtemps entreprise; ce sont eux qui forme-
ront en définitive le corps de réserve et d'élite de la poésie du xix*' siècle contre le
choc du formidable avenir, et qui montreront que les gloires de quelques-uns n'ont
pas été des exceptions ni des accidents. Je dirai d'un seul, M. Alfred de Musset,
que s'il jetait souvent à la face du siècle d'étincelantes satires comme la dernière
sur la Paresse, que s'il livrait plus souvent aux amis de l'idéal et du rêve des mé-
ditations comme sa Nuit de Mai, il serait peut-être en grande chance de faire
infidélité à son groupe, et de passer, lui aussi, le plus jeune des glorieux, à l'auréole
pleine et distincte.
5° Je fais un troisième groupe, et de poètes encore : ceux que j'y place, je les
nommerai ici bien moins, quoiqu'ils ne soient pas à mépriser. Voici comment je les
définis : gracieux et sensibles, mais plus faibles et imitants ; ou habiles, mais de
pure forme; ou assez élevés, et même ambitieux, mais sans art.
Après cela vient le gros de l'armée, et plus de groupe; la foule des rimeurs,
parmi lesquels, certes, bien des cœurs sincères, quelques caporaux, et de bons
soldats.
Mais vous, dans cette armée, vous vous faites le commissaire ordonnateur des
livres; et de quel droit? dira un plaisant. — J'accepte le ridicule du rôle, et j'arrive
62 CRITIQUE LITTÉRAIRE.
aux choses. A la manière dont le corps de bataille m'apparait rangé et comme en
si bel ordre après la lutte, il est évident que je ne considère point la bataille elle
même comme perdue. N'est-il pas temps en eflfet que nos vieux adversaires, bon
gré, mal gré, le reconnaissent? l'école poétique moderne a réussi. Hélas! on peut
l'accorder; assez d'échecs et d'ombres tempèrent son triomphe, et en doivent rendre
le Te Deum modeste.
Et d'abord elle n'a rien fait en art dramatique qui ajoute à notre glorieux passé
littéraire des deux siècles : Corneille, Molière, Racine, sont demeurés debout de
toute leur hauteur et hors d'atteinte. Je sais ce que de dignes successeurs, et à la
fois novateurs habiles et prudents, ont pratiqué de louable pour soutenir et pro-
longer l'héritage. Je sais aussi les nobles audaces premières, et les témérités qu'on
aimait, et la verve ou l'intention persistante de quelques-uns. Mais la comédie du
temps, chacun le dira, s'il fallait la personnifier dans un auteur, ne se trouverait
point porter un nom sorti des rangs nouveaux. Quant à la tragédie,... il n'en est
qu'une; Romains, montons au Capitole ; retournons à Polycucte, et allons demain
applaudir Ghimène.
Serait-ce qu'aujourd'hui une certaine élévation d'idées, chez le poète, se prête
moins qu'autrefois à la pratique et aux conditions du drame? Pour y réussir, il ne
faut pas tant marchander peut-être, ni avoir d'abord des visées si hautes, si calculées?
Un génie naturel décidé se tirerait de là, je le crois bien. Toujours est-il qu'à cet
égard, les hautes espérances des débuts ont peu donné.
L'école moderne n'a pas non plus résolu celte question de savoir s'il est possible
on français de faire un poème de quelque étendue, un poème sérieux et qui ne soit
pas ennuyeux; malgré Jocelyn, qui était si digne et si près de la résoudre, la ques-
tion demeure pendante.
Voilà les échecs que je ne crois pas amoindrir ni dissimuler. On a réussi pourtant:
où donc? On a réussi dans le hjrique, c'est-à-dire dans l'ode, dans la méditation,
dans l'élégie, dans la fantaisie, dans le roman même, en tant qu'il est lyrique aussi
et individuel, je dirai plus, en tant qu'il rend l'àme d'une époque, d'un pays : mais
ceci s'éloigne. A ne prendre que l'ensemble, on a véritablement créé le lyrique en
France, non plus par accident, mais par une production riche et profonde. On a,
en bien des sens, comme redonné la main au \yi'' siècle, par-delà les deux précé-
dents. Le côté par où ces deux derniers avaient fait défaut est précisément celui
où l'on a repris l'avantage. Une chaîne imprévue s'est renouée. On n'a pas été tout
à fait indigne, à son tour, de ces grands contemporains, Goethe, Byron. Une branche
nouvelle et toute fleurie s'est ajoutée à notre vieil arbre régulier qui la promet-
tait peu.
d J'étais sorti le matin pour chasser le sanglier, et je suis rentré le soir ayant
pris beaucoup de cigales. »
Mais les cigales sont harmonieuses. — • Eh bien! l'école poétique moderne, au
pire, peut se dire comme ce chasseur-là. Après tout, le succès humain n'est guère
jamais mieux.
Quant à l'avenir Httéraire prochain, quel est-il ? 11 y aurait témérité à le vouloir
préjuger. Dans une brochure récente imprimée à Berlin et sur notre propre poésie,
M. Paul Ackermann, qui est très-Français malgré la tournure germanique de son nom,
et qui, à cette distance, s'occupe à fond de l'école et de la question poétique moderne
comme pourrait faire sur une phase accomplie un érudit systématique et ingénieux,
M. Ackermann conclut en terminant : « Pour nous, nous croyons fermement qu'un
CniTIQUE LlTTÉnAIRE. Oô
>^ nouveau xvii° siècle est réservé h la littéralure française; mais il faut le préparer
» par les idées, par la force morale et la science artiale. L'époque de transition,
». le second xvi° siècle, oîi nous nous trouvons, a commencé par un llonsard,
« il faut prendre garde qu'il ne finisse par un Du Bartas et un Malherbe (1). »
Laissons ces noms, ces rapprochements, toujours inexacts, et qui resserrent. Moi
aussi, j'aimerais de grand co'ur à croire à un xvn° siècle futur plutôt qu'à un Du
Bartas; mais il n'est pas en nous que cela finisse de telle ou telle manière. Le ha-
sard du génie y pourvoira. Et puis l'humble poésie est à bord, après tout, du grand
vaisseaude l'Ëlat, et telles seront les destinées de l'ensemble, telles aussi un peu les
siennes en particulier. Ce que je sais bien, c'est que la renommée finale des poètes
actuels, leur classement définitif dépendra beaucoup de ce qui viendra après. Et
ils ont intérêt, chose singulière! à ce qu'il vienne quelque chose de plus grand, de
meilleur qu'eux. Un bel âge littéraire complet, ou du moins une vraie gloire de
poète de premier ordre, serait un bonheur et un coup de fortune pour tous ceux
de valeur qui l'auraient précédé. Qu'il vienne donc, qu'il soit né déjà, celui de qui
dépendent nos prochaines destinées! L'originalité, à mon sens, serait qu'il fiit
épique ou dramatique, c'est-à-dire qu'il portât la main là où on a manqué, là où
les grandes moissons se conquièrent. A lui ensuite de régler les rangs! S'il est équi-
table en même temps que vrai génie, s'il est généreux, il dira à qui il doit le plus,
et ce qui lui en semble parmi ceux qui lui auront frayé la route, qui lui auront
préparé la langue poétique continue; et sa parole fera foi.
Nous voilà bien loin de notre point de départ et des Glanures qui nous ont mis en
train. Si ce volume avait paru il y a dix ans, il n'y aurait pas de doute sur le rang
qui lui devrait être assigné. Aujourd'hui, bien que venu tard et dans une littéra-
lure encombrée de pastiches et de contrefaçons spécieuses, il s'en distingue d'abord
et se rattache à la franche veine d'inspirations; sa vraie date reparaît. Suivant
une expression de M"'^ Bertin, elle aussi, elle est arrivée à la onzième heure de
poésie; j'espère que de même elle aura sa part, et elle la mérite à côté de plus
d'un qui a devancé.
Sainte Beuve.
(1) DuPrincipe de la Poésie et de l'Éducation du Poêle (1841, Paris, Brockhaus, rue
Richelieu, 60). — M. Ackenuann a publié en 1859 Vllluslralion de Du Bellay, avec une
préface où il commençait l'expose de ses vuesliuéraires; il lésa reprises el poussées depuis
dans la préface d'un volume intitulé Chants d'Amour (Crozel, 1841). Les objcclions qu'on
peut faire à l'auleur, à chaque pas, sont de loulcs sortes el des plus considérables; mais il
est instruit, il est ingénieux, il fait ])enscr. Et puis rien n'est singulier pour l'école moderne
comme de se voir dansée miroir-là, cjui est déjà, à certains égards, celui du philologue c(
du scholiaste opérant sur une langue morte. Cela donne à réfléchir.
SOUVENIllS
DES ACORES.
Les Açores se coniposeiil de neuf îles qui se divisent en trois groupes séparés
par une mer orageuse. Au sud s'étend i'ile de Saint-Michel, la plus riche et la plus
peuplée de toutes; la petite île de Sainte Marie est son satellite. A l'ouest et au
nord, on rencontre Fayal, le Pic, Saint-George, Gracieuse et Terceire. Les deux îlots
de Florès et de Corvo se perdent dans l'Océan à plus de soixante-dix lieues à
l'ouest. Ces différentes îles, qui sont évidemment le produit d'éruptions volcani-
ques, se lient, dit-on, par une suite de rochers sous-marins aux îles de Madère et
de Porto-Santo, et de Madère vont rejoindre le continent africain. Suivant cette
opinion, qui est à la fois celle des savants et du peuple, les Açores seraient un pro-
longement de la chaîne de l'Atlas, proviendraient de la même convulsion de la na-
ture, et devraient compter parmi les archipels de l'Afrique.
Je ne saurais rendre l'impression agréable que j'éprouvai à la vue de l'île de
Saint-Michel. C'était au milieu d'un hiver froid et pluvieux que j'avais quitté la
France, et, quinze jours après mon départ, je me trouvais sous un ciel pur, jouis-
sant d'une délicieuse chaleur. Nous côtoyions la partie méridionale de l'île ; les
grosses vagues uniformes que roule POcéan, quand un calme subit succède à la
tempête, avaient conservé le bleu foncé de la haute mer ; le ciel était de la même
couleur. Entre les rochers du rivage et les montagnes couvertes d'oliviers sauvages
se dessinaient une multitude de petites maisons blanches qu'entouraient des oran-
gers et des arbustes qui m'étaient inconnus. Pour la première fois, j'étais charmé
par le spectacle de la vive végétation du midi ; j'admirais la largeur des feuilles,
leur verdure foncée; mes yeux étaient éblouis de la multitude infinie des fleurs de
toutes nuances. Mais les beautés de la nature causent une émotion plus vive que
prolongée, et, une fois débarqué à Punta del Gada, tout occupé à examiner la ville,
à regarder les maisons, à observer les habitants, leurs attitudes et leurs physiono-
mies, j'oubliai la mer, le soleil et tous les végétaux. .le me trouvais dans une ville'
SOUVENIUS «ES AÇORES. 015
grande, riche, propre et pleine ile grâce. Au centre de la ville, le long de la mer,
était une place de marché couverte de patates, d'ignames, d'oranges et de limons.
Des paysans grands et forts, bien vêtus, mais sans chaussures, le cou et les épaules
protégés contre l'ardeur du soleil par des basques de drap (jui pendent de leurs
coiffures, parcouraient la place en tous sens, un long bâton blanc à la main. J'étais
frappé de la lenteur des démarches et de la vivacité des gestes. Ma curiosité fut
surtout attirée vers les rues étroites et tortueuses qui de toutes parts viennent
aboutir à ce large quai. Mes regards se portaient sur ces petites jalousies à treil-
lages minces et serrés qui entourent tous les balcons. Chacun des panneaux, pas
plus large qu'un petit carreau de vitre, s'ouvrait et se fermait rapidement sous la
main des jeunes lilles de la maison, accourues pour voir passer un étranger. Les
doigts agiles semblaient presser les touches d'un clavier et faisaient bien un peu
vibrer mon cœur. Celte petite jalousie se lève et se baisse d'une façon si capri-
cieuse, cet œil noir pai'aît et disparaît avec une telle intermittence, qu'à vingt ans
on a peine à ne pas se croire le héros de quelque aventure ; mais votre maîtresse
inconnue disparaît tout à coup, et ce rêve d'un instant s'envole avec elle.
Saint-Michel a vingt-cinq lieues de long, et sa largeur varie entre deux et quatre
lieues ; une arête de montagnes qui tient tout le milieu de l'île court de l'est à l'ouest,
et s'abaisse seulement vers le centre, entre Punta del Gada et Ribeira-Grande, que
rapproche la seide roule transversale praticable aux voilures. Aux deux extrémités,
l'île s'élargit un peu, et les montagnes, dans leur renflement, cachent de profondes
vallées. Du côté de l'est, il en est une si bien couverte par les cimes qui l'entou-
rent, qu'on se croirait sur un continent. On n'entend plus le murmure de la mer
ni le sifflement des vents. Si ce n'était l'éclat du ciel et la vigueur delà végétation,
on dirait une gorge des Alpes. Ce lieu, appelé Furnas, jouit dans Saint-Michel d'une
juste réputation. Il est rempli de sources sulfureuses si abondantes, qu'elles for-
ment un ruisseau qui s'échappe par une gorge pour se jeter dans la mer, et mérite
son nom delà Rivière Chaude. Le sol est partout couvert de soufre; souvent il
brûle les pieds, et la chaleur des eaux sulfureuses est si grande, que plusieurs
d'entre les soufces servent aux habitants à faire cuire leurs ignames. Auprès de ces
eaux sulfureuses coulent des ruisseaux ferrugineux, et tout à côté une source, dont
l'eau a la saveur de l'eau de Seltz, se répand en cascades. Le chemin pour alleraux
Furnas est on ne peut plus agréable; il suit pendant cinq lieues, jusqu'à la petite
ville de Villa Franca, le rivage méridional de l'île, tantôt tournant des écueils, tantôt
se rapprochant de la mer. Celte côte est semée de ces petites maisons blanches dont
j'ai déjà parlé; elles se déroulent en gracieux chapelets, se réunissent en hameaux,
et forment des villages que sépare une admirable culture. Après Villa Franca, on
commence à gravir la montagne inculte, et l'on parcourt pendant quatre heures
des bois agrestes jusqu'au moment où la vallée, avec sa riche verdure, s'ouvre de-
vant vous. A l'autre extrémité de l'île, à onze lieues de Punta del Gada, on ren-
contre des sites à peu près semblables à ceux des Furnas; mais la nature est là plus
sauvage, les montagnes sont plus escarpées, et leurs flancs défendent des lacs pro-
fonds contre les invasions de l'Océan. — Les chemins sont si mauvais et les côtes
si raides, qu'il n'y a pas moyen de faire ces courses autrement que sur des ânes ; ceux
de Saint-Michel .sont grands et forts, el cette modeste monture, bien qu'elle soit
sans selle ni bride, n'est pas, à tout prendre, trop désagréable. On s'assied de côté sur
une espèce de bât, les jambes pendantes, et libre de tout souci. Un petit garçon,
avec un bâton muni d'un aiguillon, conduit voire bête et l'anime par ses cris
66 SOUVENIRS DES AÇORES.
répétés; l'âne et l'enfant peuvent ainsi courir cinq à six lieues sans s'arrêter, et on
irait passablement son chemin, si tout le long de la route votre guide n'apprenait,
à ceux qu'il rencontre, que ce seigneur qui est là sur son àne est un étranger, un
Français, qui veut toujours aller au galop.
Le territoire de Saint-Michel, ainsi que celui de toutes les Açores, se partage en
deux zones bien distinctes. Le rivage est fertile et peuplé; tout ce qui s'éloigne de
la mer est aride et montueux. Il est cependant quelques lieux intermédiaires coupés
de vallons qui offrent un aspect véritablement enchanteur. De ces points seulement
on peut apprécier toute la grâce du paysage, et reconnaître la richesse de cette vé-
gétation exubérante. Ailleurs, les murs élevés qui protègent les orangers et les ba-
naniers contre le vent de mer interceptent la vue, et donnent un aspect sombre à
cette terre si fertile. Il faut planer sur un grand espace, ou bien pénétrer dans l'in-
térieur des Quintas au milieu des bouquets d'orangers. L'oranger est la providence
de l'île, sa richesse et sa parure. J'ai vu des bois d'orangers sous lesquels on pou-
vait se promener à cheval, et l'on m'a dit qu'un de ces arbres avait produit dans
la saison vingt-deux mille oranges. Chaque année, trois cents navires chargés de
fruits partent pour l'Angleterre.
La population de Punta del Gada, bien que cette ville soit la seule place de com-
merce de l'île, est uniquement nobiliaire et agricole ; à peine si l'on aperçoit dans
les rues quelques boutiques de mince apparence; le commerce extérieur se fait par
des Anglais qui, la plupart, sont fort riches, et le consul-général de sa majesté bri-
tannique, grâce aux oranges, se considère comme le seigneur châtelain de Saint-
Michel. Ce personnage ne sort jamais qu'en uniforme, boutonné jusqu'au menton
malgré la chaleur; il est poudré à blanc, et porte sur la tête un chapeau à cornes
orné d'une grande plume noire. Pour témoigner de son empire, il se pose solennel-
lement sur le petit belvédère de sa maison, et semble, avec sa longue lunette, vou-
loir gouverner la mer. Dans toutes les possessions portugaises, les agents anglais
prennent des airs de grandeur insupportables, et affectent une importance qui,
pour être l'éelle, n'en est pas moins fort ridicule; ils ont sans cesse à la bouche le
mot de sa majesté britannique, et le moindre sujet anglais se croit une émanation
de la divinité lointaine. Tous ces Anglais, même ceux qui sont nés sur cette terre
douce et hospitalière, vivent en étrangers au milieu de ceux qui les entourent; ces
marchands grossiers n'ont pas de patrie réelle, et se renferment dans leur égoïsme,
leur dédain et leur cupidité. Laissons là les Anglais, que l'on rencontre partout, et
parlons des véritables habitants de l'île.
La noblesse réside dans la capitale, où l'on trouve une société qui n'est pas sans
intérêt. Par exemple, pour en jouir, il faut savoir la prendre comme elle est, ac-
cepter les prétentions et passer largement sur le chapitre des ridicules. Toutes les
vanités de province sont portées, dans les îles, à un degré ailleurs inconnu. Le
hobereau qui règne sans contestation sur le monde étroit qui l'entoure, s'exalte
dans son importance, et s'il s'incline devant le capitaine-général ou le grand sei-
gneur de Lisbonne, c'est toujours avec un arrière-soupçon de valoir au fond beau-
coup mieux qu'eux. Il est curieux d'entendre l'habitant de Saint-Michel dire avec
sa feinte humilité : « Je ne suis jamais sorti de ma petite île, je ne sais pas comment
vont les choses sur le continent, mais il me semble qu'ici tout .se passe fort bien ! »
Le fait est qu'à l'abri des commotions politiques qui ont désolé la métropole, ces
nobles, d'une race peu illustrée, mènent une vie fort douce, et jouissent d'un bien-
être depuis longtemps inconnu au Portugal. Leur luxe discordant ne manque pas
SOUVENIRS DES AÇORES. 07
(le magninccnce. Les maisons ont assez grand air; les salons de réception sont
vastes; d'épais rideanx de soie tranchent sur les maigres et longs canapés de jonc.
Les grands ramages et les franges pendantes font un pou oublier la niidilé de l'ap-
partement. Au milieu d'immenses chambres h coucher toutes dégarnies, s'élèvent
de riches baldaquins, et les draps et les oreillers sont bordés de dentelles. Partout
on voit de lourds plateaux d'argent ciselé, et quelques personnes ont des services
entiers de vaisselle plate. Quant au paysan, il manque de beaucoup d'objets qui
seraient indispensables au plus pauvre habitant de nos campagnes. Les murs inté-
rieurs de sa chaumière, si jolie et si proprette au dehors, sont entièrement nus;
les fenêtres sans vitres laissent passer le vent; il ne possède pas même un lit, mais
la famille entière s'étend avec volupté sur une natte de joncs, elle respire un air
embaumé. Le climat supplée à tout, et nulle part je n'ai vu une population de meil-
leure apparence. Cette tiède atmosphère engourdit voluptueusement les sens en ré-
veillant les facultés sensibles de l'âme. Je voudrais envoyer respirer un air si doux
et si balsamique à toutes ces personnes chagrines, qui jugent leur prochain avec sé-
vérité, et n'ont pas plus d'indulgence pour les fautes du cœur que de commisération
pour ses peines.
L'amour, quand il n'est pas la plus .sérieuse des choses de ce monde, est la plus
amusante; aucune de ses formes n'est indiiTérente; ses fantaisies nous charment, et
ses mille détails nous captivent. Aussi, en arrivant dans un pays méridional, élais-je
fort empressé de connaître la vérité sur ce que se plaisent à raconter tant d'au-
teurs dans le genre espagnol, et, à ma grande surprise, je trouvai que les appa-
rences étaient à peu près telles qu'ils les dépeignent; mais leur exactitude s'arrête
à la description du matériel de l'amour, ils blessent la réalité des sentiments, et
donnent sur les femmes du Midi des idées bien étranges. Sans doute, il est une
coquetterie que les Françaises ne savent pas, et qui a besoin, pour éclore, de la
clialenr du soleil. Coquetterie pour coquetterie, celle-là en vaut bien une autre, et
l'ignorance des subtilités de l'esprit ne la rend pas plus grossière ; au moins s'a-
dresse-t-elle à l'imagination, qui est la droite route du cœur. Derrière les obstacles
matériels où elle est retranchée, la jeune fille se montre agaçante et hardie, sans
cesser d'être modeste, et peut impunément sourire au jeime homme qui lui jette
une rose en passant et lui souhaite le bonheur. Dans les pays chauds, l'habitude de
vivre en plein air rend très-sociable; on cause avec tous ceux qu'on rencontre; la
rue devient un salon, et cette galanterie répandue dans toute l'atmosphère ne pa-
raît qu'un délicat hommage offert à la beauté. Après tout, ces fantaisies du cœur
jouent le rôle de la conversation chez nous, et comme elle, pas plus qu'elle, sont
tantôt innocentes et tantôt criminelles. Quelquefois elles conduisent à de sérieuses
passions; souvent elles servent des intrigues. D'ordinaire cette coquetterie à vue
est sans conséquence ; elle n'atteint pas la pureté des sentiments des femmes, et peut
durer des années entières, sans que de part et d'autre on y attache la moindre impor-
tance. C'est que, si l'oisiveté des hommes et la stérilité de leur esprit les portent là
plus qu'ailleurs à la galanterie, ils sont peut-être moins qu'en d'autres pays capables
de passion. Les longues factions sous une fenêtre, et la mince faveur d'y être souffert,
emploient le temps et suffisent à la vanité. Le pire est que les manières des hommes
s'imprègnent d'une coquetterie toute féminine, et l'on voit dans les rues de jeunes
fats minaudant avec l'affectation puérile des jolies femmes surannées. Ces galants, les
jambes raides et piquées sur les étriers, le corps serré et la tête penchée en arrière,
font agréablement caracoler leurs rosses, et dirigent sur tous les balcons des
g8 SOUVENIRS DES AÇORES.
regards plus suppliants que téméraires. Ils passent ainsi innocemment la matinée
à distribuer leurs œillades languissantes, et n'ont certes aucune des allures des
héros de Lope de Vega. Le Midi est le pays des contrastes ; on y rencontre de tout.
La valeur la plus téméraire brille à côté de la dernière lâcheté; le dévouement
chevaleresque apparaît au milieu du grossier égoïsme. Peut-être quelques âmes
sont-elles encore susceptibles d'éprouver des passions fortes et exclusives, mais il
ne faut pas généraliser ces très-rares exceptions, pas plus que donner aux grandes
dames, qui ne se montrent jamais aux fenêtres, des façons de grisetles. Deux choses
seulement sont vraies : toutes les femmes ont une tournure d'esprit romanesque:
presque toutes au.ssi ont une grâce naturelle, une dignité dans le port et un lan-
gage du cœur, qui rendent possible à un homme dislingué d'éprouver un attache-
ment sérieux et délicat pour une femme de la condition la plus commune. La res-
semblance des manières dans toutes les classes est ce qui frappe avant tout un
étranger. Les dames de la meilleure compagnie jetteront leur manteau sur l'épaule
de la même façon qu'une paysanne. Bien qu'un peu plus raffinée, leur conversation
sera la même. Elles ont les mêmes plaisirs, la même poésie, et leur cœur vibre
sous l'impulsion de sentiments analogues.
On est accoutumé en France à exiger beaucoup des personnes qui se vouent à
Dieu ; on les isole complètement du monde, et notre indifférence ne permet pas un
seul instant de relâche à leur ascétisme. Ce fut donc avec surprise que je vis toutes
les pieuses nonnes de Punta del Gada, ainsi que de jeunes fliles folâtres, accourir à
leurs fenêtres grillées, se pressant les unes les autres, pour voir passer les soldats,
et suivre ensuite, à l'aide d'une longue vue, la manœuvre des troupes. Un spectacle
bizarre est celui de ces religieuses, les jours de grandes fêtes, accompagnant les
chants de l'église avec des instruments à vent, soufflant à l'envi dans des cors d'har-
monie, des clarinettes, des cornets à piston, des ophicléides et autres instruments
nullement féminins. Dans la ferveur de leur enthousiasme, elles font un vacarme
épouvantable. Les poitrines sont haletantes, les joues pourpres et gonflées, la sueur
découle de tous les fronts. Sans le prêtre qui est à l'autel, on croirait plutôt assister
à une fête païenne qu'à l'office du Seigneur.
En somme, le climat de Saint-Michel est délicieux, cette île est très-fertile et
extrêmement pittoresque : il ne lui manque que d'avoir un port. La rade de Punta
del Gada est complètement ouverte, et les navires restent quelquefois deux mois
sans pouvoir communiquer avec la terre. Lorsque soufflent les vents du sud, de
l'ouest et de l'est, ils sont forcés d'appareiller pour n'être pas jetés sur les rochers
de la côte; ils laissent alors filer leurs câbles, et gagnent à grand'peine la haute
mer. Suivons-les et partons pour Fayal.
L'île de Fayal forme un large croissant au fond duquel est posée la petite ville
d'Horta. Les rues parallèles à la mer s'élèvent successivement avec les espaliers de
grenadiers sur la pente d'une colline escarpée. Les maisons et les fleurs forment un
gracieux ensemble, d'où l'on peut admirer à l'aise la splendeur du tableau qui se
déroule devant les yeux. En face est l'île du Pic ; son extrémité pénètre dans la baie
de Fayal, et elle l'ombrage de sa cime majestueuse. Au pied de la montagne, près
de la mer, croissent les orangers et les plantes des tropiques; à mesure que le ter-
rain s'élève, on distingue l'olivier, la vigne; puis, les arbres du nord de l'Europe;
enfin les neiges éternelles. A gauche s'avance la pointe de Saint-George, et l'on en-
trevoit le canal long et resserré qui sépare cette troisième île de l'île du Pic; entre
ces terres si rapprochées roulent, sous un ciel brillant, les vagues agitéesde l'Océan
SOtVEINIUS DES AÇORES. 09
Atlanlique. Une navigation aclive anime cette rade magnilique. l'ajal étant le seul
point des Açores où les vaisseaux puissent jeter l'ancre sans danger, ils y accourent
en grand nombre. Des baleiniers américains y viennent déposer leurs cargaisons,
renouveler leurs agrès, et se procurer des vivres. Les bûlinients du Maragnon, que
le vent force à faire ce long détour pour se rendre à Rio-Janeiro, relâchent à Horta,
et des navires anglais cliargcnt le vin du Pic, qui, à l'aide d'un peu d'eau-de-vie,
passe pour du vin de Madère. Le mouvement du commerce influe sur les mœurs
des habitants, et donne à la population d'Horla une physionomie européenne qui
n'est celle d'aucune autre ville des Açores. Dans l'Ile fertile de Saint-Michel, où il
n'existe pas de port, la noblesse territoriale domine sans partage. L'île de Fayal,
au contraire, est peu féconde, et son commerce fort actif. Les négociants y jouent
nécessairement le premier rôle, tandis qu'à Terceire, où le sol est ingrat et le rivage
inhospitalier, on ne rencontre ni nobles fastueux, ni riches négociants, mais des
hommes rudes, ignorants et difficiles à gouverner.
Les Portugais, à cause de leurs défauts et aussi de leurs qualités, ont toujours
été peu propres aux affaires commerciales, et l'on doit s'attendre à trouver dans
une place maritime aussi bien située qu'Horta une nombreuse colonie de négociants
anglais. Ceux-ci vivent d'une façon beaucoup plus sociable que leurs compatriotes
de Punta del Gada. Ils aiment à recevoir et à fêter les étrangers. Des rapports fré-
quents avec les officiers des bâtiments de guerre anglais leur ont donné l'habitude
de la bonne compagnie, et plus encore le désir de paraître vrais gentlemen. Satis-
faits d'une importance financière qui n'est pas contestée, ils la font peu sentir aux
Portugais qui les entourent. Ces derniers, généralement fort pauvres, rabattent de
leur fierté et se mêlent aux étrangers. Anglais, Brésiliens, citoyens des États-Unis
d'Amérique et Portugais, tous vivent en parfaite intelligence et forment une petite
société piquante par ses contrastes et agréable par la vivacité, l'entrain et le bon
accord. Aucun Français n'a formé aux Açores d'établissement commercial, et nos
agents consulaires eux-mêmes sont des négociants portugais. Cependant les gens
instruits savent notre langue, et quelques jeunes filles balbutient des mots fran-
çais avec leur accent lent et harmonieux. Là comme partout, la France excite une
vive curiosité, et elle est souvent le sujet des conversations; mais ce n'est qu'un
murmure flatteur, un écho vague et lointain, qui ne produit rien de sérieux et ne
laisse aucune idée précise. L'aimable hôtesse de la maison où je demeurais, une des
personnes les plus considérables de Fayal, eut l'attention de faire mettre dans ma
chambre un bouquet de lis, qu'elle appelait des fleurs de juillet.
On donne fréquemment dans la ville d'Horta des soirées et des fêtes. Les réunions
sont fort animées et bien supérieures à ces bals d'Anglaises qui font retentir les
greniers des hôtels garnis de la place Vendôme. D'abord, si chaque femme continue
à s'habiller comme c'était la mode lorsqu'elle quitta le continent, toutes ont pris
des Portugaises les souliers coquets et les jolis bas de soie. De même qu'à Paris,
on entremêle les valses et les quadrilles. Le galop est surtout à la mode; c'est avec
les demoiselles anglaises qu'il faut le danser : les jeunes filles portugaises ont trop
de réserve et en craignent l'abandon. Ainsi, celle qui le matin était hardie à son
balcon, comme le sont d'ordinaire sous le masque les personnes timides, devient
au milieu du monde sérieuse et contrainte, tandis que la jeune Anglaise dispense
ses sourires autour d'elle et jouit de son teint couleur de rose. Les races rappro-
chées par le hasard conservent leur cachet primitif. Les négociants anglais .sont
toujours actifs, précis, ne faisant de questions que pour atteindre un but; les vieux
TOIIE I. ïi
70 SOUVENIRS DES AÇORES.
Portugais racontent sans cesse, prennent des airs capables, se complaisent dans
leurs histoires de gloire nationale, dans leur admiration pour la nature, et vous
ennuient sans profit pour eux-mêmes. Les femmes également diffèrent plus par les
sentiments et la manière d'être que par les traits et la coloration du visage. Auprès
des jeunes Anglaises, gaies, pleines de santé, sûres d'elles-mêmes et comptant pour
l'avenir sur leur adresse ou leur bonne étoile, on voit les Portugaises (car elles no
ressemblent en rien aux dames espagnoles) mélancoliques, concentrées, aspirant à
éprouver un sentiment qu'elles redoutent, et n'ayant d'autre vie que celle du cœur.
Une jeune demoiselle, fille d'un pauvre gentilhomme, se distinguait plus qu'aucune
autre par le contraste de sa physionomie et le calme de .ses manières au milieu de
ces Anglaises agitées. Toute sa personne portait l'empreinte du malheur noblement
supporté, et l'on voyait qu'une tristesse habituelle pesait sur son âme. Bien qu'elle
parlât peu, on était sûr qu'elle savait tout comprendre et sentir. Sa simplicité si
gracieuse et avenante embellissait une dignité naturelle qu'on eût prise pour de la
fierté, si la résignation n'était une qualité meilleure et plus complète. Il semblait
choquant, sous l'impres.sion de cette mer, de ces montagnes, de cette nature si
pleine de grandeur, de s'en aller courir avec de petites Anglaises et de leur répéter,
à la clarté d'un soleil brûlant, des banalités ossianiques; ou bien de rester à la
ville pour débiter des fadeurs, dans un autre style, à quelques jeunes espiègles pen-
chées sur leurs balcons; ou, pis encore, de boire le vin du Pic avec le vice-consul
de sa majesté britannique. N'importe les disparates, les habitants d'Horta sont ai-
mables, pleins de cordialité, le site est enchanteur, et c'est avec peine que je vis
arriver le moment du départ.
Pour aller de Fayal à Terceire, on double la pointe occidentale de la baie d'Horta.
et l'on s'engage dans le canal que resserrent à l'ouest l'île Saint-George, à l'est
l'île du Pic. Cette dernière, la plus grande des Açores, a soixante lieues de tour. La
montagne, sur presque tous les points, s'élève à pic du rivage, et l'île entière n'est que
la base d'un cône gigantesque. Les terres les plus fertiles sont situées en face d'Horta
et appartiennent aux habitants de cette ville, ce qui, joint à lâpreté du terrain dans
les autres parties du Pic, fait qu'on n'y rencontre guère que de petits villages, desmai-
sonséparses, des huttes habitées par de pauvres laboureurs ou de sauvages chevriers.
L'île Saint-George a une longueur de dix-huit lieues sur une demi-lieue de
large. Elle semble être la crête escarpée d'une chaîne de montagnes dont les rami-
fications vont se perdre dans les profondeurs de l'Océan. Les bords de cette île,
beaucoup moins élevée que sa voisine, ont des formes encore plus abruptes, et ses
rochers sont posés perpendiculairement; elle doit à la proximité du Pic une ferti-
lité que celle-ci ne possède pas elle-même : le sommet de la montagne retient les
nuages qui accourent à travers l'Océan, poussés par les vents d'ouest ; ils se ré-
pandent sur Saint-George en pluies fécondantes. Son territoire, ainsi fertilisé,
nourrit de nombreux bestiaux et fournit de bœufs et d'ignames Fayal, Terceire et
toutes les Açores. Sur le haut, dans les fentes des rochers, partout où il y a quelque
vestige de terre, des herbes parasites et des plantes grimpantes poussent avec pro-
fusion, et de cet amas de verdure s'échappent des ruisseaux qui tombent et se pré-
cipitent en cascades dans la mer.
Le détroit du Pic et de Saint-George est très-dangereux pour la navigation; la
mer brise avec une violence égale sur les deux rives; les courants sont rapides, et
les vaisseaux atteints par la tempête dans cet étroit pas.sr.ge, où s'engouffre le vent,
ne peuvent nulle i)art rencontrer un refuge.
SOUVEISmS DES AÇORES. 71
Ce canal si resserré, ces rochers à pic, celte montagne couverte de neiges, rap-
pellent le lac des Quatre-Cantons, la merveille de la Suisse; mais quelle différence
dans la couleur de l'eau, la teinte du ciel et la magnificence de la végétation! Cette
superbe nature porte l'empreinte des rayons d'un soleil tropical.
Peu à peu l'Ile du Pic, dont la forme est elliptique, s'éloigne de Saint-George.
Bientôt on dépasse l'extrémité de celle-ci ; on aperçoit alors Gracieuse, qui, toute
petite et parfaitement ronde, sort de la mer comme une corbeille de fleurs, et
l'on a devant soi Terceire, avec ses rochers nus et ses montagnes nuageuses.
Terceire, chef-lieu du gouvernement des Açores, fut découverte la troisième de
ces îles, comme l'indique son nom. Elle n'a ni la population de Saint-Michel, ni
l'étendue du Pic; elle n'est pas fertile comme Saint-George et ne possède pas, ainsi
que Fayal, une rade hospitalière. En lui refusant ses dons précieux, la nature a
rendu Terceire plus célèbre qu'aucune des îles qui l'entourent. Dernier boulevard
de l'indépendance de la nation portugaise, elle vient d'être le berceau de sa liberté.
Mais celte gloire appartient aux écueils de Terceire, non à ses habitants grossiers.
L'île entière est une forteresse inaccessible; nulle part les vaisseaux ne s'en appro-
chent sans danger, et sur deux points seulement les barques peuvent atteindre le
rivage; jamais elles n'y trouvent un abri.
Le mont Saint-Sébastien couvre au sud la baie d'Angra; il forme à l'extrémité
d'une petite presqu'île un promontoire élevé; sur le penchant de la montagne, entre
les roches et les broussailles, ressort une vieille forteresse dont les canons défen-.
dent l'entrée de la rade. Du côté opposé s'avance une falaise escarpée, et, à cent
brasses de la côte, un îlot qui, de loin, .se confond avec le rivage, surgit à une
grande hauteur et fait le pendant du mont Saint-Sébastien. La capitale, Angra, est
au fond de cet entonnoir, ouvert au vent du sud-est; comprimé par les flancs des
montagnes, ce vent parcourt la baie avec une violence toujours croissante, et atteint
une puissance irrésistible. On le nomme le Charpentier, à cause de la promptitude
avec laquelle il renverse les mâts et brise les agrès des navires.
Une petite jetée vermoulue sert de débarcadère. Les vagues s'élancent avec force
sur les marches rompues et verdâtres, et c'est à grand'peine qu'on atteint le ri-
vage. On passe ensuite sous une porte peu élevée, dont les pierres sont rongées
par le temps, et on se trouve dans Angra avant de l'avoir aperçu. Cette triste capi-
tale est resserrée par une montagne nue, qui la force de s'étendre dans des pro-
portions informes. Les maisons basses et les chaumières sont souvent isolées les
unes des autres par des roches sans grandeur. Toute la ville a un air terne et maus-
sade, que n'égaie pas la largeur des rues, balayées par le vent de mer, et encore
moins la multitude des boutiques sombres où des brocanteurs étalent leurs sales et
misérables marchandises. Ce grand nombre de boutiques tient à l'accumulation
des Juifs, qui, exilés du Portugal, furent autorisés à se fixer à Terceire; ils y exer-
cent l'industrie habituelle de leur race et suppléent les Anglais, dont on ne ren-
contre qu'un seul dans toute l'île; encore est-ce un vice-consul, marié à une Por-
tugaise de Terceire.
On comprend que la société d'Angra ne doit pas être brillante. Au milieu de
cet amas de pierres, aussi pauvre en humains qu'en végétaux, que devenir ? Que
peuvent faire les ofBciers d'une garnison nombreuse ? On périrait d'ennui sans le
voisinage hospitalier du couvent de Saint-(ionsalve; ce monastère est l'unique
ressource de société qu'offre Angra ; il est toute la distraction et la consolation
peu orthodoxe des malheureux exilés à Terceire.
7:2 souvENins des açores.
Aucune muraille ne défend l'accès de Saint-Gonsalvc; on peut, de la terrasse
qui borde la mer, causer avec les sœurs qui passent la journée assises nonchalam-
ment à leurs fenêtres basses et non grillées. On peut entrer à toute heure dans la
salle destinée à distribuer aux pauvres les aumônes du couvent ; celte pièce n'est
séparée de l'intérieur que par une mince cloison en bois, dont la partie supérieure
se replie comme celle des loges de nos portiers, et il ne reste qu'une petite bar-
rière à hauteur d'appui très favorable aux épanchements de la conversation. Enfin,
que ne peut-on pas à Saint-Gonsalve?— Mais il ne faut rien calomnier, pas même le
mal; c'est le vice de la vertu rigide et en même temps de la débauche de tout con-
fondre et de dédaigner les sentiments du cœur. Toutes deux se plaisent trop sou-
vent à méconnaître les combats elles souffrances. Pauvres filles de Saint-Gonsalve,
si douces et si affligées, on doit les plaindre! La langueur des démarches, la tris-
tesse des regards, peignent les misères de leur âme, et prient d'abord pour elles.
Livrées dès l'enfance à la contagion de l'exemple, le cœur ouvert aux tendres im-
pressions, l'esprit oisif, sans autre défense que la chaîne qui les meurtrit, est-il
surprenant qu'elles succombent? Elles s'arrêtent cependant sur celte pente qu'on
prétend si rapide, et, après avoir brisé le lien sacré qui devait les retenir, elles
respectent celui de leur passion. Elles ne peuvent connaître ni la vie, ni les actions,
ni les sentiments de celui auquel elles s'abandonnent, et sont bien malheureuses
Retenues prisonnières dans le cloître, l'âme vagabonde et toujours pressées par
«ne foi ardente, il ne leur reste bientôt que l'amertume et l'humilialion de la dou-
leur. Saint-Gonsalve m'a laissé un souvenir plus triste que sévère, el je n'en
aurais pas parlé sans la célébrité que ce couvent doit aux mémoires de M. de
Ségur.
Le territoire de Terceire est presque partout inculte. Au nord comme à l'ouest,
la mer bat les flancs décharnés des hautes montagnes. Le centre est également
montueux et stérile ; ces lieux sont d'un aspect morne et sauvage ; sur les hau-
teurs, des buissons épineux et de larges fougères recouvrent à peine des pierres
volcaniques noirâtres et poreuses, et, dans le creux des vallons, la mousse jaunie
qui remplit le lit des torrents desséchés, attristé encore les regards. Une nuée de
petits oiseaux au plumage brillant et varié distrait seule des sombres préoccupa-
tions, ils s'envolent sous chacun de vos pas et tourbillonnent autour de vous.
Comme notre âme vibre au gré des émotions diverses que crée la vue de la nature!
tout ce qui rappelle seulement un souvenir prend à nos yeux une teinte poétique.
Un jour, après avoir marché au milieu d'un dédale de murs de pierres sèches,
j'arrivai près d'un gros village, dégoûté d'une roule fastidieuse; mais, à dix minutes
de distance, était une fontaine qu'ombrageaient quelques grands arbres. Les filles
du village allaient el venaient, portant sur la tète des vases remplis d'eau ; elles
posaient légèrement leurs pieds nus sur le roc luisant. Ces femmes furent pour
moi un tableau vivant des traditions de la Bible; le plus petit brin d'herbe, une
jolie fleur, un peu de fraîcheur, le charme eût été rompu.
Les habitants de Terceire ne ressemblent pas à ceux des autres îles, qui sont
doux et communicatifs ; tout étranger, et par étranger j'entends le Portugais qui
n'est pas né à Terceire, est pour eux nn ennemi. Ils fixent sans cesse sur vous des
regards inquiets et soupçonneux. Quand on leur parle, ils semblent croire qu'on
veut les piller ou les outrager; ce n'est pas sans raison : le gouvernement portu-
gais ne paie ses innombrables employés qu'en tolérant leurs exactions, et c'est un
douloureux privilège pour Terceire d'être le centre de l'administration des Açores.
SOUVENIRS i)i:s Açoniis. 75
Une f^arnisoii oi,sivi\ à l'abri do tout coiilrùle, pèse cnielleiiieiil siii' ce peuple luisé-
lable, et le torture de plus d'uiu; t'aron. Si Saiul-donsalve est, dans l'île, le rendez-
vous de la liiie lleur de la galanterie, une eoiruption plus grossière menace les (;hau-
mières, elle inonde la raniille du pauvre. Le soldai, avee un tour d'esprit vraimenl
portugais, nomme sa cigarette de papier le messager de Onpidon. Ce triste mes-
sager, à demi brfiié, est d'ordinaire placé sur l'oreille d'une façon peu galante, qui
ra|)pelle la plume noircie dont est ornée la tète des gens de bureau. La cigarette
n'en est pas moins, pour parler le langage méridional, une épée et un bouclier.
Sous prétexte de demander du l'eu, le soldat s'insinue dans les maisons, et quand
il est surpris par queUiue homme de la famille, ce facile stratagème sert encore à
couvrir sa retraite. Les mères et les lilles recherchent avidement les maigres lar-
gesses du dernier caporal et du plus pauvre matelot, et les pères, les maris et les
frères sont toujours sur leurs gardes et i)rompts à se venger. De là cette lutte
sourde et constante qui anime le paysan contre l'autorité; de là cet esprit hargneux
qui le caractérise; il devient belliqueux par haine de la force militaire. Le senti-
ment de la vengeance doit être bien profondément enraciné en lui pour que, dans
une île dont le diamètre n'a que huit lieues, une guérilla de trois cents hommes
ait pu, pendant deux ans, échapper aux forces qui ont depuis conquis le Portugal.
Le chef de la bande venait hardiment vendre son gibier au marché d'Angra ; tous les
paysans le connaissaient, et il était aussi en sûreté que sur les montagnes. Les .soli-
tudes sont si profondes, que dans les vallées écartées des taureaux revenus à l'étal
sauvage errent librement, se propagent, et forment une guérilla qui elle aussi .se
maintient contre la civilisation. Il serait puéril de soupçonner d'aucun principe po-
litique le paysan révolté de Terceire; il a pour mobile la haine instinctive de qui le
foule, l'amour du brigandage, et l'attrait de la vie errante. Celte vie ne ressemble
en rien à celle du sauvage de l'Amérique du Nord, qui, pressé par la faim, .sans
cesse courbé sous le poids de la fatigue, et brisé par l'intempérie des saisons, traîne
dans de larges espaces son existence monotone et misérable. Le guérillero, au con-
traire, est le fils pervers de la civilisation. C'est dans ses vices qu'il puise les élé-
ments de la force qu'il tourne ensuite contre elle ; elle est sa pourvoyeuse, il l'ex-
ploite tour à tour et simultanément par le vol, la contrebande et la politique. Vivant
en plein air sous un ciel pur, le joyeux guérillero sent à peine le besoin; il peut
toujours échanger les privations qu'il redoute contre le danger qu'il aime.
L'île de Terceire, si dépourvue de ce qui fait d'ordinaire l'intérêt cl le charme
de la vie, séparée de tout, même de la mer, par les rochers qui l'entourent, est
poétique à force de tristesse, et plus encore par ses souvenirs glorieux; elle ne
possède que deux villes, et quelles misérables villes! Mais toutes deux ont un nom
dans l'histoire. Angra fut jadis célèbre par la résistance qu'elle opposa en 1585 à
la domination espagnole, et Villa-da-Praya a élé illustrée en 1829 par la courageuse
défense du comte de Villaflor. Le nom français est associé aux deux époques de
la gloire des Açores; le comte de Brissac conduisit dans ces îles six mille hommes,
qui longtemps résistèrent aux armées de Philippe II, et cinq cents de ces Français,
cantonnés à Terceire, s'y maintinrent |)endant plus d'une année. Dans les derniers
temps, un bataillon de nos compatriotes, d'un nombre à peu près égal, est venu se
joindre à l'expédition de don Pedro, et a pris une part ellicace à son succès. C'est
ainsi qu'à deux siècles de dislance se relie dans ce lieu écarté la chaîne des services
honorables que la France a rendus à la liberté portugaise. Aujourd'hui Villa-da-
Prayu n'est plus qu'une ruine; un affreux tremblement de terre l'a, celte année
74 SOUVENIRS DES AÇORES.
même, détruite de fond en comble. Angra a perdu son unique attrait. Les cortès
ont abaissé les barrières des cloîtres, et les nonnes de Saint-Gonsalve se sont dis-
l)ersées. Bien peu des cinquante-quatre couvents qui existaient dans ces îles lors
de mon séjour en i832, renferment encore leurs habitants ; cependant deux choses
si différentes l'une de l'autre, qu'on ose à peine les nommer ensemble, sont néces-
saires à la physionomie des Açores, les monastères et les fontaines. Des aqueducs
construits avec art conduisent l'eau dans les plus petits villages; sur le bord des
routes, et même dans les lieux écartés, on découvre des abreuvoirs el des fontaines
entretenus soigneusement et parés avec amour. Ce culte des eaux a une façon d'hos-
pitalité arabe el rappelle l'origine des mœurs de ce peuple si chrétien, tandis que
les hautes murailles des couvents et les églises élevées sont l'expression frappante
des sentiments qui dominent ces natures africaines.
Que dirai-je des trois petites îles dont je n'ai pas encore parlé, sinon qu'à Sainte-
Marie il y a beaucoup de perdrix rouges et de superbes tortues? Un vieux capitaine
d'infanterie qui en est gouverneur, et les douze hommes de garnison s'y plaisent
fort. L'honnête capitaine peut, grâce au curé, au juge et à un habitant de l'île, sa-
tisfaire toutes ses passions, qui sont le wisth et la chasse.
Florès et Corvo ont par leur position plus d'importance que Sainte-Marie. Si-
tuées à l'extrémité nord-ouest des Açores, elles servent de point de reconnaissance
aux navires qui reviennent des Antilles. Le voyageur fatigué par la splendeur mono-
tone de l'Océan voit en elles l'espérance de son arrivée prochaine en Europe ; il les
admire et les bénit, car de tous les plaisirs du voyage, le plus doux est toujours
celui du retour.
Jules dk Lasteyuie.
SAIM-ÉVREIOND.
Il y a des fortunes de reuoniniée bizarres, des noms populaires auxquels il ne se
rattache aucun souvenir, ou peu s'en faut; des hommes célèbres à tout prendre,
puisque tout le monde les connaît, mais dont personne ne connaît rien. A ceux-là,
il semble que la postérité n'ait fait les honneurs d'une autre vie que pour la
forme : elle a conservé l'étiquette, sans se soucier de ce qui était dessous. Ces ré-
flexions me venaient l'autre jour en me rencontrant par hasard avec un de ces
hommes dont il n'est resté que le nom. Je parcourais de l'œil les rayons d'une de
ces respectables bibliothèques, vieux meubles de famille, où tant de livres oubliés
dorment en paix sous leur reliure rouge, l'uniforme littéraire des deux derniers
siècles, quand je tombai sur une rangée de douze petits volumes in-dix-huit, inti-
tulés : OEuvres de Saint-Evremond. Le faites-nous du Saint-Evrcvioiid m'aL\:iH tou-
jours intrigué. Je fus curieux d'avoir enfin le mot de cette littérature de gentil-
homme si chère à Barbin, près de laquelle le xyiii*^ siècle avait passé en l'honorant,
comme par grâce, d'un regard distrait, et dont le nôtre ne s'occupait déjà plus. Il
faut le dire, le goiit un peu suspect du grand siècle en matière de petites produc-
tions, et l'admiration trop facile de la cour de Louis XIV, en extase devant les son-
nets de M. de Benserade, m'avaient tenu jusqu'alors en garde contre la légitimité
de cette vogue passagère. Derrière Saint- Évremond. il semble presque qu'on aper-
çoive Balzac et Voiture, et, en dépit du talent réel de ces deux rois du bel esprit, ce
sont là deux parrains littéraires qui donnent à penser. L'alambiqué est passé de
mode à cette heure, et l'ingénieux n'a plus cours qu'à demi, peut-être bien aussi
parce que l'on en trouve la main d'œuvre trop coûteuse et trop difficile. Bref, sur
la foi de La Harpe, qui parle de Saint-Évreniond de manière à n'engager personne
à le lire, et qui finit, en confrère dédaigneux, par le proclamer « un homme de fort
bonne compagnie, » je m'apprêtais à feuilleter en courant cette série formidable de
petits volumes : je n'eus pas besoin d'aller loin pour changer d'avis. Il y a là cer-
tainement bien du fatras, pour nous servir de l'expression de La Harpe; mais, en
mettant de côté le mauvais, l'ennuyeux, et ce qui revient aux faiseurs de Saint-
Evrcmond, il en reste encore assez pour fournir la matière d'une des éludes litté-
raires les plus curieuses que puisse nous offrir le xvii" siècle.
Charles de Saint Denys, sieur de Saint-h^vremond, naquit à Saint Denys-le-Ciuast,
près Coutances, le \" avril 1613, trois ans après la mort de Henri IV. C'était le
76 SAIIST-ÉVREMOND.
troisième des six fils de Charles de Saint-Denys et de Charlotte de Rouville, issus
tous deux des premières familles de Normandie, faisant grande figure dans le pays,
et assez haut placés pour qu'un siècle plus tard le père Anselme en ait parlé dans
son Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France et des
grands officiers de la couronne. Toute cette splendeur ne devait guère profiter au
jeune Charles de Saint-Denys, qui, avec son nom de Saint-Évremond, ou, comme
on prononce en Normandie, Saint -Ébremoni, tiré d'une petite terre de la baronnie
paternelle, n'avait en perspective d'autre héritage qu'une modeste légitime de
10,000 francs en argent et une pension de 200 écus, <i ce qui est beaucoup pour
un cadet de Normandie, » ajoute avec le plus grand sang-froid son historien Des-
maizeaux. « Dans ce temps- là, dit l'auteur des Mémoires de Grammont, était che-
valier qui voulait, abbé qui pouvait, j'entends abbé à prébende. » Saint-Évremond,
que dans sa famille on avait surnommé l'Esprit, fut jugé capable d'être mieux que
cela, et pour l'arracher h ces deux professions d'aventuriers, l'unique ressource de
tant de cadets, on le destina à la robe, qui dérogeait moins en Normandie que par-
tout ailleurs. En conséquence, à peine âgé de neuf ans, on l'envoya commencer ses
études à Paris, sous les pères jésuites, au collège de Clerniont, aujourd'hui Louis-
le-Grand, où il eut pour professeur de rhétorique le père Canaye, qu'il devait plus
tard mettre en scène dans un de ses plus ingénieux écrits. A quinze ans, Saint-
Évremond commençait son droit; mais, sur le point de devenir candidat sérieux à
l'honneur de siéger sur les fleurs de lys, une autre vocation se déclara chez le jeune
cadet. Malgré sa précocité intellectuelle, l'Esprit ne se sentait pas fait précisément
pour la vie tranquille et studieuse du magistrat : en même temps que ses profes-
seurs le vantaient aux autres écoliers, on parlait dans les salles d'armes de la hotte
de Saint-Évremond. Bref, il ferma bientôt les Inslitutes et le Droit Coutumier, et
remit joyeusement à l'air son épée de gentilhomme. C'était alors le temps du règne
de Richelieu. En lutte à la fois contre les protestants, contre les grands duroyaume,
contre l'Autriche, l'Espagne et la Savoie, la fière et belliqueuse érainence ne laissait
point les gens de guerre manquer d'occasions. Saint-Evremond, qui avait débuté à
seize ans par la fameuse campagne de Savoie, où nos soldats enlevèrent à la course
le redoutable Pas-de-Suze, Saint-Ëvremond fut nommé lieutenant à dix-neuf ans.
Cinq ans plus tard, on lui donna une compagnie. Immédiatement après le siège de
Landrecies.
Tout ceci ne ressemble guère à l'apprentissage d'un homme de lettres, et celui
qui eût annoncé alors au brave capitaine des armées du roi que la critique aurait
quelque jour un compte à régler avec lui, celui-là l'eût assurément trouvé fort in-
crédule. Néanmoins la vie brutale des camps ne pouvait absorber tout entier un es-
prit si curieux, si ennemi de l'exclusion. Il arriva que cet écolier quelque peu bret-
teur fit un soldat lettré. Les vieux historiens, les vieux philosophes et les vieux
poètes avaient suivi Saint-Évremond sous la tente, et sa réputation de merveilleux
causeur groupait autour de lui les plus grands seigneurs, qui le traitaient en ami
et en maître bien plutôt qu'en cadet à deux cents écus de pension.
Pendant ce temps, les années marchaient; Richelieu venait de descendre dans la
tombe, entraînant bientôt après lui son pupille couronné; la régence d'Anne d'Au-
triche avait commencé, et les esprits respiraient plus à l'aise, délivrés du maître
impitoyable qui depuis dix-huit ans tenait tout en bride. Des scènes nouvelles se
préparaient qui devaient achever l'éducation pratique du jeune philosophe en just-
aucorps. Mais, en attendant la fronde, il fallait obéir quelque temps encore à Tim-
SAlINT-KVnEMOND. 77
pulsion puissante imprimée aux alFaires par le grand ministre. La période française
de la guerre de trente ans arrivait alors à son moment décisif. La guerre était
partout, aux Alpes, aux Pyrénées, sur le Rhin, aux Pays-F3as. Saint-Kvremond
n'avait eu garde de manquer à une pareille fête. Il servait à la frontière de Cham-
pagne, au poste d'honneur, là où commandait un général de vingt-deux ans, senti-
nelle avancée du siècle de Louis XIV, qui en était encore à ses premières armes et
à son premier nom, et que l'on appelait alors le duc d'Enghien. A tort ou à raison,
le futur grand Condé se piquait déjà de littérature; il avait même été tout récem-
ment question à l'Académie de l'appeler à remplir la place laissée vacante par la
mort du fondateur. Avec cet instinct qui devait en faire un jour l'hôte de Molière,
de Racine, de La Fontaine, et l'ami de Bossuet, instinct peut-être plus moral qu'in-
tellectuel, le jeune duc vint droit à Saint-Évremond dans la foule. Pour l'attacher
de plus près à sa personne, il lui donna la lieutenance de ses gardes, à laquelle il
joignit une autre charge, peu compatible en apparence avec la première : il lui con-
fia la direction de ses lectures. La guerre donnait dans ce temps moins d'embarras
qu'au nôtre à ceux qui la faisaient. On marchait de siège en siège, posément, avec
mesure, sans tout cet attirail d'études topographiques dont s'entoure aujourd'hui
l'art militaire, sans ces préoccupations continuelles de manœuvres stratégiques et
de marches forcées qui absorbent les jours et les nuits de nos capitaines. Il ne
restait donc que trop de loisirs aux conducteurs de ces armées peu exigeantes, au
duc d'Enghien surtout, général au jour le jour, tout de verve et de spontanéité,
qui ne songeait à prendre son parti qu'en face de l'ennemi, tellement habitué à
compter sur l'inspiration du moment, qu'il disait un jour : c Ce que je n'ai pas
trouvé au bout d'un quart d'heure, je ne le trouverai de ma vie. » Ce n'était donc
pas une sinécure que la fonction dont était chargé Saint-Ëvremond, et il la rem-
plissait d'une manière qui ne serait peut-être plus du goût de nos étals-majors.
Pour égayer les moments perdus de son général, il lui expliquait les anciens, en
homme de sens et d'intelligence il est vrai, bien supérieur au commentaire pédant
(jui régnait alors dans le monde encore nombreux des savants en us. Lui-même a
donné quelque part un exposé de sa méthode, qui indique un esprit plus en avance
sur son siècle que ne l'ont laissé croire certains juges littéraires mal disposés en sa
faveur. « Je n'aime pas, écrivait-il bien longtemps après au maréchal de Créqui, je
n'aime pas ces gens doctes qui emploient toute leur étude à restituer un passage
dont la restitution ne nous plaît en rien. Ils font un mystère de savoir ce qu'on
jiourrait bien ignorer, et n'entendent iias ce qui mérite véritablement d'être en-
tendu Dans les histoires, ils ne connaissent ni les hommes ni les affaires : ils rap-
portent tout à la chronologie ; et pour nous pouvoir dire quelle année est mort un
consul, ils négligeront de connaître son génie et d'apprendre ce qui s'est fait sous
.son consulat. Cicéron ne sera jamais pour eux qu'un faiseur d'urciisons. César qu'un
faiseur de commentaires. Le consul, le général, leur échappent : le génie qui anime
leurs ouvrages n'est point aperçu, et les choses essentielles qu'on y traite ne sont
point connues »
Ce fut ainsi que Saint-Évremond lit la campagne de Rocroy, moitié lieutenant,
moitié secrétaire du prince, philosophant de compagnie avec le duc dans l'iuler-
valle de deux rencontres, et commentant César, son épée entre les jambes.
De retour à Paris, il fit enfin le premier pas dans la carrière des lettres, mais par
manière de passe-temps, pour se divertir lui et ses amis, sans la moindre préten-
tion au titre d'auteur, en homme au contraire qui défendait la langue des honnêtes
78 SALNT-EVREMOND.
yens contre celle des écrivains de niélier. Bientôt il courut par la ville une satire
manuscrite intitulée : Comédie des Académistcs pour la réformation de la langue
française. Alors comme aujourd'hui, le fauteuil académique était le point de mire
des moqueurs et des plaisants, quoique pour d'autres raisons. Notre Académie à
nous, race d'enfants en révolte qui se prétendent émancipés, n'a plus guère qu'une
vie de convention. En dehors des représentations quasi solennelles qu'elle donne
encore de temps à autre, son rôle est de peu d'importance; et si elle s'avisait d'é-
lever la voix, fût-ce pour hasarder un conseil, elle prêcherait à coup sûr dans le
désert, maintenant qu'il n'est plus si petit auteur qui ne dise ne relever que de
Dieu et de sa plume, quand plume il y a, et encore Dieu n'est-il pas toujours de la
partie ! Mais, du temps des acadéniistes , fraîchement éclose de dessous la robe rouge
de Richelieu, dans toute la verdeur d'une institution nouvelle, et fière encore d'avoir
soumis le Cid à sa férule, l'Académie régentait le Parnasse avec la morgue et la
raideur d'un tribunal sans appel. Elle donnait le mot d'ordre à l'hôtel Rambouillet,
qui l'aidait à >• purger le langage, " et ses décisions, colportées de ruelles en
ruelles, étaient autant d'arrêts contre celte pauvre langue de Rabelais, de Bran-
tôme et de Montaigne, qui, laissant aller chaque jour quelque débris de ses grâces
et de sa naïveté gauloises, s'apprenait à se tenir bien droite et bien majestueuse
pour recevoir, en grande dame, le grand siècle et le grand roi.
L'audacieuse satire des Académistcs attaquait de front la phalange réformatrice,
et le strict incognito que gardait l'auteur aiguillonnait encore la curiosité publique,
déjà piquée au vif par un vers franc d'allure, une raillerie pleine à la fois de sens
et de sel, par je ne sais quel air cavalier qui donnait une tournure originale à toute
la pièce. Les uns l'attribuèrent au compte d'Ellan, d'autres à Saint-Amand, acadé-
micien lui-même, avec son rôle dans la pièce, mais académicien sans ferveur, qui
commence par trouver tout mauvais, et qui n'entre en scène que pour troubler la
séance. » Quelques autres m'ont assuré, dit Pélisson dans son Histoire de l'Aca-
démie, qu'elle était d'un gentilhomme normand nommé M. de Saint-Évremond. »
Il ne faut pas juger la comédie des Académistes du point de vue scénique. Elle
ne fut jamais destinée au théâtre. Ce n'est, à vrai dire, qu'une satire dialoguée, ou
plutôt une série de dialogues satiriques, allant au hasard, sans action, sans intrigue,
sans autre lien entre eux que le fond même du sujet. Celle forme dialoguée lui a
valu l'honneur d'un litre aujourd'hui lourd à porter, dont alors le sens et la valeur
n'avaient pas encore reçu de la langue une sanction délinilive; mais, ceci reçu, on
trouvera peut-être que, comme écrivain et même comme critique, il y a quelque
gloire à avoir fait, en se jouant, bien avant Boileau, des vers tels que ceux-ci, par
exemple :
SAINT-AMAND.
Oui, mais je u'aime pas que monsieur de Godcau,
Exceplé ce qu'il fait ne trouve rien de beau ;
Qu'un fal de Chapelain aille, en chaque ruelle,
U'un ridicule ton réciter sa Pucelle,
Ou que, dur et contraint en ses vers amoureux,
Il fasse un sot portrait de l'objet de ses vœux ;
Que son esprit stérile el sa veine forcée
Produisent de grands mots qui n'ont sens ni pensée,
.le voudrais que Gombaud, TEsloile ut Collelct,
En prose comme eu vers eussent un peu mieux fait;
SAINT-ÉVREMOND. 79
Que des Amis Rivaux Bois-Robert ayant honte
Revînt à son talent de faire bien un conte.
La scène suivante appartient à l'histoire littéraire par un rapprochement que
personne ne s'avisera de contester, et pourtant je ne sache pas d'édition de Molière
où l'on ait eu l'idée de la mettre en regard de la fameuse scène de Trissoliu et de
Vadius, qu'elle a précédée de trente ans.
GODEAU
Itonjour, cher Colletcl.
coLLETEï se jette à genoux.
Grand évêquc de Grasse,
Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse :
Ne dois-je pas baiser votre sacré talon ?
GODE.iC.
Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon.
Levez-vous, Colletel.
COLLETET.
Votre magnificence
Me permet, monseigneur, une telle licence?
GODEAU.
Rien ne saurait changer le commerce entre nous :
Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.
COLLETET.
Très-révérend seigneur, je vais donc vous complaire.
GODEAU.
Attendant nos messieurs, que nous faudrait-il faire?
COLLETET.
Je suis prêt d'obéir à votre volonté.
Ce ne sont jusqu'ici que les politesses préliminaires. La différence de rang entre
\es deux enfants d'ApoIloji, la condescendance proiectrice du grand cvêquc, l'em-
pressement servile de l'humble CoUetet, qui courbe jusqu'à terre sou échine
crottée, composent peut-être une donnée plus comique au fond que la familiarité
complaisante des deux pédants de Molière, qui se grattent tranquillement à tour
de rôle, de prime-abord et du même air.
Godeau s'empare ensuite majestueusement de la parole :
Oh bien! seul avec vous ainsi que je me voi,
Je vais prendre le temps de vous parler de moi.
Avez -vous vu mes vers?
El le voilà qui entonne son propre éloge, laissant à peine à CoUetet le temps
d'approuver. Mais le pauvre diable se lasse à la un de laisser traîner son admira-
lion à la remorque, au profit exclusif de son interlocuteur. Pour varier le discours,
il essaie à son tour de le mettre à la première personne. L'autre, qu'on interrompt
brusquement, change aussitôt de ton. Ce n'est point par une méprise que se fait la
rupture, et la marche n'en est que plus naturelle.
80 SAIÎMT-EVREMOND.
COLLETET.
Mais, sans parler de moi trop à mon avantage,
Suis-jc pas, monseigneur, assez grand personnage?
GODEAU.
Collclel, mon ami, vous ne faites pas mal.
COLLETET.
Moi, je prétends traiter tout le monde d'égal,
En matière d'écrits : le bien est autre chose;
De richesse et de rang la Fortune dispose.
Que pourriez-vous encor reprendre dans mes vers?
GODEAU.
CoUetet, vos discours sont obscurs ci couverts.
COLLETET.
11 est certain que j'ai le style magnifique.
GODEAU.
CoUelet parle mieux qu'un homme de boutique.
COLLETET.
Ah! le respect m'échappe. Et mieux que vous aussi.
GODEAU .
Parlez bas, Collelet, quand vous parlez ainsi.
COLLETET.
C'est vous, monsieur Godeau, qui me faites oulrag(!.
GODEAU.
Voulez-vous me contraindre à louer votre ouvrage ?
COLLETET.
.l'ai bien loué le vôtre.
GODEAU.
Il le méritait bien.
COLLETET.
,1e le trouve fort plat, pour ne vous celer rien .
GODEAU.
Si vous en parlez mal, vous êtes en colère
COLLETET.
Si j'en ai dit du bien, c'était pour vous complaire.
GODEAU.
CoUetct, je vous trouve un gentil violon.
COLLETET.
Nous somrnes tons égaux, étant fils d'Apollon.
GODEAU.
Vous, enfant d'Apollon'. Vous n'êtes qu'une bête.
COLLETET.
El vous, monsieur Godeau, vous me rompez la lélc.
SAINT-ÉVREMOND. Ki
Certaineiuent personne n'ira prétendre que la scène des Femmes Savantes ait
été ce qui s'appelle copiée sur celle-ci. A les comparer vers par vers, elles n'ont
rien de commun en a|)pareuce, et cependant il est bien clair que l'une contenait
l'autre en germe. Molière avait eu connaissance assurément de la comédie des
Àcadcmistcs, qui était encore célèbre de son temps, et, sans lui faire injure, on
peut dire qu'en dévelop|)ant plus savamment l'idée qu'il emprunte, il n'écrase
point pourtant son modèle.
Citons encore l'arrèl si gravement comique qui résume les débals grannnaticau\
de la docte assemblée, et dans lequel le malin critique a trouvé moyen de lancer à
chacun son trait, dans la langue la plus souple et la plus élégante.
Grâce à Dieu, compagnons, la divine assemblée
A si bien travaillé, que la langue est réglée.
Nous avons retranché ces durs et rudes mots
Qui semblent introduils par les barbares Golhs;
Et s'il en reste aucun en faveur de l'usage.
Il fera désormais un mauvais personnage.
Or, qui fil l'important, déchu de tous honneurs.
Ne pourra plus servir qu'à de vieux raisonneurs ;
Combien que, pour ce que, font un son incommode,
Et d'autant et parfois ne sont plus à la mode.
Il consie, il nous appert, sont ternies de barreau;
Mais le plaideur françois aime un air plus nouveau.
// appert étoil bon pour Cujas et Barthole ;
// conste ira trouver le parlement de Dole,
Où, malgré sa vieillesse, il se rendra commun
Par les graves discours de l'orateur Le Brun.
Du pieux Chapelain la bonté paternelle
Peut garder son tombeau pour sa propre Pucelle.
Aux stériles esprits, dans leur fade entretien.
On permet à ravir, lequel n'exprime rien.
Certes, à lire ces vers, on est tenté de regretter que celui qui les a écrits n'ait
pas été le fds d'un petit greflîer ou d'un pauvre drapier des halles, comme d'autres
plus heureux que lui, et que d'un jeu il n'ait pas été obligé de faire une occupation
sérieuse. Nous ne serions pas réduit, à l'heure qu'il est, à le prendre pour sujet
d'une étude de découvertes, et de nos vieux classiques ce serait, à coup sûr, un de
ceux qui se ferait accepter le mieux des écoles nouvelles.
Mais à chacun son lot dans ce monde. Pendant que les éditions à la main de la
comédie des Académistes se multipliaient dans le public, le gentilhomme auteur
était déjà loin. Il avait suivi le duc d'Enghien sur les bords du Rhin, et prenait lar-
gement sa part de ces campagnes glorieuses qui devaient achever l'œuvre exté-
rieure de Richelieu. A Nordlingen, Saint-Évremond, placé à la tète de son esca-
dron, juste au pied d'une éminence qu'occupaient les ennemis, y soutint sans
broncher, pendant trois heures, le feu de leur monsquelerie et d'une batterie de
quatre pièces de campagne. Presque tout son monde y resta ; lui-même fut atteint
au genou gauche d'un coup de fauconneau qui le laissa près de six semaines entre
la vie et la mort. A peine remis sur pied, il devint garde-malade à son tour. Le
duc d'Enghien ayant été forcé de prendre le lit, à la suite des fatigues de la cani-
<S2 SAINT-ÉvnEMOND.
pagne, Saint-Évreniond berça sa convalescence avec des lectures moins sérieuses
cette fois que les autres. Pantagruel et Gargantua en firent d'abord les frais; mais
le langage parfois plus que populaire du curé de Meudon n'allait pas toujours
à l'oreille princière du grand Condé, et le lecteur intelligent se rabattit sur
Pétrone, débauché de cour dont le succès ne fut pas douteux.
Quatre années s'écoulèrentainsi au bout desquelles cette double fraternité d'armes
et de lettres entre le prince de la maison de Bourbon et le cadet normand vint
tout à coup à se rompre d'une façon assez bizarre, a M. le prince, dit Desmaiseaux,
se plaisait à chercher le ridicule des hommes, et il s'enfermait souvent avec le
comte de Miossens et M. de Saint-Évremond, pour partager avec eux ce plaisir. Un
jour, ces messieurs sortant d'une de ces conversations satiriques, il échappa à
M. de Saint-Évremond de demander à M. de Miossens s'il croyait que son altesse,
qui aimait si fort à découvrir le ridicule des autres, n'eût pas elle-même son ridi-
cule, et ils convinrent que celte passion de chercher le ridicule des autres lui don-
nait un ridicule d'une espèce toute nouvelle. Cette idée leur parut si plaisante,
qu'ils ne purent résister à la tentation de s'en divertir avec leurs amis. M. le prince
en fut informé, et donna bientôt des marques de son ressentiment. Il ôta à M. de
Saint-Évremond la lieutenance de ses gardes, et ne voulut plus avoir de liaison
avec le comte de Miossens. »
Celui-ci prit bientôt sa revanche. Deux ans après, servant à la fois sa rancune
et celle du Mazarin, il se chargea d'arrêter Condé et son frère, et les emmena
prisonniers au donjon de Vincennes. Quant à Saint-Évremond, il alla retrouver
tranquillement le manoir paternel, en Normandie, où il arriva juste à temps pour
assister aux premiers troubles de la fronde. Nul ne semblait devoir faire nn meil-
leur frondeur que ce caustique gentilhomme dont la raillerie indépendanle venait
de narguer jusqu'au pied de sa tente le vainqueur de Roeroy, de Fribourg et de
Lens ; les meneurs du parti songèrent donc à le gagner dès l'abord.
Mais Saint-Évremond n'était pas seulement un homme d'esprit. Ce qui dominait
surtout dans cette nature fine et mordante, c'était un admirable bon sens que rien
n'influençait, ni l'opinion, ni l'entourage, et qui allait vile au fond des choses.
Aussi ne prit-il pas un moment au sérieux celte grande mystification de la fronde,
qui avait peut-être un sens dans les rues de Paris, où la foule, nn peu à l'aventure
il est vrai, avait accepté pour drapeau le rochet brodé d'un Brulus petit maître
et tonsuré, mais non dans les rangs de celte noblesse étourdie jouant à la révolte,
en Normandie, à la suite du duc de Longueville. Cette soi-disant émancipation de
la noblesse, cette dernière convulsion de la féodalité expirante, comme nous disons
nous autres, n'inspira au cadet de Saint-Denys qu'un fou rire qu'il satisfit tout à
l'aise en écrivant sa satire intitulée : Retraite du duc de Longueville en Normandie.
L'arme nationale du ridicule a i-arement été maniée avec autant d'adresse et de
bonheur que dans ce petit pamphlet de seize pages, à la hauteur, pour le fond
comme pour la forme, de la Satire Ménippée. Le duc de Longueville se décide à
venir haranguer les conseillers du parlement de Rouen, après avoir fait toutefois
observer par précaution, du haut d'une tour, la contenance du peuple. Le peuple
est tout à la joie; le parlement entraîné promet autant d'arrêts que l'on voudra,
sans rien examiner, sous la condition qu'on supprimera le semestre, et le duc, en
attendant Tannée qu'il aura, ne songe plus qu'à en distribuer les charges. Ici se
déroule une suite de malins croquis, dessinés tous de main de maître. Varicarville,
l'esprit fort, se refuse d'abord à tout emploi, « ayant appris de son Rabbi que, pour
SAINT-ÉVREMOM). 80
bien entendre le vieux Testament, il y faut une application entière, et même so
réduire à no manger que dos herbes, pour se dégager de toute vapeur grossière. »
Il accepte pourtant le soin de la police, o Mais, comme il arrive toujours cent
malheurs, il avait oublié à Paris un manuscrit du comte Maurice, dont il eût tiré
(le grandes lumières pour l'artillerie et pour les vivres, ce qui fut cause vraisem-
blablement qu'il n'y eut ni munitions ni pain dans celle armée-là. » Saint-lbal ne
demande que l'honneur de faire entrer les ennemis en France; on lui répond que
messieurs les généraux de Paris se le réservent. Pour le comte de Ficsque, il obtient
c une commission particulière pour les enlèvements de quartier et autres exploits
brusques et soudains, dont la résolution se peut prendre en chantant un air de la
Rarre, et dansant un pas de ballet. » Il y a là aussi un certain marquis d'Heclot.
qui se fait donner le commandement de la cavalerie, « parce qu'il était mieux
monté que les autres, qu'il était environ de l'âge de M. de Nemours lorsqu'il la
commandait en Flandre, et qu'il avait une casaque en broderie toute pareille à la
sienne. » Sur la même ligne se placent Hanerie et Caumenil, qui réclament la
charge de maréchaux de camp, « Hanerie, fondé sur ce qu'il avait pensé être
enseigne des gendarmes du roi; Caumenil, sur ce qu'il s'en était peu fallu qu'il
n'eût été mestre -de-camp du régiment de Monsieur, n Campion demande seulement
à être maréchal de bataille, «■ pour apprendre le métier, avouant ingénument qu'il
ne le savait pas; n Boucaule de même. « Il ne pouvait pas dire qu'il eût jamais
vu d'armée, mais il alléguait qu'il avait été chasseur toute sa vie, et que, la dutssc
étant une image de la guerre, selon Machiavel, quarante ans de chasse valaient
pour le moins vingt campagnes. Il voulut être maréchal de camp, et il le fut, i.
Sans chercher à quitter le terrain de la critique littéraire, observons en passant,
à titre de rapprochement historique, qu'hier encore les derniers rassemblements
de nos gentilshommes de l'Ouest, aussi inoffensifs, à vrai dire, que ceux de 16i9,
offraient presque le pendant de ce tableau si comiquement vrai. Au témoignage de
quelques hommes de sens entraînés là par une de ces religions qui discutent rare-
ment, et jamais qu'après, on ne trouvait que des généraux ; les plus modestes se
faisaient officiers, toujours en raison de l'axiome de Machiavel, si ingénieusement
appliqué par Boucaule. Au surplus, l'écrivain du xvii^ siècle a parfaitement saisi le
côté général des ridicules qu'il avait sous les yeux, et, laissant de côté la joyeuse
raillerie, il donne en terminant, avec une gravité empreinte de tristesse véritable,
le dernier mot de toutes les frondes passées, présentes et futures, c Je me tiens
heureux, dit-il, d'avoir acquis la haine de tous ces mouvements-là, plus par obser-
vation que par ma propre expérience. C'est un métier pour les sots et pour les
malheureux, dont les honnêtes gens et ceux qui se trouvent bien ne se doivent point
mêler. Les dupes viennent là tous les jours en foule; les proscrits, les misérables
s'y rendent des deux bouts du monde : jamais tant de générosité sans honneur,
jamais tant de beaux discours et si peu de bon sens; jamais tant de desseins sans
actions, tant d'entreprises sans elfets; toutes imaginations, toutes chimères ; rien
de véritable, rien d'essentiel que la nécessité et la misère. » Croyez-vous bien que
ceci ne soit pas de la philosophie à l'usage de notre temps? Et que dites-vous de
cet homme de furt bonne compagnie, qui trouve au bout de sa plume un pareil
enseignement et dans une langue comme celle-là?
La première fronde apaisée, les hauteurs de Condé en suscitèrent bientôt une
seconde, et Saint-Évremond, cette fois, ne se déclara pas seulement le champion
littéraire de la cour. Pendant que son ami Miossens le vengeait à Yincennes d'une
8i SAINT-EVREMOND.
plaisanterie mal prise, il marchait avec l'armée royale en Normandie, contre ces
mêmes gentilshommes qu'il avait mis si plaisamment en scène. Au mois de sep-
tembre 1652, il reçut, en récompense de son zèle, un brevet de maréchal de camp,
suivi le lendemain d'une pension de 5,000 livres. Il servit ensuite avec son ami
M. de Caudale, le Ois du duc d'Ëpernon, puis en Flandre, sous les ordres du ma-
réchal d'Hocquincourl, et, chemin faisant, il exerçait sa verve de droite et de
gauche, en Jionnête homme qui prenait ses ébattements, jetant son rire de tous les
jours sur le papier, sans autre but que d'en faire part à ses amis. Ce fut ainsi qu'il
6t la Conversation du maréchal d'Hocquincourl avec le j}ère Canaye , écrite au
sortir d'un dîner chez le maréchal.
Déjà avait commencé la grande querelle des jésuites et des jansénistes, et, bien
loin derrière ceux-ci, pointait la secte anathématisée des esprits forts; entre les
trois, le gros des gens de qualité manœuvrait au hasard, promenant une foi cava-
lière, peu d'accord, la plupart du temps, avec les idées qu'on se forme volontiers
du grand siècle. Nul ne l'a mieux vu, ni surtout mieux rendu que Saint-Évremond,
et cette bluette de gentilhomme bel esprit est, à coup sûr, une des pages les plus
instructives de notre histoire religieuse. » A qui parlez-vous des esprits forts, dit
le maréchal, et qui les a connus mieu.x que moi? Bardouville et Saint-lbal ont été
les meilleurs de mes amis. Ce furent eux qui m'engagèrent dans le parti de mon-
sieur le comte, contre le cardinal de Richelieu. Si j'ai connu les esprits forts! Je
ferois un livre de tout ce qu'ils ont dit. Bardouville mort, et Saint-lbal retiré en
Hollande, je fis amitié avec La Frette et Sauvebœuf. Ce n'étoient pas des esprits,
mais de braves gens. La Frette étoit un brave homme et fort mon ami. Je pense
avoir assez témoigné que j'élois le sien dans la maladie dont il mourut. Je le voyois
mourir d'une petite lièvre, comme auroit pu faire une femme, et j'enrageois de
voir La Frette, ce La Frette qui s'étoit battu contre Bouteville, s'éteindre ni plus
ni moins qu'une chandelle. Nous étions en peine, Sauvebœuf et moi, de sauver l'hon-
neur à notre ami, ce qui me fit prendre la résolution de le tuer d'un coup de pis-
tolet, pour le faire périr en homme de cœur. Je lui appuyois le pistolet sur la tète,
quand un b.... de jésuite, qui étoit dans la chambre, me poussa le bras et détourna
le coup. Cela me mit dans nne si grande colère contre lui, que je me fis jansé-
niste. » Mais voilà notre janséniste qui devient amoureux de M""' de Montbazon.
« Il y avoit toujours auprès d'elle un certain abbé de Rancé, un petit janséniste,
qui lui parloit de la grâce devant le monde, et l'entretenoit de toute autre chose
en particulier. Cela me fit quitter le parti des jansénistes. Auparavant je ne perdois
pas un sermon du père Desmares, et je ne jurois que par messieurs de Port-Royal.
J'ai toujours été à confesse aux jésuites depuis ce temps-là, et si mon fils a jamais
des enfants, je veux qu'ils étudient au collège de Clermont, sur peine d'être dés-
hérités. »
Quant aux esprits forts, le brave maréchal ne saurait dire pourquoi il les a quittés.
<i Je ne l'ai que trop aimée, la philosophie, dit le maréchal, je ne l'ai que trop aimée,
mais j'en suis revenu, et je n'y retourne pas. Un diable de philosophe m' avoit tel-
lement embrouillé la cervelle de premiers parents, de pomme, de serpent, de pa-
radis terrestre et de chérubins, que j'étois sur le point de ne rien croire. Le diable
m'emporte si je croyois rien. Depuis ce temps-là je me ferois crucifier pour la re-
ligion. Ce n'est pas que j'y voye plus de raison, au contraire, moins que jamais ;
mais je ne saurois que vous dire, je me ferois crucifier sans savoir pourquoi. »
A côté de cette figure insoucieuse et quelque peu brutale, celle du père Canaye,
SAINT-EVREMONU. bh
l'œil au ciel, et sur les lèvres un sourire éternel, à travers toutes les épreuves où le
l'ont passer les boutades du vieux seigneur, forme, par le contraste, un tableau de
genre achevé. Cetle scène délicieuse, dans sa férocité naïve, où le malencontreux
jésuite intervient si fort à propos, n'a rien qui le déconcerte. » Remarquez-vous,
monseigneur, remarquez -vous comme Satan est toujours aux aguets : Circuit quœ-
rcns quem devorct? Vous concevez un petit dépit contre nos pères, il se sert de
cette occasion pour vous surprendre, pour vous dévorer, pis que dévorer, pour vous
faire janséniste. Vicfilate, vigilate; on ne sauroit être trop en garde contre l'en-
nemi du genre humain. » Le bon père veut ensuite persuader à son terrible hôte
qu'il n'a pas convoité lapins belle du vionde (1). Le maréchal, qui n'a pas appris
dans les ruelles « à aimer comme un sot, « et qui tient à l'en convaincre, saisit un
couteau : « Voyez-vous, dit-il, si elle m'avoit commandé de vous tuer, je vous au-
rois enfoncé le couteau dans le cœur, j Étourdi par cette argumentation peuscolas-
lique, le père se laisse aller à la peur, en présence du couteau qui demeure toujours
levé : « Il s'éloignoit insensiblement du maréchal par un mouvement de fesse im-
perceptible. 11 Mais il se remet bientôt en selle. Quancî vient l'épisode de l'abbé de
Rancé : «Oh! que les voies de Dieu sont admirables! s'écrie-t il. Que le secret de sa
justice est profond ! Un petit coquet de janséniste poursuit une dame à qui mon-
.seigneur vouloit du bien. Le Seigneur miséricordieux se sert de la jalousie pour
mettre la conscience de monseigneur entre nos mains. Jlinibilia jadicia tua. Do-
mine. » Le triomphe du saint homme est complet, à cette bizarre déclaration de
foi de l'ancien esprit fort, tout prêt maintenant à se faire crucifier pour la religion
sans savoir pourquoi. « Tant mieux, monseigneur, reprit le père d'un ton de nez
fort dévot, tant mieux, ce ne sont point mouvements humains, cela vient de Dieu.
Point de raison! c'est la vraie religion cela. Point de raison! Que Dieu vous a fait,
monsieur, une belle grâce! Estolo sicut infantes; soyez comme des enfants. Les en-
fants ont encore leur innocence, et pourquoi? parce qu'ils n'ont point de raison.
Beati puupcres spiritu ; bienheureux les pauvres d'esprit, ils ne pèchent point. La
raison? c'est qu'ils n'ont point de raison. Point de raison. Je ne sawois que vous
dire. Je ne suis pourquoi. Les beaux mots ! Ils devroient être écrits en lettres d'or.
Ce n'est pas que j'y voye plus de raison, au contraire, moins que jamais. En vérité,
cela est divin pour ceux qui ont le goût des choses du ciel. Point de raison! Que
Dieu vous a fait, monseigneur, une belle grâce ! "
Cela peut marcher de front, pour la grâce et la finesse, avec les meilleurs pas-
sages des Provinciales, et, de plus, Saint-Éviemond a sur Pascal, qu'il a précédé
de deux ans (2), cet avantage immense, qu'il est aussi peu janséniste que jésuite.
Tout à l'heure il vient de faire, rien qu'avec les exclamations enthousiastes du père
Canaye, le procès le moins Ihéologique et le plus serré aux doctrines exagérées de
la société de Jésus sur la grâce. Mais ce n'est pas là qu'est pour lui la question. Il
voit clair au fond de ces controverses furibondes, et, quitte à parler pour eux, il
faut que ses personnages lui livrent leur secret. « Quelle folie, lui dit le père Canaye
dans un tête-à-tête conûdentiel, trop confidentiel peut-être pour être bien histo-
rique ; quelle folie de croire que nous nous haïssions pour ne pas penser la même
chose sur la grâce! Ce n'est ni la grâce, ni les cinq propositions qui nous ont mis
mal en.semble : la jalousie de gouverner les consciences a tout fait. »
(1) Surnom de M""" de Monlbazou.
(2) Les Provinciales ont été publiées en 1656.
To;.!E 1. ()
86 SAINT-EVREMOND.
Celle indépendance Uanquille, ces libres allures d'un espril moqueur el bien
|)orlanl, sans préjugés, mais sans fièvre, fonl de Saint-Évremond unoespècede phi-
losophe à pari, en avance réellement, non pas d'un, mais de deux siècles, el qui
irouverail plutôt sa place, s'il fallait le classer par ordre d'analogie, dans les rangs
de l'école critique de ce temps que dans ceux de la phalange belliqueuse des ency-
clopédistes : du reste, philosophe d'inslinct el à ses heures, comme il était écrivain,
prenant avant tout le temps de vivre, el, pour le dire en passant, viveur des plus
délicats et des plus rallinés. On connaît ce fameux ordre des Coteaux dont parle
Boileau dans son repas ridicule, et sur lequel Bois-Roberl fil la satire intitulée :
Les Coteaux. Or, les coteaux, ou mieux les trois coteaux, n'étaient autres que Bois-
Dauphin, d'Olonne et, n'en déplaise aux convenances littéraires, Saiul-Ëvremond
en personne. Ils formaient à cette époque, avec le commandeur de Souvré, une
bande privilégiée qui tenait le haut bout de la table, el dictait les lois de la bonne
chère. L'évèque du Mans, M. de Lavardin, qui s'était mis aussi sur les rangs, avec
autant de bonne volonté peut-être, mais moins de talent el de succès, se laissa aller
un jour, au beau milieu d'un dîner, ;i une crilique jalouse de ses heureux rivaux.
.< Ces messieurs, s'écria-t-il avec dépit, outrent tout à force de vouloir raffiner sur
tout ; ils ne sauraient manger que du veau de rivière ; il faut que leurs perdrix vien^
nenl d'Auvergne, que leurs lapins soient de La Roche-Guyon ou de Versine. Ils ne
sont pas moins difficiles sur le fruit; el, pour le vin, ils n'en sauraient boire que des
trois coleaux d'Ay, d'Haut-Villiers et d'Avenay. » Les trois amis relevèrent le mot
el plaisantèrent si longtemps sur les coleaux de monsieur du Mans, que le nom leur
en resta.
Les préoccupations culinaires n'absorbaient pas cependant Saint-Évremond au
point de faire tache dans sa vie. Son vrai métier était toujours la guerre ; il assista
à toutes les campagnes de Flandre jusqu'à la suspension d'armes de KiTiO. Toute
celte période qui s'écoula entre la fronde el le traité des Pyrénées fut l'époque la
plus heureuse de sa longue carrière. Recherché par tout ce que la cour avait de
plus distingué, entouré d'amis dévoués et puissants, el donnant le ton par l'éclat
el les séductions irrésistibles de son esprit, il n'était bruit que de lui dans les ruelles
(|u'il inondait de madrigaux, de dizains el de. sonnets, aussi mauvais, il faut le dire,
(]ue tout ce qui se faisait alors à l'hôtel de Rambouillet.
Mes yeux, mes inutiles yeux,
Vous savez bien que dans ces lieux,
Iris f'ail toujours sa demeure,
El si proche de ses appuis,
Ingrats! vous souffrez que je mourc
Du chagrin de ne la voir pas.
C'est sans doute après avoir jeté les yeux sur cette partie des œuvres de Saint-
Évremond que le savant et judicieux Lemontey l'a rangé au nombre de « ces gens
de cour el gens d'esprit qui daignaient faire des vers détestables. " Détestables!
ceux-là le sont assurément; l'on a vu cependant que le chantre malheureux d'Iris
avait eu un jour d'assez bonnes inspirations, et ce n'est pas comme faiseur de petits
vers qu'il faut apprécier Saint-Evremond. On peut croire qu'il sacrifia sans façon
au goùl qui régnait alors, mais il était sans doute le premier à rire de ses vers lan-
goureux, si peu d'accord avec toutes ses habitudes d'esprit. Ceci n'est pas une ex-
SAIIST-ÉVREMOND. 87
dise de biographe honteux, car quelques pages après cette excursion poétique clans
le /Jffijs de Tendre vient justement une espèce de satire dirigée contre les maîtresses
du genre, contre les précieuses, qu'il déDnit plaisamment, d'après Ninon de Len-
clos, les jansénistes de l'amour. Celle-là, il l'aimait et la chantait à sa manière, en
raison de cette maxime qui commence une de ses lettres, » qu'il n'y a rien de si
honnête qu'une ancienne amitié, et rien de si honteux qu'une vieille passion. »
Il fniit brûler d'une flamme légère,
Vivo, briUanto, et toujours passagère ;
Klre inconstante aussi longtemps qu'on peut,
Car un temps vient que ne l'est pas qui vcul.
Convenez que ce n'est plus là le même amoureux, et que le poêle y gagne.
Notre heureux gentilhomme s'en allait ainsi devant lui, faisant blanc de sa plume
et de son épée, jetant au vent son cœur et son esprit, coteau renommé, comme il
récrivait en 170-i, à milord Gallovvay, poète à la mode et philoso|)he sans système,
ce qui est l'être deux fois; il atteignait sa quarante-huitième année, sansavoir es-
suyé de véritable bourrasque, à travers une époque toute semée de troubles et de
disgrâces, et pouvait à bon droit croire sa vie fixée pour toujours; mais il était
loin de compte avec le sort. Tout indulgente et modérée que fût la moquerie de
Saint-Évremond, elle était trop universelle, trop insoucieuse des personnes pour être
sans danger à cette cour de France, telle que l'avait laissée Richelieu. Déjà Condé
lui en avait appris quelque chose. En 1654, Mazarin lui avait fait sentir par une
captivité de deux ou trois mois à la Bastille l'inconvénient de certaines plaisante-
ries. L'incorrigible railleur ne se contente pas de la leçon. En 1639, il suit le car-
dinal aux conférences d'où sortit la paix des Pyrénées, et pendantque d'un bout du
royaume à l'autre les joyeuses volées de cloches convoquent la France entière à un
Te Deum général, lui n'a rien de plus pressé que d'écrire en cachette au marquis
de Cn'qui une longue lettre dans laquelle il couvre de ridicule et le négociateur et
le traité. Jusque-là tout va bien. La lettre, après avoir passé seulement par un petit
nombre de mains sûres, revient bientôt entre les mains de son auteur, qui tient
sous clef le scandale, et, pour plus de sûreté, Slazarin meurt quelques mois après
grand ami de Saint-Évremond, qu'il avait appelé au chevet de son lit de mort pour
lui lire sa fameuse satire des troubles de Normandie. Celui ci ne pensait déjà plus
à rien ; mais voici que le roi le nomme pour être de ce voyage en Bretagne (1661),
pendant lequel Fouquet fut arrêté, et, avant de partir, il laisse de confiance la cas-
sette où sont ses papiers entre les mains de M™" du Plessis-Bellière, intime amie
du surintendant. Arrive la catastrophe de Vaux; les gens dn roi font une descente
chez tous les amis de Fouquet, et s'emparent de la cassette de Saint-Évremond, où
Colberl et Le Tellier découvrent la fatale lettre sur la paix des Pyrénées. Les deux
élèves de Mazarin, jaloux de se montrer fidèles à la mémoire récente encore de leur
maître, jettent les hauts cris auprès du roi, et intéressent si bien sa susceptibilité
personnelle dans cette affaire posthume, qu'ils obtiennent un ordre d'envoyer Sainl-
Evremond à la Bastille. Pendant ce temps, le satirique correspondant du marquis
de Créqui, peu inquiet de son crime inédit de lèse-majesté, s'en revenait à petites
journées de la maison de campagne du maréchal de Clérembaut. Un des gens de
Gourville, envoyé en poste à sa rencontre, le joignit dans la forêt d'Orléans, et lui
apprilqu'il marchait droit au-devant delà Bastille. L'exemple de Bassompière n'était
pas rassurant, et Saint-Évremond, qui avait goûté une fois déjà du régime de la
88 SAINT-EVREMOND.
prison, ne se souciait pas île faire le pendant de cette longue infortune. 11 alla se
cacher d'abord en Normandie, chez ses parents ; puis, craignant une perquisition,
il mena quelque temps une vie errante à travers les provinces frontières, marchant
la nuit, et ne s'arrètant qu'en lieu sur. Las enfin de tant d'alarmes et de précau-
tions, il sortit furtivement du royaume vers la fin de l'année, et se réfugia en Hol-
lande, l'asile classique des proscrits de cette époque.
Il n'y avait là rien de fort ell'rayant pour un homme qui avait passé par la fronde
et par Richelieu. Une fuite était un cas prévu dans la série des chances qui alten
daient tout homme de cour. Du reste, api'ès Gaston d'Orjéans et tant d'illustres
personnages, à finir par le grand Condé, il était bien permis à un .simple maréchal
de camp de passer la frontière, sinon en partie de plaisir, du moins comme une
chose assez naturelle, et avec l'espoir légitime de revenir bientôt.
Saint-Evremond passa donc gaiement les premiers jours de l'exil. 11 emportait
avec lui assez d'argent comptant pour être de longtemps à l'abri du besoin, sans
compter une rente de deux cents écus que lui avait faite le maréchal de Créqiii, et
sa légitime de Normandie. Il laissa bientôt la Hollande pour l'Angleterre, où l'ap-
pelaient de nombreux amis qu'il s'y était faits l'année précédente, lors de l'ambas-
sade du comte de Soissons, venu à Londres avec l'élite de la cour de France pour
fêter la restauration des Stuart. Bel esprit, savant viveur, et par-dessus tout causeur
plein de sens et de séduction, Saint-Évremond avait eu le même succès à Londres
qu'à Paris. A peine reparut-il à la cour joyeuse de Charles II, qu'il se vit entouré
de tout ce qu'elle possédait d'esprits sérieux ou aimables et de seigneurs distingués,
Cowley, Waller, Hobbes, le chevalier Digby, le duc d'Osmond, milord Crofiz, les
comtes de Saint -Albans et d'Arlington. Déjà avait commencé pour les Anglais cette
réputation de libres penseurs qui sonnait si mal aux oreilles du grand roi, élevé au
bruit de leur brutale révolution. La philosophie calme et indépendante de Sainl-
Évremond put respirer à l'aise dans cette atmosphère de tolérance universelle. Ni
princes, ni ministres, ni jésuites, ni jansénistes, n'avaient beaucoup, à vrai dire,
entravé ses allures, du temps qu'il était en France ; les décisions même de l'opinion,
en matière politique comme en matière littéraire, avaient glissé sur sa raison sans
l'entamer. Il manquait néanmoins à ces résistances instinctives d'un esprit main-
tenu droit par le sentiment seul de sa force, l'autorité de l'exemple et l'appui du
milieu. Il trouva l'un et l'autre en Angleterre. Là, Saint-Évremond ne fut plus un
esprit fort, mais un philosophe, philosophe exclusivement pratique il est vrai, en
dehors de toute école et de toute théorie, et qu'on ne saurait rallier sous aucun dra-
peau scientifique, pas même sous celui du scepticisme, mais philosophe de bon
aloi, enfant légitime de Rabelais et de Montaigne, ces vieux interprètes du bon
sens gaulois, et quelque peu père de Voltaire lui-même, quoique, en fils hon-
teux, le patriarche de Feriicy ait paru renier le courtisan de Louis XIV et de
Charles II.
L'occa.sion, le caprice, le plaisir de pourchasser des ridicules, avaient inspiré à
Saint-Évremond ses premiers essais, composés à l'aventure, dans ses moments
perdus. Les loisirs de l'exil lui remirent la plume à la main. Reprenant à tête re-
posée ses premières études sur l'antiquité, l'ancien secrétaire du grand Condé mit
à profit les souvenirs de ses lectures sous la tente, et, pour son entrée dans la litté-
rature .sérieuse, il écrivit le livre sans contredit le plus remarquable de critique
historique au xvii^ siècle. Les cent pages qui nous restent de ses Réflexions sur
les divers génies du peuple romain paraîtraient peut-être un peu passées de mode
SAINT-ÊVKEMOND. 89
aujourd'liiii, après les liariliossos avonluroiises cl les projjrès de la mise en scène
de l'école moderne; mais, à lépociue de Uollin cl de (hévier, elles no pouvaient
sortir (pie d'iiive Icle admirablemcnl organisée. Elles sonl, pour le sens cl l'intelli-
gence hislori(îues, bien an-dessus des phrases éloquentes de ÏIIixtoiiT universelle,
et, n'en déplaise au xviii" siècle, elles ont pu fournir à Montesquieu le cadre et
l'idée première de son fameux Essai. Ajoutons que, comme couvre de style, elles
peuvent soutenir la comparaison avec les maîtres. Nous ne citerons qu'une page
prise au liasard.
u Les premières guerres des lîomains ont été Irès-importantes à leur égard, mais
peu mémorables si vous en exceptez quelques actions extraordinaires des parlicu-
liers... Considérant ces expéditions en elles-nièmos, on trouvera que c'éloient plutôt
des tumulles que de véritables guerres; et, à dire vrai, si les Lacédémoniens avoient
vu l'espèce d'art militaire que praliquoient les Romains en ces temps-là, je ne doute
point qu'ils n'eussent pris pour des barbares des gens qui ôtoient la bride à leurs
chevaux pour donner plus d'impétuosité à la cavalerie, des gens qui se reposoient
de la sûreté de leur garde sur des oies et sur des chiens dont il punissoienlla pa-
resse ou récompensoient la vigilance. Cette façon grossière de faire la guerre a duré
assez longtemps. Les Romains ont fait même plusieurs conquêtes considérables avec
une capacité médiocre. C'éloient des gens fort braves et peu entendus qui avoient
à faire à des ennemis moins courageux et plus ignorants : mais, parce (jue les chefs
s'appeloiont des consuls, que les troupes se nommoienl des légions, et les soldats
des Romains, on a plus donné à la vanité des noms qu'à la vérité des choses; et
sans considérer la différence des temps et des personnes, on a voulu que ce fussent
de mêmes armées sous Camille, sous Maulius, sous Cincinnatus, sous Papyrius
Cursor, sous Curius Don talus, que sous Scipion, sous Marius, sous Sylla, sous
Pompée et sous César... Les plus honnêtes gens n'ont pas manqué de discernement,
et, sachant que tous les siècles ont leurs défauts et leurs avantages, ils jugeoienl
sainement en leur âme du temps de leur père et du leur propre ; mais ils éloient
obligés d'admirer avec le peuple, et de crier quelquefois à itropos, quelquefois
sans raison : Majores iiostri! jnajorcs noslri! comme ils enlcndoienl crier aux
autres, d
Malheureusement l'ordre et la suite manquent à cette série de chapitres aussi
sensés que spirituels, et çà et là de graves lacunes s'y font sentir. Saint-Évremond
était l'homme du monde qui attachait le moins d'importance à tout ce qui était
sorti une fois de sa plume. Jamais il n'avait voulu descendre jusqu'aux libraires,
qui s'en sont bien vengés depuis, et ses écrits continuaient à être colportés de la
main à la main, en copies manuscrites. Quand plus tard on voulut rassembler en
un faisceau ses œuvres éparses, on ne retrouva plus que la moitié des Réflexions .
L'auteur insouciant refusa quelques heures de travail à son enfant mutilé, cl ne
pensa plus à un ouvrage qui, à lui seul, soutenu auprès du public par un homme
tel que La Harpe et Marmontel, eût pu suffire à une honnête réputation d'historien
et de philosophe.
Les Réflexions ne furent pas le seul fruit du premier séjour de Saint-Évremond
en Angleterre. Il y écrivit aussi le Jugement sur César et sur Alexandre, puis le
Jugement sur Séncq.ie, Pluturque et Pétrone, fantaisies littéraires assez à la mode
parmi les beaux esprits du temps, qui les préféraient aux œuvres do longue haleine,
et que l'on pourrait comparer à nos feuilletons, dont elles ont à peu près l'impor-
tance. Il faut en excepter ce qui regarde Pétrone. Pétrone était l'auteur favori de
90 SAIiVT-ÉVREMOND.
Saint-Évremond. De tous les anciens, c'était celui qu'il trouvait le plus honnête
homme II en parle avec cette bienveillance chaleureuse que chacun se sent malgré
soi, quand il se juge lui-même en autrui. El de fait rien ne ressemble au coteau
Saint-Ëvremond, comme Pétrone, cet homme erudito luxu, cet arhiter elngun-
tiarum que nous a dépeint Tacite. C'est la même physionomie, le même style, le
même esprit, la même manière d'entendre la vie et la mort. Non content de l'avoir
mis en honneur auprès du vainqueur de Rocroy, Saint-Évremond se fil son preneur
officieux, et lui donna ses grandes entrées dans la république des lettres, où jus-
qu'alors on l'avait jugé trop futile pour s'occuper beaucoup de lui. Il traduisit
même sa Matrone d'Ephèse, et mit sur la voie La Fontaine, autre philosophe de la
même école, moins Verudito luxu, qui n'en sut pas moins retrouver sa parenté, et
donner dans sa bibliothèque, c'est-à-dire dans celle de M""' de la Sablière, une place
à Pétrone, entre Baruch et Rabelais.
Entre tous ses amis de Londres, Saint-Évremond en avait distingué deux, le duc
de Buckingham et M. d'Aubigny, ce janséniste homme d'esprit qu'il mit en scène
après le père Canaye. Ce furent eux qui le poussèrent à éci'ire sa comédie de Sir
PoUtick would Le (le prétendu politique), comédie « à la manière des Anglais, »
est-il dit dans l'édition de ses couvres; et véritablement le goût français aurait peine
à s'en accommoder tout à fait. Cela ne ressemble à rien de ce que nous appelons
une comédie, ni comme intrigue, ni même comme dialogue. Il est vrai que Sir Po-
Utick n'a jamais eu la prétention de paraître sur les planches, et bien lui en a pris.
Nous pouvons toutefois, sans outre-passer nos droits d'indulgence, demander grâce
pour un tableau de mœurs délicieusement touché, d'autant plus piquant pour nous
que le même ridicule est encore aujourd'hui sous nos yeux, convervant les mêmes
allures, avec cet attrait de plus qu'il a changé de place.
C'est un touriste allemand qui fait ainsi sa profession de foi :
■i C'est une coutume générale en Allemagne que de voyager. Nous voyageons de
père en fils, sans qu'aucune affaire nous en empêche jamais. Sitôt que nous avons
appris la langue latine, nous nous préparons au voyage. La première chose dont on
se fournit, c'est d'un itinéraire qui enseigne les voies; la seconde, d'un petit livre
qui apprend ce qu'il y a de curieux en chaque pays. Lorsque nos voyageurs sont
gens de lettres, ils se munissent, en partant de chez eux, d'un livre blanc bien
relié qu'on nomme Album amicornm, et ne manquent pas d'aller visiter les savants
de tous les lieux où ils passent, et de le leur présenter, afin qu'ils y mettent leur
nom ; ce qu'ils font ordinairement, en y joignant quelques propos sentencieux et
quelque témoignage de bienveillance en toutes sortes de langues. Il n'y a rien que
nous ne fassions pour nous procurer cet honneur, estimant que c'est une chose au-
tant curieuse qu'instructive d'avoir connu de vue ces gens doctes qui font tant de
bruit dans le monde, et d'avoir un spécimen de leur écriture. Ce livre nous est aussi
d'un grand secours dans nos débauches, car, lorsque toutes les santés ordinaires
ont été bues, on prend Y Album amicorum, et faisant la revue de ces grands
hommes qui ont eu la bonté d'y mettre leurs noms, on boit leur santé copieuse-
menL Nous avons aussi nn journal oh nous écrivons nos remarques à l'instant
même que nous les faisons. Rarement nous attendons jusqu'au soir; mais jamais
voyageur allemand ne s'est couché sans avoir mis sur le papier ce qu'il a vu durant
la journée. Il n'y a point de montagne renommée qu'il ne nous soit nécessaire de
voir. Qu'il y ait de la neige ou non, il n'importe, il faut aller au haut, s'il est pos-
sible. Pour les rivières, nous en devons savoir la source, la largeur, la longueur du
SAINT-ÉVREMOND. 01
cours, combien elles ont de pouls, de passnges, et parliculièreuieul où elles se dë-
cliargenl daus la mer. S'il reste quelque chose de l'antiquité, un morceau d'un ou-
vrage des Romains, la ruine d'un ampliitliéàtre, le débris d'un temple, quelques
arcbes d'un poni, de simples piliers; il l'aul lout voir. Je n'aurais pas l'ail d'ici ii
demain, si je voulais vous compter tout ce (|ue nous remarquons dans ciiaque
ville. i>
En regard de cet (niginal se dessine avec non moins de bonheur la ligure imper-
tinente d'un petit marquis français qui s'inquiète bien « de savoir l'original, la copie,
l'antique, le moderne, et cent antres fadaises de cette nature-là. > Il ne fait pas
métier de voyageur; mais, si l'envie lui prend de l'être « dans l'inutilité de la paix,
dans l'absence d'une maîtresse, dans une disgrâce qui arrive à la cour pour une
belle action, » il n'a pas affaire de marbres, de tombeaux, de statues: « On cherche
à connaître les cours étrangères pour voir si on y peut faire quelque chose; on
cherche à pratiquer les honnêtes gens et les dames. » Notez que c'est un marquis
de cour, marquis sans marquisat, « ce qui n'est bon que pour les vieux seigneurs
de province, qu'on ne voit pas dans les cabinets, » un de ces marquis u qui se font
eux-mêmes leur qualité, sans avoir besoin du roi pour cela. » Notre homme vient
en Angleterre, par exemple; voici sa manière de voir le pays :
« Je regarde l'ordinaire le plus proche de Wite-Hali, qui soit bon, et où viennent
les plus honnêtes gens : j'y vais dîner trois ou quatre fois, pour en rencontrer quel-
ques-uns et lier avec eux un peu d'amitié. Je bois durant le repas à leur santé, sans
oublier la civilité angloise après avoir bu. Si on parle de la bonté des viandes, je
tranche tout net pour le bonif d'Angleterre contre celui de Paris; les viandes rôties
au beurre me semblent meilleures que les lardées. Je me crève de jwtidin, contre
mon cœur, pour gagner celui des autres; et s'il est question de fumer au sortir de
table, je suis le premier à faire apporter des pipes. A la lin, on se sépare. Les uns
cherchent à jouer; les autres vont à Wite-Hall : je suis les derniers; et quand le
roi passe, je m'approche le plus que je puis de sa personne. Écoutez ma manière,
madame ; elle est assurément fort noble. Sitôt que sa majesté parle à quelqu'un,
je me mets de la conversation : cela n'a t-il point d'effet, j'élève le ton de la voix.
Tout le monde me regarde. J'entends qu'on se demande à l'oreille : « Qui est ce
François-là ? — Le marquis de Bousignac, " dis-je assez haut pour être entendu. Ce
beau procédé les étonne, et je me rends maître généreusement de la conversation.
Le même soir, je vais chez la reine, où j'en fais autant. On ne parle pas la langue,
mais on fait une révérence de certain air qui attire les yeux des belles ; et, sans
vanilq, on a je ne sais quoi de galant qui ne leur déplaît pas. Familier en moins de
rien avec tous les grands seigneurs : imjlonl, mijlord, m y lord-duc, je ne sais que
dire après; mais il n'importe, la familiarité s'établit toujours. Je rends visite à toutes
les dames qui parlent françois, et dis en passant quelque méchant mot anglois aux
autres. La mijhhhj sourit pour le moins, et quelquefois il se fait de petites conver-
sations, où l'on ne s'entend point, fort agréables. Voilà, monsieur, ce qu'il nous faut
de l'Angleterre pour nos courtisans et pour nos dames, non pas des tombeaux de
Westminster, non pas Oxford et Cambridge. »
A peine écloses, toutes ces fantaisies de Saint-Ëvremond passaient la mer et ve-
naient en France faire les délices de la cour et de la ville. Pour l'auteur, il restait
toujours sous le coup d'une espèce de proscription, et soil qu'il se fût endormi dans
la société de ses amis de Londres, soit que ceux qu'il avait à Versailles et à Paris
eussent craint de mettre trop de chaleur dans leurs démarches, sous les yeux de
92 SAINT-ÉVBEMOND.
Colbert et de Le Tellier, quatre ans s'étaient écoulés déjà sans que son affaire eût
lait un pas. L'ennui le prit alors, mais cet ennui profond et maladif qui ne se ren-
contre guère qu'en Augleterre et qui est un cas sérieux de mort, le spleen pour
tout dire. Sa santé commençait à dépérir, et la fameuse peste de Londres, dont les
premiers symptômes se faisaient sentir alors, allait l'emporter sans doute, quand les
médecins le renvoyèrent en Hollande (16(ji).
Revenu à La Haye, Saint-Ëvremond retrouva toutes les ressources de sa philoso-
phie douce et patiente. « Après avoir vécu dans la contrainte des cours, écrivait il
au marquis de Créqui, je me console d'achever ma vie dans la liberté d'une répu-
blique, où, s'il n'y a rien à espérer, il n'y a pour le moins rien à craindre. Quand
on est jeune, il serait honteux de ne pas entrer dans le monde avec le dessein de
faire sa fortune. Quand nous sommes sur le retour, la nature nous rappelle à nous,
et, revenus des sentiments de l'ambition au désir de notre repos, nous trouvons
qu'il est doux de vivre dans un pays où les lois mettent à couvert des volontés des
hommes, et où, pour êlre sûrs de tout, nous n'ayons qu'à être surs de nous-mêmes. »
Du reste, le pays qui avait servi d'asile à Descaries ne fut pas moins hospitalier pour
Saint-Évremond. Sa réputation, qui recevait encore je ne sais quel lustre de sa
disgrâce, était alors dans tout son éclat. Ce qu'il y avait de plus distingué à La Haye
se groupa autour de lui, comme on avait fait à Londres. Ministres, ambassadeurs,
voyageurs illustres, sans compter les célébrités du pays, Vossius, Heinsius, Spinosa,
recherchaient de toutes parts son commerce, et inclinaient volontiers leur supé-
riorité d'hommes de science ou de grands seigneurs devant l'esprit et le sens de ce
petit gentilhomme, écrivain par caprice et philosophe par instinct. Du nombre des
plus empressés fut le comte de Lionne, le neveu du ministre de Louis XIV, qui, de
retour en France, ne songea plus qu'à obtenir le rappel de Saint-Évremond. Mais il
avait trop compté sur le crédit de son oncle. En vain fit-il jouer tous les ressorts
en faveur de son protégé, en vain intéressa-t-il à sa cause Turenne lui-même et le
tout-puissant Lauzun : le maître demeura inflexible, sans que rien expliquât en
apparence cette obstination de rancune. Voltaire, qui se prétendait bien informé, en
fait honneur à quelque mystérieuse histoire du genre de celle qui rendit Auguste
sourd aux poétiques lamentations d'Ovide. Ce qu'il y a de plus probable, c'est qu'un
secret instinct tenait le grand roi en garde haineuse contre cet esprit si dangereux
de finesseet de liberté. L'homme qui s'accommodait si facilement du régime d'une
république était un mauvais compagnon à donner aux courtisans de l'OEil-de-
Bœuf.
Las de voir tous leurs efforts inutiles, les MM. de Lionne décidèrent enfin Saint-
Évremond à leur écrire une lettre destinée à être montrée au roi, et, pour leur
complaire, le satirique gentilhomme fit violence à sa nature jusqu'à descendre à la
servilité. « Les ordres du roi, dit-il en Unissant, ne trouvent aucun sentiment dans
mon âme qui ne les prévienne par inclination, ou ne s'y soumette sans contrainte,
par devoir. Quelque rigueur que j'éprouve, je cherche la consohition de mes maux
dans le bonheur de celui qui les fait naître. J'adoucis la dureté de ma condition
par la félicité de la sienne, et rien ne sauroil me rendre malheureux, puisqu'il ne
sauroit arriver aucun changement dans la prospérité de ses affaires. •> Phrases aussi
affligeantes à lire, après ce que nous avons vu TJe Saint-Évremond, que certaines
préfaces de Corneille et de Voltaire. Quoiqu'il soit d'assez mauvais goût à un bio-
graphe, dont le métier est de tout voir sans émoi, de se voiler la face devant les er-
reurs de ses héros, et de changer l'histoire en complainte, on ne saurait se défendre
SAINT-ÉVREMOND. 05
(l'un sentiment de tristesse profonde en voyant lésâmes les plus fermes, les esprits
les plus sains et les mieux faits, se mentir ainsi à eux-mêmes et venir nous gi\ter
notre admiration. I.e bas-empire n'aurait pas mieux trouvé, et cela dépasse le mo-
ritnri te sahitavt, qui peut, à toute force, invoquer le correctif de l'ironie. Hàlons-
nous d'ajouter que Saint-Évremond avait pour lui la grande excuse de l'ennui, dis-
solvant terrible à la longue, père aussi fécond que Voisivcté, quoiqu'il n'ait pas eu
les honneurs du proverbe. Toutclioyé qu'il se voyait en Hollande, l'ancien compa-
gnon de Candale, d'Olonne et de Dois-Dau|)liin, ne retrouvait plus là cette vie animée
et complète, cette circulation rapide d'esprit, d'affaires et de plaisirs, qui devient
la plus impérieuse des habitudes, et les souvenirs de Versailles et -de Paris lui ren-
daient parfois La Haye bien monotone. Le découragement s'empara de lui quand il
apprit que ses humbles protestations n'avaient servi de rien, et que lejuaUre de-
meurait inexorable. Sa correspondance avec le comte de Lionne prend alors je ne
.sais quelle teinte chagrine, toujours spirituelle il est vrai, tout empreinte d'un abat-
tement déguisé par l'expression. « Je me contente de l'isolement, dit-il, quand il
se faut pas.ser des plaisirs. J'avois encore cinq ou six années à aimer la comédie, la
musique, la bonne chère; il faut se repaître de police, d'ordre, d'économie, et se
faire un amusement languissant à considérer des vertus hollandaises peu ani-
mées. I)
Cependant son parti était pris, et, renonçant à tout espoir de retour, il s'arran-
geait déjà pour mourir entre Spinosa et Vossius, son ami de lettres, comme il l'ap-
pelait, quand le chevalier Temple lui apporta, en 1670, des lettres du comte d'Ar-
lington, qui l'invitait à revenir à Londres, où Charles H lui offrait une pension de
500 livres sterling. C'était un coup de fortune pour le pauvre cadet de Normandie,
dont les affaires s'étaient cruellement dérangées en France par suite de cette ab-
sence prolongée. H accepta Londres u comme un milieu entre les courtisans fran-
çais et les bourgmestres de Hollande, » et repassa la mer pour la dernière fois.
A peine était-il en Angleterre, qu'il apprit la mort du marquis de Lionne, et la dis-
grâce de Lauzun, plus éclatante encore, s'il était possible, que sa fortune ; privé du
même coup de ses deux protecteurs les plus puissants, il dut se ré.signer sérieuse
ment à sa vie d'exilé.
Mais l'opinion n'avait pas ratifié l'interdiction royale. Habitant de Londres ou de
La Haye, Saint-Évremond n'avai! pas cessé d'appartenir à la France, non pas seule-
ment par ses amitiés privées, mais par les sympathies de sa parole, arrivant tou-
jours, pour ainsi dire, incognito, et toujours avidement recueillie. Pendant son
séjour en Hollande (1668), il courut dans Paris une dissertation manuscrite sur
l'Alexandre de Racine, où l'on rappelait le nouveau-venu à ce sentiment plus viril
de l'antiquité dont Corneille avait eu le secret, et où, sapant son œuvre par la base,
on lui reprochait tout crûment de n'avoir a connu ni Alexandre, ni Porus. » » Porus,
disait le critique anonyme, Porus que Quinte Curce dépeint tout étranger aux Grecs
et aux Perses, est ici purement Français : au lieu de nous transporter aux Indes,
on l'amène en France, où il s'accoutume si bien à notre humeur, qu'il semble être
né parmi nous, ou du moins y avoir vécu toute sa vie. » Puis venait un pompeux
éloge du grand Corneille, roi déshérité de la scène depuis Andromaqne et Britnn-
nicus, et une théorie de l'amour tragique tout à l'avantage de l'auteur du Cid et
de Cinna. La pièce Ot du bruit; elle avait été lancée dans la circulation par M"'* la
présidente Bourneau, « une femme fort vue en Angleterre, ■> qui l'avait reçue en
confidence de Saint-Évremond. Déjà Barbin avait mis la main dessus, et se pré-
9i SAINT-EVREMOND.
parait à l'étaler sur les degrés de la Sainte-Chapelle. Les amis de Racine s'en
émurent, et l'écho en arriva sans doute jusqu'à l'auteur, qui, fatigué à son ordinaire
du retentissement qu'avaient ses moindres productions, écrivit à Lionne pour se
plaindre de l'indiscrète présidente. « Je hais extrêmement, disait- il, de voir mon
nom courir par le monde, presqu'en toutes choses, et particulièrement en celles
de celte nature. Je ne connois point Racine ; c'est un fort bel esprit que je voudrois
servir, et ses plus grands ennemis ne pourroient pas faire autre chose que ce que
j'ai fait sans y penser. »
Cette fois, du reste, il se trouva glorieusement dédommagé de ses ennuis d'auteur
à la mode. Le vieux Corneille se sentit remué, au milieu des déboires de sa déca-
dence, d'un hommage qui lui venait de si bon lieu. Il écrivit à Saint-Évremond
pour le remercier, et cette lettre du grand poète, perdue dans le recueil des œuvres
du gentilhomme, n'est pas une des choses les moins curieuses qu'il renferme.
(1 Vous m'honorez de votre estime, écrivait Corneille, avec la fierté douloureuse du
lion moribond; vous m'honorez de votre estime, en un temps où il semble qu'il y
ait un parti fait pour ne m'en laisser aucune. Vous me soutenez, quand on se
persuade qu'on m'a abattu, et vous me consolez glorieusement de la délicatesse de
notre siècle, quand vous daignez m'attribuer le bon goût de l'antiquité. C'est un
merveilleux avantage pour un homme qui ne peut douter qtie la postérité ne veuille
bien s'en rapporter à vous : aussi je vous avoue après cela que je pense avoir
quelque droit de traiter de ridicules ces vains trophées qu'on établit sur les débris
imaginaires des miens, et de regarder avec pitié ces opiniâtres entêtements qu'on
avoit pour les anciens héros refondus à notre mode. »
Et plus loin :
« Que vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que
j'ai avancé touchant la part que l'amour doit avoir dans les belles tragédies, et la
fidélité avec laquelle nous devons conserver à ces vieux illustres ces caractères de
leur temps, de leur nation et de leur humeur! J'ai cru jusqu'ici que l'amour éloit
une passion trop chargée de foiblesse pour être la dominante dans une pièce
héroïque; j'aime qu'elle y serve d'ornement, et non pas de corps, et que les
grandes âmes ne la laissent agir qu'autant qu'elle est compatible avec de plus nobles
impressions. Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis, mais vous vous
déclarez du mien. N'est-ce pas assez pour vous en être redevable au dernier point,
et me dire toute ma vie,
» Monsieur,
1) Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
» Corneille. i>
Il deviendrait trop long de suivre pas à pas Saint-Évremond dans sa longue vie
littéraire. Il avait cinquante-sept ans quand il vint pour la seconde fois en Angle-
terre. Pendant trente-trois ans qu'il vécut encore, il resta le libre penseur, l'écrivain
de fantaisie que nous avons montré. Le théâtre et les anciens étaient les sujets
ordinaires sur lesquels s'exerçait sa verve complaisante, toujours au service d'une
prière, d'une invitation, souvent d'un caprice. La vieillesse le prit ainsi, tranquille
el résigné, promenant sur toutes choses un regard limpide et serein, et laissant
cheminer, la bride sur le cou, son intelligence vierge du mors et de l'éperon,
SAIîVT-ÉVRENOISD. ^'S
imiqiieuienl inquiet de jouir de lui-même, et d'en faire jouir les gens qu'il aimait.
On a fait de Saint-Évremond un épicurien. Peu lui im[)orte Ëpicure, comme aussi
bien tout outre arrangeur de systèmes. Tout ce qui sent l'eirort, tout ce qui se pose
en parti pris, l'ellVaie; constance et vertu même sont pour lui des mots trop sévères
dont il n'ambitionne pas l'éclat. 11 préfère se laisser aller paresseusement à la
pente d'une nature indulgente et sage qui l'emmène doucement au travers, ou
plutôt à côté des embarras de la vie. C'est là de la morale relâchée, si l'on veut,
mais relâchée de si bonne foi, et d'un résultat si inoifensif, exposée surtout avec
tant de grâce et de charme, qu'en vérité elle peut demander à ceux qui s'appellent
les gens vertueux, qui d'entre eux osera bien lui jeter la première pierre. On peut
en suivre tout au long les développements et les principes dans la lettre de Sainl-
Evremond au maréchal de Créqui, « qui m'avoit demandé en quelle situation étoit
mon esprit, et ce que je pensois de toutes choses dans ma vieillesse. » Il donne là
son dernier mot, sans vanterie ni fausse honte, avec une bonhomie douce et fine,
capable de désarmer les plus rigides.
« Quand il m'est arrivé des malheurs, je m'y suis trouvé naturellement assez peu
sensible, sans mêler à cette heureuse constitution le dessein d'être constant; car
la constance n'est qu'une longue attention à nos maux. Elle paroit la plus belle
vertu du monde à ceux qui n'ont rien à souffrir, et elle est véritablement comme
une nouvelle gêne à ceux qui souffrent. Les esprits s'aigrissent à résister, et au
lieu de se défaire de leur première douleur, ils en forment eux-mêmes une seconde.
Sans la résistance, ils n'auroient que le mal qu'on leur fait; par elle, ilsont encore celui
qu'ils se font. C'est ce qui m'oblige à remettre tout à la nature dans les maux pré-
sents : je garde ma sagesse pour le temps où je n'ai rien à endurer. Alors, par des
réflexions sur mon indolence, je me fais un plaisir du tourment que je n'ai pas,
et trouve le secret de rendre heureux l'état le plus ordinaire de la vie. »
« L'état de la vertu n'est pas un état sans peine. On y souffre une contes-
tation éternelle de l'inclination et du devoir. Tantôt on reçoit ce qui choque, tantôt
on s'oppose à ce qui plaît, sentant presque toujours de la gêne à faire ce que l'on
fait, et de la contrainte à s'abstenir de ce que l'on ne fait pas. Celui de la sagesse
est doux et tranquille. La sagesse règne en paix sur nos mouvements, et n'a qu'à
bien gouverner des sujets, au lieu que la vertu avoit à combattre des ennemis.
j) Je puis dire de moi une chose assez extraordinaire et assez vraie, c'est que je
n'ai jamais senti en moi-même ce combat intérieur de la passion et de la raison.
La passion ne s'opposoit point à ce que j'avois résolu de faire pardevoir, et la raison
consentoit volontiers à ce que j'avois envie de faire par un sentiment de plaisir. Je
ne prétends pas que cet accommodement si aisé me doive attirer de la louange :
je confesse au contraire, que j'en ai été plus vicieux; ce qui ne venoit point d'une
perversité d'intention qui allât au mal, mais de ce que le vice se faisoit agréer
comme une douceur, au lieu de se laisser connoître comme un crime. »
Hâtons-nous de dire, pour notre responsabilité morale vis-à vis de ceux qui
n'entendent point facilement raillerie à l'endroit de cette pauvre vertu, si leste-
ment sacrifiée par notre philosophe, hâtons-nous de dire que nous ne présentons
point ceci comme un enseignement. Lui-môme, au surplus, ne cherche point à
ériger en théorie la méthode qu'il s'applique, et cette complaisance mutuelle de la
passion et de la raison, si commode pour arranger sa vie, il sait bien nous la donner
pour ce qu'elle vaut. C'est moins une prédication qu'une confession qu'il fait là,
confession sans remords, il est vrai, et qui n'invoque point d'absolution. C'est le
96 SAIINT-ÉVREMOND.
récil d'un homme qui s'est fait sa route par les sentiers les plus faciles, et qui s'ac-
cuse en riant de paresse.
Il est curieux a|)rès cela de voir quelle sorte de chrétien faisait Saint-Évremond.
A coup sûr, celui-là ne devait pas l'èlre à la façon de Dossuet ou de Pascal. Sans
parler de la pratique dont il fait évidemment bon marché, il n'accepte guère que
ce qui lui plaît de la croyance. Nous avons déjà vu sur quel ton d'ironique incrédu-
lité il le prend avec les grandes questions religieuses qui mettaient aux prises les
docteurs de .son temps, et quel mince respect il garde aux docteurs eux-mêmes.
Dans sa comédie des Opéras, œuvre assez faible du reste, com|)osée dans le but
d'amuser M""^ de Mazarin, Saint-Évremond amène l'histoire du médecin Guillaul,
qui fait appeler monsieur le théolofjal, son bon ami, « pour prendre cougé de ce
monde entre ses mains, et se préparer à l'autre. « Son âme est en assez bonne as-
siette, n'était une chose, dit-il, qui l'inquiète : « C'est d'avoir abusé le peuple
trente ans durant, dans la profession et l'exercice d'une science où je ne croyois
point. » — « Scrupule d'un homme alfoibli par la maladie, s'écrie Millaut le théo-
» logal; chacun fait son métier, et n'en répond pas. Je suis théologal il y a vingt
» ans, et ne suis pas plus assuré de ma théologie que vous de votre médecine; ce-
)) pendant je n'ai pas le moindre scrupule, car, comme j'ai dit, chacun sa profes-
" sion. n Une sorte de répulsion instinctive se laisse apercevoir chez Saint-Évre-
mond toutes les fois que viennent à se rencontrer sous sa plume ces mots encore
si révérés de docteurs et de théologiens. « Il n'y a rien de si bien établi chez les
nations, dit-il quelque part, qu'ils ne soumettent à l'extravagance du raisonnement.
On brûle un homme assez malheureux pour ne pas croire en Dieu, et cependant on
demande publiquement dans les écoles s'il y en a un. »
Ces plaisanteries à bout portantde notre gentilhomme esprit fort ouvrent évidem-
ment la voie aux hardiesses religieuses du xviii" siècle. Il y a loin pourtant de celte
méfiance moqueuse d'honnête homme qni fait ses réserves aux.';arcasmes, trop souvent
grossiers, de Voltaire, aux invectives furibondes de Raynal et de Diderot. Saint-
Évremond reste chrétien, quoi qu'il en ait; quand il parle du christianisme, il dit
nettement « notre religion,» et même il ne s'agit pas seulement avec lui d'un chris-
tianisme vague et purement philosophique, comme il s'en fabrique aujourd'hui.
a Dans la diversité des créances qui partagent le christianisme, dit-il, la vraie ca-
tholicité me lient autant par mon élection que par habitude et par les impressions
que j'en ai reçues. » Croyant, incrédule, railleur de bonne foi, avec des retours
.sincères au sentiment religieux, il laissait flotter tranquillement son esprit, disant,
sans s'émouvoir, « que le plus dévot ne peut venir à bout de croire toujours, ni le
plus impie de ne croire jamais. » Dans un porlrait qu'il s'est plu à faire de lui-
même, Saint-Évremond expose tout à l'aise celle incrédulité pacifique, en quelques
vers, assez mauvais du reste, mais qui n'ont à coup sûr rien d'impie.
De justice et de charité,
Beaucoup plus que de pénitence,
H compose sa piété;
Mettant en Dieu sa confiance,
Espérant lout de sa bonté,
Dans le sein de sa providence
Il trouve son bonheur et sa félicité.
Rousseau aurait appelé cela du déisme, et Fénélon du quiélisme ; c'est tout sim-
SAINT-livREMOND. 97
l>lonionl le laissor-allor d'un esprit qui se possède sans lutte cl sans eiïorl; mais,
(le quchiue udui qu'on l'habille, cela ne doit faire peur à personne.
Avant d'arriver au ternie de cette longue carrière, doucement fournie au milieu
de tant d'agitations, il faut passer par un de ces calmes amours de vieillard, qui
ont tant de fraîcheur et de gri\ce quand on ne cherche pas à transiger avec ses che-
veux blancs. En 1675, l'arrivée à Londres de la duchesse de Mazarin vint porter le
dernier coup aux regrets déjà bien pâles de notre exilé, qui atteignait alors sa
soixante-deuxième année, llortense Mancini, l'une de ces fameuses nièces de Ma-
zarin, qui avaient pensé donner une reine à la France, était alors une des femmes
les plus célèbres de ce monde cosmopolite des cours et des cab'mcls, pour nous
servir d'une expression de notre marcjuis de Bousignac. Charles II, du temps qu'il
n'était encore que simple prétendant, l'avait demandée jusqu'à deux fois en mariage
sans pouvoir l'obtenir du Mazarin, et, malgré l'affront de ce double refus, il était
encore tout prêt à l'épouser lors de son retour en Angleterre, si ses ministres ne
fussent intervenus. Le duc de Savoie se mit ensuite sur les rangs sans plus de
succès. Il faut dire que la dot était de vingt millions, ce qui donnait à l'oncle
quelque droit de faire le difficile. Par une cruelle dérision, la pauvre Hortense, pour
qui les rois et les princes n'étaient pas assez bons, tomba, avec sa dot, entre les
mains du maréchal de La Meilleraye, espèce de maniaque bigot et taquin, qui prit
son nom au lieu de lui donner le sien, et la rendit en revanche la plus malheureuse
femme du monde. Enfant volontaire et gâté, légère, galante, amoureuse avant tout
de mouvement et de liberté, et chrétienne indigne en vraie nièce de cardinal,
jjme Mazarin se trouva soumise à une sorte de vie claustrale, à laquelle, par un raffi-
nement de rigorisme conjugal, on refusait même les consolations inoffensives de l'in-
dépendance intérieure. Il faut ajouter qu'elle le rendit bien à M. de La Meilleraye.
Après sept ans d'espiègleries mutines, de bouderies, de fuites à l'hôtel Conti, à l'hôtel
Soissons, aux abbayes de Chelles et de Sainte-Marie de la Bastille, elle s'habille en
homme par une belle nuit de juin 16(i8, avec une de ses fdies nommée Nanou, et
se lance à travers champs sous la singulière sauvegarde d'un domestique de .son
frère, le duc de Nevers, et de Courbeville, un gentilhomme au duc de Rohan,
qu'elle n'avait jamais vu. Elle alla ainsi jusqu'à Milan, où l'allendait sa sœur,
M"'* la connétable, et dit adieu de grand cœur à la France, sa patrie de passage.
laissant à Nevers le soin de chansonner les infortunes conjugales de son beau-frère.
Une fois jetée dans cette vie d'exception, M'"" Mazarin courut quelque temps le
monde; elle alla de Milan à Venise, de Venise à Sienne, de Sienne à Rome, reparut
en France, puis repassa les Alpes, voyageant, ainsi que disait M""^ de Grignan, qui
lui donna des chemises comme elle passait à Aix, « en vraie héroïne de roman,
avec force pierreries et point de linge blanc. » Des millions de cette dot tant vantée,
il ne restait à la belle fugitive (|u'une pension de vingt quatre mille francs, assez
maigrement servie par l'époux délaissé. Encore la devait-elle à un ordre exprès du
roi, qui n'avait oublié ni la nièce de Mazarin, ni surtout la sœur de Marie Mancini.
Quand M™" de Mazarin revint en France pour solliciter sa pension, on voulut la re-
tenir à la cour. « M. deLauzun me demanda, dit-elle dans ses mémoires, ce que je
voulois faire avec mes vingt-quatre mille francs; que je les mangerois au premier
cabaret, et que je serois contrainte de revenir après, toute honteuse, en demander
d'autres qu'on ne me donneroit pas. -) Mais l'amour de l'indépendance fut plus fort.
Elle préféra s'enterrer à Chambéry, sous la protection de son ancien soupirant le
duc de Savoie. Quand celui-ci vint à mourir, la cour d'un autre de ses adorateurs.
9S SAINT-ÉVREMOND.
du roi Charles II, lui ofl'ril uu asile. Charles vivait alors sous les lois de la duchesse
de Portsmoulh, favorite altière et détestée, qui avait fait de son royal amant le très-
humble pensionnaire de Louis XIV. Le parti national voulut combattre cette in-
fluence funeste, et fit proposer tout simplement h M"" Mazarin de venir détrôner
la maîtresse régnante. Il n'y avait là rien d'oEfensant dans les idées du temps. Hor-
tense accepta sans façon la concurrence, et n'eut qu'à paraître pour rallumer chez
le roi les feux du prétendant. Déjà l'astre de la duchesse pâlissait : sa rivale avait
reçu du roi une pension de quatre mille livres sterling, et la cour attentive était
en suspens; mais, aussi légère en intrigue qu'en mariage, la nouvelle venue s'éprit
tout à coup d'une belle passion pour un certain prince...- de Monaco, el ne s'oc-
cupa plus du Stuart, qui, de dépit, lui retira sa pension, pour la lui rendre, il est
vrai, bientôt après. Quant à elle, tout insoucieuse d'avoir manqué pour un caprice
son sceptre de ia main gauche, elle ne pensa plus qu'à mener joyeuse vie à Lon-
dres, et fit de sa maison une espèce de pendant à feu l'hôtel de Rambouillet, o On
s'y entretenoit sur toutes sortes de sujets; on disputoit sur la philosophie, sur
l'histoire, sur la religion; on raisonnoit sur les ouvrages d'esprit et de galanterie,
sur les pièces de théâtre, les auteurs anciens el modernes, l'usage de notre lan-
gue, etc. (1). " Comme Hortense était moins exclusivement littéraire que la fameuse
Julie, les plaisirs avaient aussi leurs entrées dans son cercle. Morin, qui avait im-
porté la basselte en Angleterre, taillait d'ordinaire chez elle, et l'on ne s'y conten-
tait pas toujours de « raisonner sur les ouvrages de galanterie. » Bref, tout y allait
de façon que son dévot mari, dans un faction qu'il fit imprimer plus tard contre
elle, crut pouvoir le prendre sur ce ton curieux : o M""" Mazarin faisoil de sa maison
un bureau public de jeu, de plaisir et de galanterie; une nouvelle Babylone, ofi
des gens de toutes nations, de toutes sectes, parlant toutes sortes de langues, mar-
choient en confusion sous l'étendart de la fortune et de la volupté. » Telle était,
en corrigeant toutefois la pieuse exagération de cette phrase biblique, telle était la
femme au char de laquelle notre philosophe demeura enchaîné pendant vingt-
quatre ans.
Admis d'abord avec la foule aux séances académiques, dont le poids reposait en
grande partie sur lui, Saint-Évremond conquit bientôt l'iniimité, puis finit par se
déclarer amoureux, mais amoureux de si bonne grâce el si peu exigeant, que le
ridicule ne l'atteignit jamais. Rien n'est touchant et paternel comme les petites let-
tres où lui-même plaisante avec sa passion. Il se laisse aller, avec cette calme né-
gligence des esprits qui ont la conscience de leur force, aux caprices, aux railleries,
aux agaceries d'enfant de la folle vagabonde, selon l'expression d'un mauvais plai-
sant, dans un sonnet satirique du temps. « Pour les attentats que vous me con-
seillez, écrivait-il au comte d'Olonne, je suis peu en étal de les faire, et elle est
en état de les souffrir. S'il faut veiller les nuits entières, on ne me donne pas qua-
rante ans. S'il faut faire un long voyage avec le vent et la pluie, quelle santé que
celle de M. Saint-Evremond ! Veux-je approcher ma tète de la sienne, sentir des
cheveux et baiser le bout de l'oreille, on me demande si j'ai connu M"'" Gabrielle,
et si j'ai fait ma cour à Marie de Médicis. Le papier me manque. Je vous prie de me
mettre au rang des amis solides. Miracle-d'Amour est votre servante. >> Et au comte
de Saint-Albans : >< M'"° Mazarin a les mains bonnes pour voler mes fiches, et pour
jeter une carte du talon, quand je joue sans prendre avec quatre matadors. Je m'a-
(1) Desmaizcaux. p. 1Ô9.
SAl>T-ÉVnEMO>U. ÎJO
dresse h M. île Monaco, qui me ilit sérieusement, et avec un air de sincérité : —
De bonne foi, monsieur, monsieur de Saint-Ëvremond, je regardois ailleurs. —
Votre ami, SI. de Saissac, rit beaucoup et ne décide rien. M. Courtin déclare que
K la vexation cet grande, n Mais toutes les déclarations de M. Courtin font peu
d'effet. ..
Miraclc-d' Amour ne se contentait pas de tricher au jeu son vieil adorateur. Aussi
leste avec ce grand esprit qu'elle l'était avec toute personne et toute chose, la belle
Ilortense trouvait je ne sais quel malin plaisir à se faire un jouet de son Saint-
Hvremond. Tantôt, en Dulcinée farouche, elle le renvoyait aux infortunes du cheva-
lier de la Triste-Figure; tantôt, s'émancipant tout à fait, elle ne l'appelait plus que
son vieux satyre. Lui, toujours égal et de bonne humeur, se prêtait avec sa douce
gaieté aux fantaisies irrévérencieuses de l'enfant gâté, et remontait avec un aplomb
spirituel sur le terrain glissant d'une galanterie surannée. « On porte envie, lui
écrivait-il, aux injures que vous me dites ; il n'y a personne qui ne voulût être ap-
pelé sot, comme je le suis : cependant, madame, il y a des grâces moins détournées,
des grâces plus naturelles, que je voudrois bien recevoir. Tout le monde est pré-
sentement dans mes intérêts : M""" Hyde vous tient quitte de l'assiduité que vous lui
avez promise à ses couches, pourvu que vous vous portiez de bonne grâce à m'o-
bliger; M"' de Beverwert est prête à rendre des oracles en ma faveur. Il me semble
que je la vois, les cheveux en désordre et les coëffes de côté, tout inspirée de son
Dieu, vous dire impérieusement : Baisez le vieillard, reine, haîsezle. Que ferez-
vous, madame? Xégligerez-vous les prières, les avertissements, les oracles?... S'il
en est ainsi, madame, plus de sainteté, plus de sagesse, plus de reconnoissance, plus
de justice. Adieu toutes les vertus. Vous serez comme une simple femme, comme
une petite coquette, à qui une ride fait peur, et que des cheveux blancs peuvent
effrayer. »
Le bruit de cette passion vint bientôt jusqu'en France, et le commentaire ne dut
pas lui manquer; néanmoins, comme derrière ces plaisanteries de part et d'autre
se cachait un sentiment vrai, une aiïection réelle et solide, une de ces amitiés où
la question de sexe entre, il est vrai, pour leur donner quelque chose de plus
tendre, mais qui n'emploient les mots d'amour que comme un masque sans consé-
quence, il n'y eut que du respect à Paris ainsi qu'à Londres pour une liaison qui
vengeait bien W"' de Mazarin des petits vers des beaux esprits et des indignations
vertueuses de certaines gens. Ce fut elle qui retint Saint Évreniond en Angleterre
quand vint la révolution de 1688. Le comte de Grammont lui Gt savoir que le roi
se relâchait entin de son inflexible sévérité. « Ce prince, dit Desmajzeaux, voyant
que la guerre allait s'allumer entre les deux nations, craignit qu'il n'y eût du danger
pour M. de Saint-Évremond à demeurer au milieu d'un peuple irrité contre la
France. » Singulière attention pour un sujet oublié, qui, après vingt ans d'absence,
avait, pour ainsi dire, changé de patrie! Le vieil exilé en fut peu touché. Il répondit
au comte de Grammont qu'il était trop vieux pour se transplanter; que d'ailleurs
il aimait mieux rester, par choix, à Londres, où il était connu de ce qu'il y avait
d'honnêtes gens, où l'on était accoutumé à sa loupe (I) et à ses cheveux blancs, à
(1) « Vingt ans avant sa mort, il lui vint entre les deux sourcils imo loupe qui grossit
beaucoup. Il avait eu dessein de la faire couper ; mais, comme elle ne l'incommodait point.
et que cette espèce de difformité ne lui faisait aucune peine, M. Lefèvrc lui conseilla de l.i
laisser, de peur que celle opération n'cùl des suites fâcheuses dans une personne de sou
100 SAINT-ÉVREMOND.
ses manières et à son tour d'esprit, que de retourner en France, où il arait perdu
toutes ses habitudes, où il serait comme étranger, et où à peine connailrait-il un
autre courtisan que le comte de Grammont lui-même.
Dix ans après, M"'" Mazarin mourut à sa maison de campagne de Chelsey. Miraclc-
(V Amour avait alors cinquante-trois ans ; mais c'était une de ces beautés de pure
race sur lesquelles le temps semble ne point avoir de prise. Au dire de tous, elle
avait conservé toute sa fraîcheur, et, pour Sainl-Évremond, qui arrivait à sa quatre-
vingt-sixième année, elle était encore aussi belle que le premier jour. Touslesamis
du survivant s'émurent à ce coup. « Quelle perte pour vous, monsieur! lui écrivit
Ninon de Lenclos, restée fidèle à sa manière à son amoureux de 1638; si on n'avait
pas à se perdre soi-même, on ne se consolerait jamais. » Les instances devinrent
plus vives alors pour le rappeler à Paris; mais cette âme si douce et .si ferme à la
fois se trouvait enfin brisée, et ne pensait plus qu'à laisser arriver .son heure. Saint-
Évremond refusa obstinément ce qu'il avait tant désiré autrefois. Du reste, il est
impossible de s'envelopper dans son manteau en s'y drapant moins qu'il ne le fait.
a Vous ne pouviez, écrivait-il au marquis de Canaples, vous ne pouviez me donner
de meilleures marques de votre amitié qu'en une occasion où j'ai besoin de la ten-
dresse de mes amis et de la force de mon esprit pour me consoler. Quand je n'aurois
que trente ans, il me seroit difficile de pouvoir rétablir l'agrément d'un pareil com-
merce. A l'âge où je suis, il m'est impossible de le remplacer. Le vôtre, monsieur,
et celui de quelques personnes qui prennent part encore à mes intérêts, me se-
roient d'un grand secours à Paris : je ne balancerois pas à l'aller chercher, si les
incommodités de la dernière vieillesse n'y apportoienl un grand obstacle. D'ailleurs,
que ferois-je à Paris, que me cacher ou me présenter avec diCérentes horreurs,
souvent malade, toujours caduc, décrépit? On pourroit dire de moi ce que disoil
M"'"^ de Cornuel d'une dame : Je voudrais bien savoir le cimetière où elle va renou-
veler de carcasse. »
Dès ce moment, Saint-Évremond ne fit plus que languir. La vieillesse, qu'il avait
portée jusque-là avec gaillardise, s'alourdit tout à coup sur sa tête. La verve et la
gaieté s'en allèrent à petit bruit : une seule chose restait debout, cette inaltérable
raison qui n'avait jamais failli chez lui, et qui se maintint haute et droite jusqu'à
la fin. Ce fut sur ces entrefaites que Barbin vint frapper à sa porte, son catalogue à
la main. Il demandait à son auteur son portrait d'abord, puis ses dernières pro-
ductions, et la liste de ses œuvres triées au milieu du chaos informe des Suint-Evre-
moniiana. Précisément à cette époque, Saint-Ëvremond écrivait un jour : « A l'âge
où je suis, une heure de vie bien employée vaut mieux que toute la renommée du
monde. » Il répondit à Barbin : « Si j'étois jeune et bien fait, je ne seroispas fâché
qu'on vît mon portrait à la tête d'un livre; mais c'est faire un mauvais présent au
lecteur que de lui donner la vieille et vilaine image d'un homme de quatre-vingt-
six ans. " Et pour le reste il ajouta : » Le peu d'esprit que j'ai eu autrefois est tel-
lement usé, que j'ai peine à en tirer aucun usage pour les choses mêmes qui sont
nécessaires à la vie. Il ne s'agit plus pour moi de l'agrément; mon seul intérêt,
c'est de vivre. »
Cet homme qui se plaisait tant à vivre se rattacha tout prosaïquement, sur la
âge. Il se raillait souvent sur sa loupe, aussi bien que sur sa grande calotte cl sur ses che-
veux blancs, qu'il avait mieux aimé garder que de prendre la perruque. »
( DESMAlZF.AliX, p. 228.)
SAIISÏ-ÉVREMOND. 101
lin, aux jouissances de la table, les seules qui rallumassent on lui quelque étincelle.
C'est l'idée qui prédomine dans sa correspondance. Pour ne citer qu'un fragment
entre les autres : « M. de La Pierre est arrivé, écrivait-il à son médecin Sylvestre,
qui m'a donné onze pêches qui valent onze cilés, pour parler comme les Espagnols
quand ils veulent faire valoir les présents qu'ils reçoivent. Les douleurs que je res-
sens présentement me rappellent à mon mal. Je voudrois bien que vous m'eussiez
guéri avec le régime de Boughton, les perdreaux, les truffes, etc. «
Quelque temps auparavant, il écrivait à Ninon de Leuclos : « A quatre-vingt-huit
ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien, je ne soupe pas mal; on
fait des héros pour un moindre mérite que le mien. » Mais le .'^ouvenir decellequ'il
avait perdue le poursuivait jusque-là. « Si la pauvre M""" Mazarin vivoit encore, di-
sait-il ailleurs à son docteur, elle auroit des pêches dont elle n'auroit pas manqué
de me faire part; elle auroit des truffes que j'aurois mangées avec elle, sans compter
les carpes deNevvhall. »
Malgré celte fidélité aux morts, avec les habitudes de causeries galantes qu'il
s'était faites, Saint-Évremond ne pouvait se sevrer pourtant d'amitiés de femme.
M™<' la marquise de Perrine fut sa dernière sœur de charité. Mais quelle différence
entre les petits billets qu'il lui écrit et ce que nous avons vu ! On dirait parfois,
moins les noms propres, de quelque épigramme de Martial à Galla ou à Stella, alors
qu'il était en humeur sociable, a La beauté du jour, l'ennui de votre chambre, le
bruit des petits garçons et le pavé sec me font croire que vous ne serez pas au
logis. Si ma lettre vous y trouve, mandez-moi ce que vous ferez. Il seroit bon d'aller
chez M"*" Bond. Vous y êtes sûre d'un petit gain et d'entendre jouer du clavecin
au delà de tout ce qu'on peut entendre en Angleterre, j Encore le souvenir de
l'autre y revient-il à chaque instant. " Mandez-moi s'il me sera permis d'y faire
ma fonction ordinaire, c'est-à-dire de perdre au jeu : car pour de soudainetés, mol
consacré par M'"*" Mazarin, j'en crois être exempt. » Ailleurs il rappelle leurs en-
fantillages communs. » Je signois toutes mes lettres à M"'*^ Mazarin, quand j'étois
fort bien avec elle, comme don Quichotle les siennes à Dulcinée, le chevalier de la
triste figure, et elle signoit les siennes comme Dulcinée à don Quichotte. « Voici
les dernières lignes qu'il écrivit : elles étaient adressées à M""" de Perrine : « Je suis
fort mal, et j'ai raison de me préparer des plai.sirs en l'autre monde; puisque le
goût et l'appétit m'ont quitté, je n'en dois pas espérer beaucoup en celui-ci. »
Cette vie, si longue à finir, se termina enfin en 1703. Il y avait sept ouhuitmoi.s
que Saint-Évremond se plaignait de douleurs violentes à la vessie. Le sommeil
l'avait quitté; l'appétit manqua à son tour. Ce fut le coup de grâce pour le pauvre
épicurien, puisqu'il est convenu que Saint-Évremond était épicurien. Il fit tran-
quillement son testament : « Je soussigné, Charles de Saint-Denys-le-Guast, .sei-
gneur de Saint-Évremond, demeurant dans la paroisse de Saint-James W^estminster,
étant dans mon bon sens, mémoire et entendement, et voulant disposer de ce qui
me reste de mes biens après ma mort : premièrement j'implore la miséricorde de
Dieu, et remets mon àme entre ses mains. Je laisse à mon exécuteur testamentaire
le soin de faire enterrer mon corps, sans pompe (1), en la manière qu'il trouvera
le plus convenable, etc. « Puis il mourut, sans bravade, sans effroi, en causant avec
(1) L'Anglelerre lui fil néanmoins les honneur.'; de Westminster. C'était un hommage
d'assez bon goûl. En lui donnant une place à côté de ses grands hommes, elle semblait se
l'approprier, puisque la France n'en avait pas voulu.
T01IE I. 7
102 SAINT-ÉVUEMOND.
ses amis. (20 septembre.) Il avait alors quatre-vingt-dix ans cinq mois et vingt
jours.
Il n'y a point ici d'épitaphe à faire, et l'on aurait mauvaise grâce à paraître pro-
téger un esprit de cette trempe dans un linal larmoyant. Cependant, sans injurier
tout à fait le public, qui n'est pas forcé, après tout, de savoir par cœur l'IiLstoire
et les titres de tout homme qui a tenu une plume, on peut bien lui demander
compte de l'indifTérence oublieuse avec laquelle il a traité celui-ci. Aujourd'hui
surtout qu'on donne si facilement du grand homme, qu'il soit permis de réclamer
une place dans ce Panthéon quelque peu banal pour celui qui a le mieux représenté
sans aucun doute notre esprit contemporain, entre les subtilités du jansénisme et
les colères de l'Encyclopédie. Ce n'est pas là une question de sentimentalité, et
nous ne cherchons pas à évoquer d'ombre gémissante. Notre philosophe normand,
s'il revenait au jour, fermerait peut-être bien encore sa porte au nez des Barbins
de celte époque, et s'inquiéterait plus, à coup sûr, de son heure de vie que de ce
que nous appelons la gloire. Mais pour nous, dans l'intérêt de notre instruction
comme de notre goi!it, nous sommes tenu de rappeler ici d'un jugement rendu par
défaut. Les esprits parfaitement sains ne sont pas chose si commune, dans le passé
tout aussi bien que dans le présent, pour qu'on ait le droit de passer outre quand
par hasard il s'en rencontre quelqu'un. Pour répéter en l'affaiblissant un mot
célèbre, c'est plus qu'une injustice, c'est une maladresse.
J. Maoé.
REVUE
LITTÉRAIRE.
S2^^a2aa»^is»
Il faul qu'il y ait dans toutes les choses de ce monde deux principes qui se com-
battent. Dans la littérature, les deux éléments qui luttent entre eux, c'est l'indus-
trie et la pensée. L'un s'accroît aux dépens de l'autre : plus l'industrie est active et
bruyante, plus la pensée est sujelte à des défaillances et à des langueurs. Or, dans
ces derniers temps, il est impossible de ne pas le reconnaître, c'est le côté indus-
triel qui se développe chez nos écrivains, et qui se développe tous les jours dans de
plus effrayantes proportions. On dit qu'il y a dans les ateliers d'arts mécaniques une
façon de distribuer le travail qui le rend plus facile et plus rapide : s'il s'agit de
faire un carrosse, l'un est chargé des roues, l'autre des ressorts, un troisième du
vernis et des dorures. Nous serions vraiment tenté de croire, en voyant certaines
œuvres qui se disent pourtant des œuvres d'intelligence, qu'il y a des fabriques
littéraires où l'on a recours à ces procédés.
Si l'on veut chercher la cause de ce déplorable mouvement, qui pousse l;i plu-
part de nos romanciers dans des voies purement commerciales, il faut remontera
une création déjà ancienne dans le journalisme, celle du roman-feuilleton. La
presse n'a pas assez du monde réel pour les besoins de son activité incessante, il
lui faut le monde imaginaire. C'est une tendance qui n'est pas blâmable en elle-
même. Qu'on fasse à la fiction une plus large part dans l'existence de tous, rien de
mieux ; mais plus elle sera appelée à exercer de charmes et de prestiges, plus elle
devra être une pure et brillante émanation de l'esprit, et c'est précisément cette
condition que le romancier, transformé en improvisateur par la dévorante in-
fluence du feuilleton, devient moins apte à remplir. L'homme qui doit porter un
jugement rapide sur les choses de la veille, prévoir celles du lendemain, s'associer
aux émotions du jour, n'a que des excitations salutaires à puiser dans le mouve-
ment hâlif de la presse quotidienne, dans les continuelles exigences de son impé-
104 REVUE LlTTÉnAIKE.
rieuse aclivilé. Quand Fréron a la joue encore cbaude des soufflets de Voltaire, il
écrit sur l'Ecossaise des pages prestiue sublimes; quand la voix de M""^ Catalani
vibre encore aux oreilles de Geoffroy, malgré son austérité pédante, le vieux cri-
tique en rabat trouve presque de la grâce pour la vanter. Mais, si Fielding avait
écrit Tv7n Jones avec l'impatience fiévreuse de quelques romanciers d'aujourd'hui,
aurions-nous maintenant la figure si consciencieusement tracée de M. Ahvorlhy?
Aurions-nous le type chaimant de Sophie Western ? Walter Scott, Fielding, ces
hommes qui possédaient la puissance inestimable de créer, auraient-ils consenti
d'ailleurs à briser leur talent pour satisfaire aux insatiables appétits de la foule?
N'auraient-ils pas craint de voir s'épanouir moins richement au milieu de l'atmo-
sphère meurtrière du monde réel le beau monde de leur fantaisie? Vit-on jamais ces
charmantes héroïnes qui sont sorties du feuillage d'un bosquet, comme la Julie de
Rousseau, ou des vapeurs d'an lac, comme les blanches iilles de Walter Scott, pro-
mener leurs robes traînantes dans cette arène, ou plutôt, pour employer l'expres-
sion d'un éminent critique, sur ce poudreux boulevard de In littérature qu'on
appelle la presse quotidienne? Nous savons que, parmi les héros meurtris du feuil-
leton, il n'est pas d'écrivains de la taille de Scott ou de Rousseau, et que la triste
influence de l'improvisation journalière les empêcherait d'arriver à cette hauteur,
si des facultés pareilles leur donnaient le droit d'y prétendre; mais doit-on voir
sans regret des talents recommandables s'aventurer dans cette voie funeste? Ici-
bas, comme disent les bonnes gens, toute chose a son lieu. Laissez le tapis du bo-
hémien sur la place publique, et le fauteuil du conteur au coin de la cheminée.
Pourtant, si l'histoire n'y perdait pas, peu importerait, nous le répétons, qu'elle
fût débitée auprès du foyer ou en plein vent; ce que nous déplorons, c'estque l'his-
toire se ressente de l'endroit où elle est racontée. Un malin, on commence témé-
rairement un récit dont la durée doit être aussi longue que celle d'un ministère
ou d'une session ; on croit de la vie et de la santé pour longtemps aux personnages
qu'on met au monde : malheureusement les êtres imaginaires sont soumis comme
les êtres réels à des infirmités sans nombre. Dès le lendemain, le héros devient ra-
doteur, et l'héroïne tombe en défaillance. Le romancier avait entrepris une traversée
de plusieurs mois avec des provisions pour quelques heures ; il avait des décora-
tions pour son théâtre, des costumes pour ses acteurs ; il n'avait oublié que la pièce,
ou plutôt il avait espéré qu'elle se ferait toute seule ; et ce qu'il y a de malheureux,
c'est qu'effectivement elle se fait! Elle se fait à la façon de ces proverbes qu'on
improvisait tous les soirs, au xviii" siècle, sur les théâtres de société. Grâce aux
excitations de toute sorte qu'on trouve dans l'atlluence du public, la curiosité qu'il
témoigne, les encouragements qu'il donne, chacun finit par trouver de quoi rem-
plir son rôle. Il y avait un drame de joué au bout d'une heure ; il y a un roman de
terminé au bout d'un mois. Mais ceux qui, au xviii*^ siècle, faisaient tous les soirs
ce gaspillage d'intelligence étaient de grands seigneurs propres seulement à com-
poser quelques madrigaux pour amuser leurs loisirs et ennuyer ceux des autres,
tandis que les hommes qui font aujourd'hui un usage si prodigue de leur esprit
sont de véritables gens de lettres, destinés, sinon à glorifier la pensée humaine
par des œuvres impéri.ssables, du moins à comprendre l'art et à poursuivre un but
élevé.
Parmi les romanciers feuilletonistes, nous ne parlerons pas de ceux dont les
œuvres sont encore enfouies sous les colonnes desjournaux. Laissons-les eux- mêmes
exhumer les morts qu'ils ont semés cà et là sur les champs de bataille de la presse
RKvi;i: nTTiiiiAïuE. lO;;
(liioUdionue, pour leur lionnoi' la sépulluio délinilive tic l'iu-oclavo. Aujuurd'Jiui,
parlons seulement de ceux qui se sont acquittés de ce pieux devoir envers les créa-
tions de leur esprit. Mnthildc est l'exemple le plus frappant que nous puissions
citer à l'appui de ce que nous avons dit contre le funeste modo de pul)!i(atiou
qu'ont adopté la plupart de nos romanciers. C'est un roman (|ui, malgré tous ses
défauts, SOS prélonlions psycliologiciuos, ses interminables longueurs, sesalfectations
un peu puériles d'élégance mondaine, excite cependant l'intérêt et jusiibe jusqu'à
un certain point la curiosité dont il a été entouré. Je crois que celte œuvre, mé-
ditée avec soin par M. Sue, aurait eu son genre de valeur en présentant plus de
correction dans son style, et surtout eu paraissant sous des proportions raisonna-
bles. Six volumes, grand Dieu ! c'est plus long que les Confessions de Jean-Jacques.
II est vrai qu'il ne s'agissait de rien moins que de nous initier à tous les mystères
du cœur d'une jeune femme.
Des connaissances complètes en pareille matière supposent chez l'écrivain des
études faites autre pari qu'aux écoles, et c'est une supposition qu'il est agréable
de faire naître dans l'esprit de ses lecteurs. La Matbilde de M. Sue ne nous fait
grâce d'aucune de ses pensées. Je me souviens d'une phrase où elle dit : « Moi (jui
ai toujours, hélas ! abusé de l'analyse. » Il faut convenir qu'elle se rend un peu jus-
tice. Je crois que les philosophes de l'école écossaise eux-mêmes seraient vaincus
jiar elle dans l'observation de tous les phénomènes de l'âme. Du reste, ce n'est pas
une p.sychologie pleine d'afféterie et de manière, comme celle de la Marianne de
Marivaux ; la finesse des détails, le soin extrême de l'examen, n'excluent [las une
certaine impétuosité de sentiment, qui s'épanche avec assez de Iwnheur en quel-
<iues passages de ce roman. Cet amour plein d'elfusion et de reconnaissance, que
la jeune fille pure a pour son époux, est rendu avec force et avec charme. L'atta-
chement qu'inspire plus tard M. de Rochegune, et celui qu'il ressent lui-même, oui
le grand inconvénient des tardives amours : je ne crois pas que les dieux leur
sourient. Dans le roman et dans la vie réelle, ces attachements ont toujours
quelque chose d'incomplet. Il faut que deux âmes, qui se mirent, pour ainsi dire,
l'une dans l'autre, ne voient pas flotter à la surface des belles ondes où elles se
contemplent des images mal effacées. El puis, ce M. de Rochegune a un caractère
qui rappelle par trop aussi celui du chevalier Grandisson. Voilà un reproche nou-
veau adressé à M. Sue, qui nous avait toujours montré l'humanité sous une cou-
leur si désespérante dans ses romans, et surtout dans ses préfaces pleines d'une
ironie désolée. Quoi(|ue la critique fasse profession d'encourager cette tendance à
des pensées plus douces, on ne peut point s'empêcher cependant de prier l'auteur
d'épargner à notre mauvaise nature le dépit qu'elle ressent toujours en face d'une
image trop parfaite de la vertu. La manière chevaleresque dont M. de Rochegune
proclame son amour pour Matbilde à la face de tous, manque de naturel et de vé-
rité. Le romancier tombe, d'ailleurs, dans une faute qu'on a bien des fois signalée.
Après avoir prêté à son héros un langage quelque peu chargé d'cflets oratoires et
de métaphores, il s'extasie lui-même sur l'éloquence de celui qu'il a fait parler.
Hélas! un seul homme a pu dire de lui, en rapportant ses propres paroles : « J'étais
sublime. ■» C'est Jean-Jacques, quand, après s'être jeté aux genoux de M""' d'Hou-
detot, sous les bosquets de la Chevrette, il se relève tout à coup rayonnant et in-
spiré. Depuis, les romanciers ont appliqué bien des fois le mot de Rousseau ou à
eux-mêmes ou à leurs personnages, mais ils l'ont fait sans en avoir le droit, et le
lecteur a toujours cas.sé leur jugement. Un seul des êtres créés par M. Sue peut
lOG REVUE LITTÉRAIRE.
disputer le prix de la vertu à M. de Rochegune : c'est M. de Mortagne, son maître.
Ce vénérable vieillard n'a que deux défauts, il est bonapartiste, et il laisse croître
une barbe blanche fort malséante avec les habits étriqués de notre temps. Du reste,
il emploie toute sa fortune à soulager le malheur et à faire bénir son nom. Mal-
heureusement son caractère, naturellement fougueux, donne à sa philanthro-
pie quelque chose d'impétueux et de violent qui lui attire souvent des affaires
périlleuses. D'infâmes machinations l'ont fait enfermer sous les plombs de Venise,
et au lieu d'en rapporter la résignation soporifique dont sont empreints les Mé-
moires de Silvio Pellico, il en est revenu avec un sang plus ardent et une humeur
plus aigrie. En définitive, c'est un personnage assez dangereux, car son hon-
nêteté, qui peut l'égarer quelquefois, lui met les armes à la main aussi souvent
que la bourse. Saint Vincent de Paule faisait autant de bien que lui, slins cacher
sous sa soutane une ceinture garnie de poignards et de pistolets. L'amie de
M. de Mortagne, la duchesse de Richeville, est la mère que les poètes drama-
tiques nous ont si souvent représentée, craignant de rougir devant son enfant.
Emma, cette enfant bien-aimée, est la sensitive que nous connaissons aussi,
une de ces jeunes filles comme. Dieu merci, il n'en existe pas ici-bas, qu'un seul
regard peut rendre folle, qu'un seul mot peut tuer. Son âme reçoit toutes les im-
pressions et tressaille au moindre choc; aussi il arrive qu'un soulfle un peu trop
fort brise un jour cette harpe éolienne. Mais, pour qu'un personnage fictif arrache
une larme, il faut qu'il appartienne à cette terre, que la vie dont l'avait doué et
dont le prive une imagination créatrice, ait été puisée non-seulement dans l'esprit
du romancier, mais dans son âme et d;ins celle du lecteur lui-même; quand c'est
une de ces figures à demi fantastiques qui s'évanouissent avec la vapeur dont elles
étaient formées, on peut éprouver une douce rêverie, on ne ressent point de véri-
table attendrissement. Nous avons tous pleuré sur Virginie, plus encore peut-être
sur Manon Lescaut; il n'y a que les sylphes et les anges qui puissent pleurer sur
Emma, car c'est pour eux seuls qu'elle est une sœur.
A côté de ces êtres parfaits, Mathilde, Emma, Rochegune, M. Sue a fait figurer
cependant quelques personnages odieux et bien complètement odieux. L'auteur
iï Atar-Gull se retrouve tout entier dans le portrait de Lugarto. Il n'est pas, dans
cette âme torturée par toutes les douleurs des passions cruelles et honteuses, un
seul sentiment généreux qui porte le lecteur au pardon. Lugarto est lâche, fourbe,
débauché, assassin; c'est un de ces enfants maudits de l'imagination que le poète
fait naître avec un sceau fatal et qu'il poursuit de son courroux. Le caractère de
Lugarto est aussi invraisemblable dans sa corruption et dans sa perfidie que celui
d'Emma dans sa pureté et dans sa candeur. On croit toujours qu'on découvrira un
pied fourchu sous sa botte vernie. Quoiqu'il disparaisse dans une trappe, ce n'est pas
encore assez : on s'attend à voir sortir des flammes de Bengale de l'endroit où il
s'enfonce. M"° de Maran a un cœur aussi haineux que celui de Lugarto, mais sa
méchanceté est servie par un esprit plein de saillies amusantes; sa gaieté, toute
cruelle qu'elle est, amène souvent le sourire. C'est au point de vue du monde qu'il
faut se mettre pour apprécier tout le talent avec lequel ce caractère est tracé.
Ursule est encore une de ces inexplicables créatures qui n'ont jamais peuplé que
le monde de la fantaisie. Il y a cependant des parties naturelles et bien senties
dans son rôle. Son intrigue avec un sous-préfet de province est un trait d'une dou-
loureuse mais incontestable vérité. Sa conduite envers Mathilde est d'une noirceur
pleine d'exagération. La coquetterie effrénée et perverse qu'elle déploie pour sub-
IlEVUE LITTÉRAIRE. 107
jiiyuei" 4îoiilraii ra|>i)olle la l'amcuso marquise des Liaisons il<tii</ereuses ; ses lettres
inspirent les mêmes réHexions que eelles de M"" de Merteuil. Il y a des limites
que le cynisme le plus impudent ne franchit pas dans ses aveux : toutes les li-
mites sont franchies par Ursule dans sa correspondance avec M. de Lancry. Quant
à son amour pour M. de Rochegune, il rentre dans la classe de ces bizarres aflcc-
lions qui s'épanouissent tout à coup au fond des âmes les plus desséchées, comme
ces plantes qu'on voit fleurir entre les fentes d'un mur à moitié détruit. Il y a de
la Marion de Lorme et de la Lucrèce Borgia dans cet amour à grands élans pour un
homme au cœur noble et pur, ainsi qu'on disait jadis. Les remords que la provi ■
dence de M. Sue lui accorde au moment suprême ont quelque chose de louchant,
quoique d'un peu tardif, et l'on espère après tout que le suicide n'empêchera pas
son âme d'aller au ciel, au moins par le trajet indirect du purgatoire. L'homme
dont elle a torturé le cœur avec tant de persévérance et tant d'art, le vicomte Con-
tran de Lancry, a une de ces natures qui restent foncièrement vulgaires en pre-
nant le cachet de la classe où le sort a voulu qu'elles aient à se développer. Pour-
tant la passion désordonnée qu'Ursule allume en lui jette par instants sur ses
traits, effacés à dessein, de vives et saisissantes clartés. La rage impuissante qu'in-
spire une femme dont les baisers de la veille ne vous garantissent pas du bonheur
pour le lendemain, le supplice que renouvellent à chaque instant des espérances
toujours déçues sans être jamais lassées, sont rendus avec une impétuosité entraî-
nante et une prodigieuse énergie. Mais ce qu'on ne saurait trop louer dans le roman
de M. Sue, c'est tout ce qui regarde le mari et la belle -mère d'Ursule. Rien de
plus vrai et de mieux senti que l'affection sans bornes de Sécherin pour la femme
qui fait servir, avec une complaisance si intéressée, mais si douce, tous les trésors
de son éducation mondaine aux vulgaires jouissances d'un époux au-dessous d'elle,
au bonheur presque ridicule d'un intérieur bourgeois. Quand la mère de Sécherin
a forcé son fils à se séparer de sa femme, en lui dévoilant toutes les iniquités qu'avait
cachées sa maison, rien n'est d'une beauté plus poignante et plus réelle que la
peinture du ressentiment sombre et mal contenu qu'il conserve au fond de son
cœur pour celle dont l'inflexible austérité l'a privé de la seule joie de sa vie. Il y a
aussi dans Mathildc une scène où sont abordées les grandes émotions du cœur,
celle où M. Eugène Sue nous représente en face l'un de l'autre, dans une attitude
presque menaçante, la mère vertueuse et rigide qui s'irrite d'être impuissante à
faire oublier à son fils une femme coupable, et le fils qui compare intérieurement,
avec des regrets pleins de fiel, la fraîche et joyeuse compagne qui égayait son foyer
à la compagne morose et chagrine de sa destinée brisée.
Tous ces différents caractères, toutes ces situations d'âme variées et changeantes,
enfin tout ce qui constitue la partie morale de Mathilde, révèle certainement chez
M. Sue, ou plutôt continue à nous montrer un vrai talent d'observation et une façon
profonde de sentir. D'ailleurs, ou doit l'avouer, ce qui tient à la psychologie a tou-
jours pour le lecteur, en dépit de lui-même, un charme d'un ordre tout particulier.
Les livres où l'on trouve une peinture minutieuse des passions font sur nous la
même impression que les traités de médecine ; on suspend à chaque instant sa lec-
ture pour s'assurer qu'on n'a aucune des maladies qu'on voit décrites. Ce genre
d'intérêt plein d'émotions intimes n'est pas le seul que présente le roman de Ma-
thildc; on peut encore en signaler dans ce livre un nouveau, peut-être le plus pi-
quant de tous, celui qu'offre une étude louable et souvent heureuse des mœurs du
monde élégant.
108 REVUE LITTERAIRE.
On prétend que certains traits des personnages de M. Sue ont prêté à des appli-
cations malignes. C'est un grand honneur pour le roman et un grand ennui pour
le romancier, mais c'est un honneur et un ennui qui ne sont pas nouveaux. M"° de
Genlis, qui, malgré le ton un peu rogue de son style et la tournure fort préten-
tieuse de son esprit, avait du tact, une grande habitude du monde, et vivait en dé-
finitive dans la meilleure société. M""" de Genlis s'est moquée quelque part, avec
raison, de celte manie qu'on a toujours eue de voir partout des portraits. La mé-
disance de ceux qui appartiennent au monde que l'auteur a en vue, la sotte vanité
de ceux qui, en bien plus grand nombre, veulent à toute force reconnaître des gens
qu'ils n'ont jamais connus, enfln cette crédulité si vainement raillée ou maudite du
public indifférent, propagent bien vile de faux bruits. Il csl inutile de dire que la
critique ne doit pas les répéter, à peine devrait-elle les savoir. Nous croyons qu'il y
a dans le roman de M. Sue des types et non pas des portraits. Ainsi M"' de Maran,
avec ce langage dédaigneusement trivial que M. de Richelieu mit le premier à la
mode, peut rappeler des souvenirs à tous. Je ne sais rien de plus vrai et de plus
joli que son mot en entrant à l'Opéra : « Il doit y avoir ici toute la fleur des pois
de la bancjue; c'est riche à faire peur aux honnêtes gens, j Puis, comme M. de
Lancry lui parle des chances funestes des opérations financières, des désastres sou-
dains de la Bourse : « Il ne manquerait plus, ajoute-t-elle, que de voir ces gens-là
riches à perpétuité; ce serait d'un joli exemple pour les autres malfaiteurs, i-
Presque tout le rôle est écrit de celte façon ferme et enjouée, qui rappelle la bonne
manière française de Lesage dans son inimitable chef-d'œuvre de Turcarel. Il n'y
a qu'une seule scène où M"" de Maran dépasse un peu les bornes qu'elle doit s'im-
poser elle-même, malgré les privautés de son rang et de son âge : c'est la scène où
elle apostrophe M. Lugarto d'une façon si foudroyante sur le blason qu'il s'est fa-
briqué. On est trop porté, dans le roman, à forcer l'expression des visages toujours
calmes et reposés des gens du monde; et puis, c'est une remarque bien puérile,
mais je suis fâché que M"" de Maran, qui montre dans l'art héraldique de si grandes
connaissances, veuille voir, comme elle le dit elle-même, un exemple de blason
unique dans les macles des Rohan.
Au reste, cette légère faute contre la science d'Ulson de la Colombière et du
père Ménestrier est largement compensée chez M. Sue par une connaissance bien
réelle du monde, et surtout par un véritable amour pour les choses de l'élégance
et du bon ton. Il est amusant et curieux de voir la littérature, après avoir tant fait
contre l'aristocratie au temps de sa puissance, lui ouvrir maintenant un asile et
pousser même jusqu'à l'empressement son accueil hospitalier. M. Eugène Sue se
sent attiré vers la distinction partout où elle se trouve : on ne peut pas nier que
cette disposition si louable en elle-même n'ait ses périls et ses écueils. La science
du monde, si elle n'est pas présentée avec des ménagements infinis, est un peu
comme celle dont nous parlions toute à l'heure, la science de la femme : elle met
l'auteur à découvert et fait chercher jusque dans les habitudes de sa vie l'explica-
tion des fautes qu'il peut commettre contre l'exactitude ou contre le goût. M. Sue
nous a paru se tirer fort bien de ces dangers. Peut-être donne-t-il un peu trop de
soin à la peinture de l'élégance malérielle. Il y a des pages à dilater le cœur d'un
sellier, d'autres à faire lire à un tapissier pour son instruction, d'autres à former
le goût d'un tailleur. Et cependant tout ce luxe amuse; on aime à voir rouler sur
le sable lin des avenues les voitures armoriées, on s'intéresse à l'inventaire de tous
les meubles que renferme l'hôtel de Rochegune; enfin la description des vêtements
REVUE LITTÉnAinE. 100
et des iLMitures vous fait éprouver un peu du plaisir qu'on sent à la vue de ces
étoiles vénitiennes dont Véronèse fait si bien briller les riches retlets Toutes ces
splendides décorations servent à un théâtre dont les acteurs sont choisis parmi les
plus nobles et les plus brillants. M. Eugène Sue place son drame aux derniers jours
de la restauration. La loge des gentilshommes de la chambre n'a pas encore été
remplacée à l'Opéra par celle où les membres du Jockey-Club étalent leurs célé-
brités linancières. Il existe encore un monde compacte et homogène, où la division
ne s'est pas glissée. Puis la révolution de juillet arrive, et, après les premières
épouvantes ensevelies sous les ombrages des parcs, on voit se rassembler peu à peu
sur le terrain neutre des ambassades grand nombre de précoces émigrés revenus
de leur exil d'une saison. Quelques-uns vont même jusqu'à risquer de poser leur
talon rouge sur le tapis foulé par la botte du garde national. Dans une lettre fort
amusante de M""" de Richeville, il y a un tableau où toutes ces nuances sont très-
finement rendues. Au reste, on ne doit pas s'exagérer le mérite de tous ces détails
de la vie mondaine : ceux qui appartiennent purement à l'ordre moral donnent
souvent sujet à des railleries ou à des contestations ; ceux qui appartiennent en
quelque sorte à l'ordre physique peuvent produire aux yeux du public des effets
bizarres et peu goûtés. Qu'on se souvienne du fameux plat de l'Ecole du Monde. Il
faut se défier de toutes les éruditions, il n'en est pas une qui n'ait son pédantisme.
Nous voudrions pourtant ne pas avoir à adresser d'autres reproches à M. Sue que
cette exactitude trop scrupuleuse 5 reproduire des usages sans importance, cette
affectation trop sensible à mettre en évidence des bagatelles qu'on doit savoir
laisser de côté ; mais il y a dans Mathilde des défauts plus graves qu'il est impos-
sible de passer sous silence. Le style de ce roman échappe la plupart du temps à
toute espèce d'appréciation littéraire. Habituellement, c'est une causerie verbeuse;
par instants c'est une déclamation sentimentale ; excepté dans les rares passages
que nous avons indiqués, les mots n'ont jamais cette signification précise et cette
physionomie pittoresque qui donnent à un livre de la couleur et de la vie. Cepen-
dant M. Sue est bien loin d'avoir pour le style le dédain que semblent affecter plu-
sieurs romanciers ; il a très-souvent au contraire des tendances vers ce qui exige
le plus de soin et le plus de délicatesse dans l'art d'écrire. Il y a dans Mathilde
des passages où l'auteur ne s'est proposé rien moins que d'imiter La Rochefoucauld
et La Bruyère. Le récit est quelquefois coupé par des maximes sur l'amour, sur la
vanité, enfin sur tous les sujets qui ont exercé les esprits les plus ingénieux des
meilleurs siècles de notre littérature. Ces tentatives ne sont pas heureuses. Là où
l'on devrait reconnaître le résultat d'une méditation laborieuse, d'une existence sa-
gement ménagée, on sent l'influence du travail hâtif qu'impose la presse, du mou-
vement presque fébrile de sa funeste activité. Le roman de Mathilde, comme presque
tous les romans-feuilletons, semble, par son style, le produit d'une sorte d'impro-
visation bâtarde, qui n'a même pas les tours énergiques et les eû'ets inattendus de
la véritable improvisation. On y rencontre plutôt des défaillances que des har-
diesses. Cette expression dogmatique des gens de l'art : « Voilà une phrase qui
n'est pas faite, voilà une page qui n'est pas écrite, n se présente sans cesse à l'es-
prit pendant cette longue lecture. Si M. Eugène Sue veut obtenir d'autres sulïrages
que ceux dont son dernier livre a été entouré, c'est en homme de lettres plutôt
qu'en homme du monde qu'il doit se montrer l'ennemi de la trivialité. Toute la
distinction possible dans les mœurs qu'on cherche à décrire n'empêche pas le style
d'être commun. On parle dans les cercles les plus élégants un langage qui est aussi
110 REVUE LITTERAIRE.
vulgaire pour l'écrivain que le langage des places publiques. C'est celui-là que
M. Sue, dans sa précipitation, a trop souvent employé comme l'instrument qui était
le plus à sa portée.
Mais en définitive, malgré les défauts inévitables d'un livre écrit à la bâte, la fai-
blesse du style, la diffusion, les longueurs, les affaissements de toute espèce dans la
charpente de l'ouvrage, il y a dans Mathilde des qualités éminentes et même, nous
le maintenons, quelques parties entièrement louables.
G, DE MOLÈNES.
CHROIMQUE DE LA QUINZAINE.
51 janvier 1842.
La discussion de l'adresse est terminée. Après une lutte de quinze jours, lutte
brillante et laborieuse, la chambre des députés est enfln arrivée à compléter l'ex-
pression de sa pensée. Elle a dit à la couronne et au pays son avis sur la situation
de la France à l'extérieur et à l'intérieur, ce qu'elle pense des faits désormais ac-
complis et de ceux que notre politique nous prépare.
ISous ne ramènerons pas nos lecteurs sur les phases et les incidents de ces dé-
bats. Ils sont trop connus.
Ce qui importe aujourd'hui, c'est de bien saisir la pensée que la chambre a voulu
manifester. Toute illusion, à cet égard, serait d'autant plus fâcheuse que la chambre
a prononcé son verdict sous l'inspiration directe et prochaine du pays, en songeant
avant tout aux élections, au contrôle que le vote du député subira bientôt de la
part de ses commettants. La chambre a sans doute admiré la puissance parlemen-
taire de ses chefs; mais évidemment il y a eu chez elle plus d'admiration que d'en-
traînement. Elle se défiait d'elle-même ; elle se défiait de tout le monde, des ora-
teurs de l'opposition, des orateurs du gouvernement. Ni les uns ni les autres ne lui
paraissaient rendre, par l'ensemble de leurs opinions, l'expression sincère, com-
plète, des vœux et des opinions du pays. C'est cette expression que la chambre s'est
appliquée à chercher avec une constance et une indépendance remarquables, quelque
effort qu'on ait fait, de tous les côtés, pour exciter ses passions, pour troubler son
jugement, pour la pousser au delà des limites qu'elle s'était proposé de ne pas
franchir.
Tous les efforts ont échoué devant la ferme résolution de l'assemblée. Le mi-
nistère n'a pu lui faire dire qu'elle était glorieuse, satisfaite du moins de notre po-
litique extérieure; l'opposition n'a pu lui arracher un mot de blâme sur l'intérieur,
contre la politique de résistance. C'est là, en deux mots, le sens et l'esprit de l'a-
dresse; sur la politique extérieure, la chambre se résigne; sur la politique inté-
rieure, elle s'associe aux efforts du gouvernement; elle veut, comme lui, contenir
toutes les factions et défendre envers et contre tous la monarchie de juillet. Sur les
questions de l'intérieur, la chambre est disposée à donner au gouvernement des
marques de confiance ; sur les questions extérieures, sa confiance n'est pas absolue,
sa vigilance est plus éveillée, son contrôle plus sévère.
112 REVUE. — CIIROINIQUE.
On a annoncé, dans le discours de la couronne, la clôture, apparente du moins,
de la question d'Orient et le traité du 15 juillet. La chambre n'a pas prononcé un
blâme, encore moins un éloge ; la commission, quoique ministérielle, n'a pas même
osé le proposer. La chambre s'est résignée aux faits accomplis avec une réserve,
j'ai presque dit avec une tristesse qui ne manque pas de dignité. Elle s'est dit qu'il
y a eu là une sorte de fatalité, un enchaînement de faits, de circonstances, de fautes,
de bonnes intentions, dont il serait difficile de faire pour chacun aujourd'hui la
juste part. Lorsque la politique commande à un grand pays de se résigner à un
fait accompli, la résignation doit en effet être silencieuse ; se résigner en se plai-
gnant serait une faiblesse, se résigner avec une satisfaction apparente serait une
indignité.
Le sentiment que la chambre n'a pas voulu manifester à l'endroit de la question
d'Orient a paru tout entier au sujetdu droit de visite. Sans doute une convention
de cette nature aurait excité en tout temps de vives réclamations ; il y a là quelque
chose d'exorbitant, un droit conventionnel à la vérité, mais insolite, dont l'exten-
sion n'aurait jamais été acceptée sans répugnance. Il n'est pas moins certain que,
si l'alliance anglo-française n'avait pas été brisée par le traité du 15 juillet, le pays
aurait peut-être fermé les yeux sur cette nouvelle condescendance aux sollicitations
du gouvernement britannique : il est certain du moins que l'opposition n'aurait pas
été unanime dans la chambre, unanime au point que les orateurs de la gauche n'ont
rien dit de plus décisif et de plus net que ce qui a été dit par l'auteur de l'amen-
dement adopté, par M . Jacques Lefebvre, lorsqu'il s'est écrié que son but était d'em-
pêcher la ratification du traité.
Reconnaissons-le (il ne serait ni digne ni prudent de le méconnaître), c'est le
sentiment national, le sentiment national froissé et mécontent, qui a inspiré la
chambre, qui l'a inspirée dans son silence comme dans ses manifestations. Résignée
sur la question d'Orient comme sur un fait accompli, elle a voulu, sur la question
du droit de visite, avertir le gouvernement et lui prêter appui pour écarter une in-
novation qu'elle ne jugeait pas compatible, dans ce moment surtout, avec la dignité
de notre pavillon. Pour la majorité, le vote de la chambre, quelque embarrassant
qu'il puisse être pour le ministère, n'avait pas d'autre signification. La chambre ne
se proposait pas d'ébranler le cabinet; elle a voulu seulement lui indiquer une voie
plus élevée et plus nationale. On a pu reconnaître les dispositions de la majorité
lors du vole sur les affaires d'Espagne. En repoussant l'amendement, la chambre a
donné son adhésion à la politique du gouvernement : tout en désirant le maintien
de nos relations amicales avec l'Espagne, elle n'a pas voulu donner à croire que
notre gouvernement ne trouverait pas appui chez nous dans ses démêlés avec un
cabinet étranger.
Ici se présente une réflexion importante, qui n'a pas échappé à ceux qui obser-
vent dans les chambres la tactique parlementaire des partis. Quelles qu'aient été
les dispositions de la majorité en votant sur le droit de visite, toujours est-il que
l'amendement n'était pas accepté par le cabinet ; disons-le, avec le commentaire de
M. Lefebvre, l'amendement était un échec pour le ministère. Si l'opposition avait
concentré ses efforts sur ce point, si elle avait déclaré que là était pour elle la ques-
tion de l'adresse tout entière, que les autres paragraphes étaient indifférents ou
touchaient à des questions qui devaient être débattues plus lard, le ministère aurait
été vaincu dans les débats de l'adresse, vaincu sur une question grave, vaincu avec
le concours du parti conservateur. C'est ainsi que les choses se seraient passées en
REVUE. — CimONIQUE. 1 I 7,
Angleterre. Chez nous, au contraire, la discussion de l'adresse est une sorte d'en-
quèle générale sur la situation du pays. Tout homme se croyant quelque valeur
parlementaire y cherche un i-oinl sur lequel il puisse s'établir et livrer un combat.
Chacun se fait juge de l'importance et de l'opportunité de la (juestion qu'il suscite.
On se (latte peut-être de réduire le cabinet anx abois en le harcelant sans cesse,
en lui présentant tous les jours de nouveaux combats et des combattants nouveaux.
On se trompe. Plus on multiplie les questions, et plus on od're au ministère des oc-
casions de succès. C'est ainsi qu'on atténue, qu'on efface même l'impression d'un
échec ministériel. En insistant avec la même vivacité sur une foule de questions di-
verses, on arrive à ce singulier résultat, que les questions sont comptées, au lieu
d'être pesées, et comme le ministère, s'il succombe dans une question, triomphe
d'ordinaire sur toutes les autres, on lui donne le droit d'en conclure que la discus-
sion de l'adresse lui a été favorable.
Mais il est inutile d'insister davantage sur ce point. Nos habitudes et nos mœurs
ne permettent pas, chez nous, aux partis politiques, une tactique plus savante, qui
suppose une organisation et une discipline incompatibles avec notre indépendance
personnelle et avec notre activité quelque peu impatiente et ambitieuse. Est-ce un
bien? est-ce un mal? Peut-être des partis fortement organisés rendraient-ils, chez
nous, le gouvernement trop difficile : peut-être aussi, le jour où les partis oppo-
sants pourraient se donner celte forte organisation, le parti gouvernemental, par
les mêmes causes, se trouverait plus compacte et ruieux discipliné; car dans ses
rangs aussi le moi exerce ses ravages, moins cependant que dans les rangs de l'op-
position, et la raison en est simple : dans le parti gouvernemental, le ministère est
un chef avoué, et une certaine discipline est acceptée par cela seul qu'elle paraît
une nécessité de position plutôt qu'une injonction individuelle. En général, cepen-
dant, il y 3 chez nous beaucoup de chefs et peu de soldats : aussi assistons-nous
plus encore à de nombreux combats singuliers qu'à de grandes batailles.
Quoi qu'il en soit, nous voici au mois de février, et les chambres n'ont pas
encore abordé une seule des questions dont le pays attend la solution avec une
juste impatience. De nouveaux retards ne sont que trop à craindre. La chambre
des députés va se lancer de nouveau dans l'arène des débats politiques. La réforme
électorale, les lois de septembre, la question des incompatibilités, préoccupent les
hommes politiques plus encore que les questions d'administration et d'affaires. La
raison est facile h deviner. Les premières peuvent seules devenir des questions de
cabinet et renverser un ministère.
Les débats de l'adresse ont assez montré que la lutte sera vive, ardente,
acharnée, comme toutes les luttes qui promettent une grande récompense aux
vainqueurs, qui menacent les vaincus d'un grand revers. Le pouvoir pendant les
élections, c'est là le prix de la victoire, et, il faut en convenir, ce n'est pas un prix
à dédaigner.
Nous ne voulons pas faire ici de pronostics. Nous avons entendu les hommes
qui paraissent le mieux connaître la chambre, et qui ne sont pas des hommes de
parti, ardents, aveugles, faire sur les dispositions de l'assemblée les conjectures
les plus opposées. Les uns croyaient que la chambre n'hésiterait pas à adopter, en
partie du moins, l'adjonction des capacités; les autres pensent que la proposition
sera rejetée par une majorité qu'ils estiment de 50 à 40 voix. La même divergence
d'opinions, de prévisions, existe à l'égard de la question des incompatibilités. Nous
n'en sommes pas étonnés. A cette époque de la législature élective, le problème se
114 REVUE. — CHRONIQUE.
complique d'un si grand nombre d' inconnues, que les calculateurs les plus habiles
peuvent se tromper. La session aura de l'imprévu.
Ce qu'il y aurait de déplorable pour tous, ce qui indisposerait les électeurs de
toutes les opinions, ce serait de voir la session s'écouler sans que le pays eût
obtenu les grandes lois d'intérêt matériel qu'on lui fait espérer depuis longtemps,
en particulier la loi sur les chemins de fer. Il faut pourtant donner quelque satis-
faction non-seulement aux intérêts réels, mais aussi à l'imagination, à l'élan du
pays, à cet amour des grandes entreprises, qui vit toujours en France, et qui n'a
jamais été impunément méconnu. Le pays veut la paix, mais une paix qui ne
manque ni d'activité, ni de grandeur. Une paix chétive, humble, impuissante, il
serait bientôt las de l'aimer; il la repousserait du pied. Ces grandes communica-
tions qui paraissent enfanter des miracles, changer la face d'un pays et l'appeler à
de nouvelles destinées, ont frappé aujourd'hui l'esprit des populations, et la France
se croirait en quelque sorte déshonorée, si, tandis que nos voisins ont mis puis-
samment la main à l'œuvre, on ne pouvait signaler chez nous que quelques tron-
çons de chemins de fer, sans importance, sans avenir pour le pays, tant qu'ils ne
seront pas rattachés à un grand système. Les départements, les communes, s'ani-
ment à la pensée de ces grands travaux, etnereculent pas devant les sacrifices qu'ils
commandent. Le pays attend une loi, une loi digne de la France. L'aura-t- il? Hélas!
le ministère paraît vouloir la proposer; mais les intérêts particuliers se préparent,
dit-on, à de rudes combats, à une résistance opiniâtre contre tout projet qui ne
leur donnerait pas pleine satisfaction. Et comme il est impossible de les satisfaire
tous au même degré, en même temps, on peut tout craindre de leurs passions et de
leur aveuglement. Les deux chemins de Versailles sont là pour attester jusqu'où
peut aller l'obstination aveugle d'hommes d'ailleurs graves et sérieux, et auxquels
du moins nul ne conteste l'habileté du calcul. Nous ne connaissons pas le projet
du gouvernement. Si, comme on le dit, il ne présente que deux chemins, il ren-
contrera d'immenses difficultés. S'il sacrifie le nord au midi, les plaintes du midi,
quelques-unes fondées, les autres exagérées, sont déjà si nombreuses, qu'il soulè-
vera des réclamations violentes, et compromettra le sort du projet. Peut-être vau-
drait-il mieux reproduire, en le modifiant, le projet de 1838 : non qu'il y ait
possibilité ni convenance de tout commencer à la fois, mais afin que toutes les
parties de la France puissent, dès l'abord, connaître le sort qui les attend, et s'y
préparer. Plus un projet est partiel, et plus il compte d'adversaires. Il ne faut pas
risquer de faire battre les chemins de fer en détail.
Peut-être nos craintes sont-elles excessives. Nous serions heureux de pouvoir
nous en convaincre. Mais disons-le sans détours, ce n'est pas aujoud'hui qu'on peut
facilement se rassurer sur ce point. Les intérêts particuliers ont-ils fait preuve de
modération et de sagesse? Lorsque le gouvernement, avec une bonté qui était
presque de la bonhomie, a bien voulu les consulter sur nos relations commerciales,
se sont-ils bornés à lui dire: — Dans vos traités de commerce efforcez vous de
concilier l'intérêt général du pays avec le nôtre, ne nous exposez pas à de brus-
ques et violentes perturbations? — Non, ils lui ont dit : — Ne faites point de
traité de commerce. — Cela du moins est clair et praticable. Notre politique peut
en souffrir, mais après tout c'est un isolement auquel nous pouvons nous con-
damner. Ce qui n'est ni clair ni praticable, c'est la prétention de conclure des
traités avec nos voisins sans rien changer chez nous, c'est de se mouvoir
sans bouger. C'est pourtant là ce qu'a dit, s'il dit quelque cho-se, le paragraphe
REVUE. — CHRONIQUE. 1 1 a
de l'adresse de la chambre des députés sur les négociations commerciales.
En dernier résultat, on ne saurait nier que la chambre, que la majorité n'ait
placé, sous certains rapports, le ministère dans une position délicate, on peut même
dire très-dillicilc. Le cabinet a maintenu les droits de la couronne; il lésa main-
tenus, reconnaissons-le, avec fermeté, avec mesure, par la bouche de M. Guizot,
dont la parole, de l'aveu môme de ses adversaires, n'a jamais été plus habile que
dans ces débals. C'était là un acte de bon gouvernement et de courage dont il faut
savoir gré au cabinet. Au reste, empressons-nous de faire remarquer que les preuves
de courage parlementaire, du courage de ses opinions, de ce courage si rare et si
beau, n'ont pas manqué dans cette mémorable discussion. N'avons -nous pas entendu
M. Thiers développer avec un admirable talent, avec ce talent qui sait revêtir toutes
les formes et qui s'est montré tour à tour si facile et si souple, si énergique et si
ferme, développer, dis-je, des considérations, des avis, des prévisions qui pourraient
demain lui être un obstacle comme candidat au pouvoir? M. Thiers ne parlait pas
au hasard, légèrement, entraîné par la vivacité de sa parole, par le feu de la dis-
cussion, comme un conscrit de la tribune. M. Thiers nous a dit lui-même quel
pouvait être, au point de vue de ses intérêts personnels, l'eifet de ses paroles, et il
les a cependant toutes prononcées, toutes maintenues, par cela seul que dans son
opinion ces paroles lui étaient dictées par une inspiration patriotique, par son
devoir d'homme d'État. On peut ne pas adopter ses opinions, ne pas partager ses
prévisions ; mais bien malheureux serait celui qui n'en admirerait pas le désinté-
ressement et le courage.
Dans la question du droit de visite, n'avons-nous pas vu M. de Tracy, lui si
passionné pour les droits, pour l'honneur, pour la dignité de son pays, se séparer
un moment de ses amis, et appuyer le ministère sur une mesure qui paraissait à
M. de Tracy nécessaire pour l'extirpation d'un abominable trafic?
Enfin, pour ne pas trop multiplier les exemples, nous aimons à rappeler les
quelques paroles de M. le maréchal Sébastiani sur la même question. Nul ne s'at-
tendait à le voir aborder la tribune; son silence n'aurait étonné personne; c'est un
de ces honorables vétérans auxquels la patrie permet le repos. M. Sébastiani n'avaii
rien à craindre, rien à espérer, il n'avait ni obstacle à écarter, ni marche-pied à
se préparer. Le traité de 1831, signé au milieu de circonstances politiques toutes
particulières, avait été en quelque sorte couvert et presque effacé par deux traités
postérieurs, celui de 1835 et celui de 18il. Les tendances de la chambre étaient
manifestes. M. Sébastiani ne s'est pas flatté, n'a pas même essayé de les changer.
Non, mais il a dit cependant quelques paroles fermes, nettes comme son esprit; il
les a dites uniquement pour maintenir son avis, pour confirmer son opinion; c'est
une satisfaction morale qu'il se donnait, d'autant plus noble et pure, qu'elle n'a-
vait, qu'elle ne pouvait avoir d'autre but, d'autre résultat, que cette satisfaction
elle-même.
Pour en revenir à la situation du ministère vis-à-vis de la chambre, nous ignorons
quelles pourront être les déterminations du cabinet au sujet du droit de visite. Là
est la difficulté du moment. La solution des autres questions internationales peut
être retardée ou modifiée. Sur les questions intérieures, la situation du cabinet s'est
momentanément améliorée par la suite des débats. C'est là un fait qu'aucun homme
impartial et sérieux ne peut méconnaître. Cette situation se fortifiera-t-elle encore
par de nouveaux débats? Sous le feu de la bataille, une majorité, non pas nom-
breuse, mais de plus en plus ardente et dévouée, se ratlachera-t-elle au cabinet,
116 REVUE. — CHRONIQUE.
comme à un général qui mène résolument ses troupes au combat et leur promet
de brillantes victoires? C'est de l'opposition que dépend essentiellement ce résultat.
S'il arrivait que ses propositions fussent excessives et ses attaques violentes, si la
majorité se sentait vivement menacée dans ses plus chers intérêts, dans ses opinions
fondamentales, elle pourrait alors se rallier au cabinet, elle pourrait se rallier sans
réserve, et dans ses paroxysmes de zèle et de crainte, les yeux fixés sur l'intérieur,
elle pourrait finir par tout accepter ou tout excuser.
Évidemment il est de l'intérêt du ministère que la chambre et le pays se coupent
en deux, sans intermédiaires, sans nuances, dîit-il, dans ce schisme, perdre quel-
ques amis incertains aujourd'hui et flottants. A tort ou à raison, le ministère craint
peu que la gauche ne prenne le pouvoir d'assaut; il ne paraît le craindre ni dans
les chambres, ni dans les collèges électoraux. Toutes les fois que la question est
posée nettement entre la gauche et la droite, et que les nuances se trouvent
absorbées par les deux couleurs dominantes, le cabinet se flatte de pouvoir compter
sur la majorité. Le danger, à ses yeux, est ailleurs, il est tout dans les situations
intermédiaires; il ne craint pas les hommes qui veulent monter au pouvoir par la
brèche, mais les hommes qui, sans être ministériels, ne sont pas séparés du pouvoir
par des abîmes. Bref, c'est le ministère qui est intéressé à ce que la lutte parle-
mentaire devienne de jour en jour plus vive, plus ardente, à ce qu'une sorte de
point d'honneur interdise toute opinion mitigée, toute restriction, toute réserve.
L'opposition servira-t-elle les intérêts du cabinet? Nous ne tarderons pas à l'ap-
prendre.
Les bureaux de la chambre viennent d'autoriser la lecture des propositions sur
la réforme électorale et sur les incompatibilités. On dit que personne ne s'y est
opposé. Évidemment les partis se sont donné rendez-vous sur ce terrain. Le débat
sur la prise en considération des deux propositions, en particulier de celle sur la
réforme, sera la grande bataille, le combat décisif de la session.
Les nouvelles d'Afrique sont de plus en plus favorables. Un grand nombre de
tribus se rallient franchement à notre domination Espérons que le gouvernement
saura profiter de ses succès. La commission chargée d'approfondir la question de
la colonisation africaine s'est réunie sous la présidence de M. le duc Decazes. C'est
avec une juste impatience que le pays attend les résultats nets et positifs de son
travail.
LETTRES
D'ORIENT.
Marseille.
Je vais préluder à ma moisson d'Orient par une petite herborisation aux portes
de la ville, à Monlredon, localité fréquentée par les botanistes. Je l'ai parcourue,
il y a dix-huit ans, avec le pauvre Jacquemont : j'y retrouverai des souvenirs. Avant
que Jeunesse fût entièrement passée, avant que fût éteint chez moi l'enthousiasme
qui m'a constamment porté aux voyages, j'avais besoin d'en faire encore un : pou-
vais-je mieux choisir?
(1) Au printemps de 1839, M. le comle Jaubert entreprit, dans un but tout scientifique,
avec M. Charles Texier, un voyage en Orient. Ce voyage a fourni à M. Jaubert l'occasion
d'un travail important, qui paraîtra bientôt à la librairie de Roret, sous le titre d^Illusira-
dones plantarum orientalium, et qui formera une série de livraisons avec planches. Cette
publication, que M. Jaubert prépare en société avec M. Spach, aide-naluraliste au Muséum,
contiendra la description des espèces d'Orient nouvelles, ou peu connues, provenant soit
du riche herbier de l'auteur, soit des autres collections de Paris. Une carie géographique
en quatre feuilles de l'Asie sud-occidentale, dressée sous les auspices de M. le colonel
Lapie de concert avec M. Texier, accompagnera l'ouvrage ; elle indiquera les itinéraires
de tous les voyageurs botanistes, depuis Rauwolf, qui visitait l'Orient en 1385, jusqu'à nos
jours. M. Jaubert doit aussi faire paraître incessamment les Relations de voyage en Asie
d'Auchcr Éloy, botaniste français, mort en 1838 à Ispahan, victime de son dévouement à
la science.
Les lettres que nous publions aujourd'hui forment ce qu'on pourrait appeler la partie
pittoresque du voyage scientifique de M. Jaubert.
T03IE I. 8
118 LETTRES d'orient.
Livouriio.
La navigation à la vapeur est chose ravissante. Nous n'avions quitté Marseille
avant-hier qu'à sept heures du soir, et ce matin, h trois heures et demie, nous avions
jeté l'ancre devant Livourne. Notre société à bord se composait de l'évêque de
Sniyrne, de MM. de Donald, dont l'un est évêqne du Puy, tous deux de ma con-
naissance ancienne, d'une famille anglaise animée par une jeune femme charmante
qui nous a fait de très-bonne musique (car tu sais qu'il y a un piano dans le salon
des dames), de plusieurs négociants de Marseille, dont l'un se rend à Calcutta, où
il a une maison, et où il sera arrivé, en passant par la mer Rouge, en moins de
deux mois. Une partie de notre sociélé se sépare de nous ici : nos Anglais s'arrê-
tent à Livourne pour prendre le bateau de Naples; l'évêque du Puy se rend en pè-
lerinage à Rome et s'arrêtera à Civita-Vecchia.
Civila-Vecchia.
Nous restons peu de temps ici, et nous serons après-demain à Malte. Le comman-
dant, M. Dufresnil, nous fait la gracieuseté de passer par le détroit de Messine :
cette route est d'environ dix lieues plus longue que celle de l'est, mais elle est infi-
niment plus agréable. Nous passerons vers minuit en vue des îles volcaniques do
Stromboli, et de jour en vue du phare de Messine, de Catane, de l'Etna.
11 n'y a rien à voir à Civita-Vecchia, mais l'herborisation est une ressource tou-
jours prête.
En vue de Malte.
J'espérais que nous approcherions de Stromboli pendant la nuit : ce volcan fume
toujours et jette assez souvent des flammes; mais le retard de notre marche ne
nous y a fait arriver qu'au jour. En revanche, nous avons eu hier une vue admi-
rable, et par une mer calme, de tout le détroit de Messine. Je n'essaierai pas de
t'en faire une description, de te peindre ces deux côtes de Calabre et de Sicile, la
première si sauvage, l'autre si gracieuse, si bien cultivée, d'un ton de végétation
si chaud, et dominée par le majestueux Etna. Le front du volcan n'était plus caché
par les nuages, et nous avons pu jouir à l'aise, sur le pont, après diner, d'un spec-
tacle que je n'oublierai jamais; tous les passagers, même les plus indifférents, en
étaient frappés. La soirée s'est terminée par un petit concert dont nos Anglaises
ont fait les frais.
Je te quitte parce que nous approchons du port de Malte et qu'il faut examiner
avec soin celte île célèbre. Il y a quarante-un ans, le général Ronaparte y abordait
avec l'armée française victorieuse, et aujourd'hui cette belle station navale, l'une
des premières peut-être du monde, est au pouvoir de l'Angleterre!
Malle.
Rien n'est plus singulier que l'aspect général de ces îles toutes pelées, et qui
néanmoins comptent cent vingt mille habitants; rien n'est plus étrange aussi que
l'entrée de ce port, ou plutôt de ces cinq ports, où les flottes les plus nombreuses
trouvent un excellent abri. L'e.scadre anglaise, commandée par l'amiral Stopford,
y est mouillée; nous avons compté cinq vaisseaux et deux frégates. Rien n'égale la
LETTRES d'orient. US)
magnilicence de cet établissement militaire ; l'étendue des l'orlilicalions est im-
mense, et elles sont dans le plus parfait état d'entretien. La ville est bien bûlie,
toutes les maisons sont blanches, sans toit comme en Orient, et leur façade porte
généralement un balcon couvert, en forme de tribune d'orgues; les rues sont ti-
rées au cordeau, et souvent une vue de la mer termine la perspective. Malte jouit
déjà du climat de rAfri(]ue ; j'y ai vu, à la vérité dans une situation abritée, des
bananiers en pleine terre. La population est un mélange de toutes les nations;
mais la race indigène lient de l'Arabe par sa physionomie et aussi, dit-on, par son
idiome : je n'ai pu juger de ce dernier point que par les sons gutturaux inaccou-
tumés que j'entendais résonner autour de moi. Le monument principal de Malte
est l'église de Saint-Jean, toute remplie des tombeaux des anciens chevaliers de
l'ordre; les mausolées sont d'une exécution médiocre, et remarquables seulement
par les souvenirs qui s'y rattachent. Les tombes forment le pavé de la nef et des
chapelles latérales ; elles sont toutes incrustées de pierres dures en travail florentin.
Nous y avons lu avec intérêt un grand nombre de noms de familles françaises. La
soirée s'est passée très-agréablement chez M. Fabreguettes, notre consul ; il nous a
donné de curieux détails sur le pays et les nouvelles relations dont Malte est de-
venu le centre, par suite du perfectionnement des moyens de transport. M. Aug. de
Mieulle, rétabli de son mal de mer, s'est mis ensuite au piano, et nos jeunes gens
ont valsé entre eux, faute de dames, comme de vrais écoliers. Le lendemain matin,
à six heures et demie, M. Fabreguettes nous installait à bord du Dante.
A bord du Danle. — En vue de Cythère.
Après deux jours et deux nuits de roule en pleine mer, mais par un temps su-
perbe, nous avons aperçu ce matin les côtes de la Grèce, le cap Matapan (Ténare
des anciens), et, dans ce moment, nous avons au nord tout le fond du golfe de
Laconie, dominé par les monts Taygètes; nous passons à petite portée de canon de
Cérigo (Cythère), et nous allons doubler le cap Saint-Ange (Malée). Bien nous a
pris d'avoir une belle brise de nord-ouest, qui ne nous a point quittés depuis Malte,
car le Dante n'est pas très-bon marcheur.
Nous avons profité hier soir d'une occasion pour faire parvenir de nos nouvelles
à nos familles; je doute toutefois que ces missives arrivent à leur destination avant
ia lettre que je t'écris en ce moment et que je laisserai à Syra. L'occasion dont il
s'agit n'était autre que celle de deux pauvres petites hirondelles qui, épuisées de
fatigue, s'étaient posées sur notre grande vergue ; un matelot y était monté et nous les
avait apportées. D'une commune voix on résolut de leur attacher un petit écriteau
au cou. L'inscription porte : 19 mai 1859, à bord du Dante (vapeur), 36° 2' lati-
tude, 17° 18' longitude. Ce petit événement a été le seul qui ait marqué nos deux pre-
mières journées passées hors de la vue de toute terre; la lecture, soit solitaire, soit
en commun, et une conversation toujours instructive avec M. Texier et l'élat-major
du bord, ont rempli le reste du temps. Aujourd'hui nous sommes très-rapprochés
des côtes; aussi toutes les cartes sont-elles étalées et les lunettes braquées.
Syra.
Cette île est le point de réunion du service des paquebots; nous nous y sommes
trouvés quatre paquebots à la fois; à l'instant où le Dante entrait dans le port par
la passe de l'ouest, l'Eurotas débouchait par celle de l'est. La situation de la ville
120 LETTRES D ORIENT.
haute de Syra est des plus originales : elle est bâtie sur un cr»ne aigu ; lo sommet
est occupé par une église catholique et un séminaire que nous avons visités. La vue
s'étend sur une partie des Iles voisines; elles sont toutes très- arides, à l'exception
de Tine, où la culture est assez riche. Les îles de la côte d'Asie sont beaucouj»
plus belles : on dit que Mételin et Rhodes sont remarquables par la force de leur
végétation.
Smyrne.
Nous voici arrivés à point nommé. Avec la rapidité des paquebots, on perd en
quelque sorte le sentiment des distances. Ainsi j'ai toutes les peines du monde i\
me persuader que le 11, à sept heures du .soir, j'élais encore à Marseille, et que
dans l'intervalle j'ai rangé toute la côte occidentale de l'Italie, la Sicile, Malle et
l'Archipel ; il faut bien le croire pourtant, car me voilà dans une ville turque, dans
une ville à mosquées. Dès cinq heures du matin, j'étais sur le pont; je passais avec
M. Alliez, notre commandant, la revue des lieux célèbres que nous avions en vue,
ïchesmé, en face de Chio, où les Russes brûlèrent, dans le siècle dernier, la flotte
turque; Phocée, la mère-patrie de Marseille, et Clazomène. Auprès des îles d'Ourlac
est mouillée la division française, dignement commandée par l'amiral Lalande. Il
monte Vléna, dont M. Bruat, qui a été si bon pour nous dans notre traversée de 1829,
sur le Breslaiv, est actuellement capitaine. Nous nous sommes arrêtés un instant
pour causer avec eux. Nous nous proposons d'aller les voir un de ces jours plus à
notre aise, car nous n'avions aujourd'hui que le temps nécessaire à notre comman-
dant pour remettre ses dépêches; l'amiral les attendait avec quelque impatience,
le bruit s'étant répandu dans ces parages que les hostilités ont commencé, du côté
de l'Euphrale, entre le sultan et Méhémet-Ali. Cette circonstance a peu d'impor-
tance pour nous, qui allons d'un autre côté.
A Syra, on nous avait rapporté un fait qui cause toujours quelque préoccupa-
lion : c'est qu'il y avait eu ici quelques cas de peste, il y a une dizaine de jours.
Le fait, vérifié par nous au consulat de France, aussitôt après notre débarquement,
est qu'en effet quelques Turcs, venant de Syrie, sont tombés malades dans le quar-
tier arménien ; on les a mis en surveillance, et depuis cinq jours la santé publique
est parfaite. Au reste, les Européens, soit manque de prédisposition, soit à cause
des sages précautions qu'ils prennent, ne sont presque jamais atteints, et quand le
contraire arrive, ce n'est que dans les cas où la peste sévit violemment : alors il faut
s'éloigner des lieux atteints par la maladie.
Le soir, la maison du consul-général, M. Challaye, nous sera d'une grande res-
source; on y est reçu avec une obligeance parfaite; le salon est une sorte de vesti-
bule ouvert, véritable asile de la fraîcheur.
Mes firmans de voyage sont arrivés avec une excellente lettre de l'amiral
Roussin. Je vais me munir ce soir d'un Tartare ou Kmvas, espèce de maréchal -des-
logis, et d'un interprète ; le cuisinier servira pour tous.
La ville est divisée en deux quartiers assez distincts : celui des Francs, qui avoi-
sine le port, et celui des Turcs, Arméniens et .luifs, qui est situé sur le penchant
de la colline. La vue, si nouvelle pour nous, de ces maisons d'une construction
toute particulière, basses, à un étage, en bois, bariolées, garnies de balcons ou
plutôt de tambours saillants sur la rue, le spectacle de cette population bigarrée,
de ces costumes bizarres qui distinguent les nations et les castes, et que notre ci-
LETTllES «ORIENT. J i» 1
vilisaliun iimnolonc n'a guère encore moililiés, nous ont causé une surprise et un
j)laisir qui oui dépassé notre attente. Nous ne nous lassions pas surtout do con
teuipler les ligures des Turcs assis sur les petites estrades (jui bordent les calés, et
fumant avec gravité leur itanjnilé. A la lin de la journée, nous avions déjà pu ob-
server chacune des choses qui constituent l'existence civile des habitants, à l'excep
lion pourtant des harems; mais nous en apercevions les fenêtres grillées, et de
temps à autre des femmes turques couvertes de voiles blancs, le front caché par
une mousseline noire empesée, passaient auprès de nous comme des ombres. Notre
cicérone juif nous expliquait tout avec beaucoup d'intelligence; il nous fil appro-
cher d'une nios([uée, dont nous pûmes voir l'intérieur à travers une fenêtre. Une
coupole à laquelle est accolé le minaret d'où l'inian annonce la prière, surmonte
une salle dépourvue de figures et d'ornements; le pavé est couvert de lapis et de
nattes. Los mosquées sont ordinairement entourées d'un cimetière; d'autres fois les
champs des morts en sont isolés; il y en a plusieurs épars dans la ville, et la végé-
tation admirable qui les ombrage forme autant d'îles de verdure qui contrastent
avec les toits rouges des maisons : on y voit des cyprès et des platanes gigantesques,
des azédarachs en fleurs qui répandent une odeur excellente de lilas, des térébin-
Ihes si gros que j'avais de la peine à reconnaître celte espèce d'arbre, qui, dans le
midi de la France, ne dépasse guère huit ou dix pieds.
Le pont des Caravanes, situé sur la rivière du Mélès, m'a paru, je l'avouerai, au
dessous de sa réputation comme site ; c'est un passage très-fréquenté |)0ur aller
dans l'intérieur du pays du côté de Magnésie; on y passe en revue les chameliers
qui apportent à Smyrne et en rapportent des marchandises, les bergers turcoraans
à la face bronzée et sauvage, avec leurs troupeaux de moulons à grosse queue, in-
connus en France, et les marchands francs, arméniens, turcs, qui se rendent à leurs
maisons de campagne, au joli village de Bournaba. Le Mélès est sans contredit un
des cours d'eau les plus illustres du inonde, si, comme le prétend la tradition, Ho-
mère est né sur ses bords.
La course au vieux château qui domine la ville est intéressante, quoiqu'il n'y
ail plus que des pans de murs en ruine. Un buste colossal de marbre blanc, forl
endommagé, et qu'on dit être celui de l'amazone Smyrna, fondatrice de la ville,
orne une des portes : il a été décrit et figuré par Tournefort. La vue, soit qu'on se
tourne du côté de la rade, soit qu'on dirige ses regards sur la vallée du Mélès et
les aqueducs qui en décorent le fond, vaut à elle seule la course. En revenant du
château, une étourderie de notre cicérone, qui s'est avisé de regarder en se moquant
une négresse fort laide, a failli nous causer un certain embarras : la négresse a
pris sa chaussure pour en frapper notre juif, et, sa colère s'animant par degrés,
elle s'est mise à jeter des pierres à ceux d'entre nous qui étaient en avant. Je n'é-
tais pas du nombre, mais j'ai vu le moment où cet incident allait causer une émeute
dans le quartier : les femmes sortaient moitié en riant, moitié en grondant de
leurs maisons, et les enfants turcs, en bons croyants, s'apprêtaient à lancer aussi
des pierres; heureusement, des gens tranquilles se sont interposés. Mais nous avons
eu là un exemple des conséquences que peut avoir la moindre action inconsidérée
dans un pareil pays.
Hier, notre journée a été très-bien employée; nous sommes allés à Bournaba, de
là aux grottes d'Homère et au lac de Tantale. Nous nous sommes arrêtés d'abord
dans une maison de campagne turque dont nous croyions le maître absent ; il y
était, et nous recul à merveille, non dans sa maison, parce que ses femmes s'y
12â LETTRES d'orient.
trouvaient alors, mais dans un kiosque d'où la vue s'étend sur la ville et le port.
Nous repartîmes enchantés de notre hôte, avec lequel, grùce au peu d'italien que
je sais, j'avais pu faire un bout de conversation. Les grottes d'Homère sont prati-
quées dans une petite montagne calcaire isolée au milieu d'un pays d'origine toute
volcanique et dont l'aspect m'a rappelé à beaucoup d'égards certaines parties de
notre Auvergne. Notre déjeuner s'est fait au bord d'un ruisseau, sous des platanes.
Des grottes d'Homère au lac de Tantale, la route est très-pénible; nous parvînmes,
en hissant nos chevaux à travers les rochers, jusqu'au deuxième étage au moins
du mont Sipylus, dans une espèce de désert. Le lac est fort petit; M. Texier croit
qu'il n'est que le fond d'un ancien cratère. Le retour à Bournaba fut beaucoup
plus facile. Après nous être rafraîchis à l'auberge grecque, et y avoir fumé chacun
notre tcldbouk, nous avons été visiter une église grecque, où j'ai remarqué des
figures peintes dans le goût byzantin, et d'autres dans la manière de Fra Angelico
da Fiesole. Avant de quitter Bournaba, nous allâmes voir deux des plus jolies mai-
sons de campagne du village, l'une arménienne, l'autre grecque; les dames nous y
reçurent très-bien. Ces maisons sont remarquables par un genre de confort parfai-
tement approprié au pays : de grands vestibules bien frais, des galeries, de bons
divans, le tout d'une propreté ravissante. Les jardins, plantés d'orangers, d'azéda-
rachs, de mûriers, sont dans le goût italien et renouvelés de ceux de Pompeï.
Toute notre troupe continue à être de belle humeur; ceux qui n'avaient pas
beaucoup l'habitude des voyages la prennent peu à peu, et nous passons notre
temps agréablement, soit en course, soit réunis dans le grand salon commun où
donnent nos chambres. C'est là que sont étalés livres, cartes, dessins, et que nous
recevons nos visites, nos fournisseurs : chaque incident est une étude de mœurs.
Une de nos courses a été consacrée aux vestiges de Tantalis, ville des temps
héroïques. Tantale, son fondateur, était fils de Pélops et trisaïeul d'Agamemnon;
voilà, ce me semble, une assez honnête antiquité. Cette ville était située sur le
penchant des montagnes qui bordent le golfe au nord : elle a été détruite par les
tremblements de terre, assez fréquents dans ces régions de formation volcanique.
On distingue encore des murs d'enceinte, des fondations détours, et surtout des tom-
beaux ; celui qui porte le nom de Tantale est assez bien conservé, c'est-à-dire qu'on
y voit une portion de voûte. L'époque reculée à laquelle ces monuments se rap-
portent a laissé peu de traces dans l'histoire. On sait seulement que les peuples
d'origine grecque établis sur les côtes de l'Asie Mineure, ayant été vaincus par les
Lydiens et chassés de leurs possessions, inspirèrent à leurs alliés de la Grèce et de
l'Archipel cet esprit de vengeance qui donna lieu à la guerre de Troie, véritable
revanche de l'Europe sur l'Asie, et dont l'enlèvement d'Hélène fut l'occasion; pre-
mier acte de la lutte constante qui, depuis Darius et Xerxès. s'est poursuivie entre
les deux continents. H était impossible d'avoir pour Tantalis un meilleur guide que
M. Texier, puisque la découverte et la description lui en sont dues. Cette course
nous a conduits vers la fin de la journée à Cordelio, où nous avons retrouvé le caï^
(canot) qui nous avait conduits le matin au pied de la montagne de Tantalis. Près
de Cordelio, nous avons fait une halte à un pauvre café où étaient réunis plusieurs
Turcs, dont un de distinction. C'était l'heure de la prière ; nous avons été édifiés
de la piété de ces braves gens. Hs allaient tous successivement faire leurs ablutions
dans le ruisseau voisin; puis, se tournant vers la Mecque, ils accomplissaient leur
acte de dévotion entremêlé de génuflexions. Un autre jour, dans un khan (cour en-
tourée de magasins), j'ai remarqué des portefaix tout aussi scrupuleux : il y avait
letthus n'oiiiKiNT. 123
au iniliL'ii du /.//«;/ une politc oslrmle décorée du» simple cioissanl et destinée au
même usage. Le senliiueiu religieux, grave et rélléchi comme il l'est chez les
Turcs, inspire du respect; mais que doivent-ils penser de nous, qu'ils voient si in-
difléreuls à notre culte? On dit (jue le jugement que portent de nous les musul-
mans à cet égard est un des plus grands obstacles qu'éprouve rafleruiissenient de
notre domination à Alger.
L'établissement des Kaux-Cliaudes, ruiné et .sale, mérite pourtant d'attirer les
voyageurs à cau.se des montagnes voisines, que nous avons explorées jusqu'à une
assez grande hauteur, parmi les loutfesde cistes odoriférants el d'andrachnés. Nous
nous sommes rapprocliés de la montagne dite les Deux-Mamelles, qui sert de re-
connaissance aux navigateurs. Du point le plus élevé de notre marche, nous avons
eu une belle vue du golfe entier; la division française avait déjà quitté le mouillage
des îles d'Ourlac, où nous l'avions vue il y a huit jours. Dans le lointain, l'île de
Metelin terminait le tableau. La halte du déjeuner et celle du goûter aux Eaux-
Chaudes nous ont fourni encore l'occasion d'observer plusieurs scènes locales. Des
Turcs de la campagne étaient réunis en ce lieu; d'autres travaillaient dans les
champs au son d'un tambour et d'une espèce de hautbois, mais ils n'ont pas tardé
à venir auprès de nous avec leur orchestre pour se reposer, fumer et boire le café;
car un Turc ne passe guère trois heures sans faire ces trois choses. Nous nous
sommes fait donner pour quelques paras une répétition du morceau de musique,
qui ressemblait passablement à celle des bayadères. D'autres Turcs de la réunion
avaient de petites guitares à quatre cordes de laiton, sur lesquelles ils jouaient des
espèces de boléros, mais plus monotones et moins vifs qu'en Espagne. Le déjeuner
était rehaussé par un plat de sardines bien fraîches, car nous les avions achetées
sur le bord de la mer au moment même où les pêcheurs venaient d'en retirer les
filets. Nous avions profité de celte occasion pour faire quelques observations sur
des animaux de mer. M. de MieuUe s'occupe de zoologie, et je l'encourage à pour-
suivre cette étude, qui, comme toutes les branches de l'histoire naturelle, ajoute
singulièrement à l'intérêt des voyages.
On nous avait parlé, il y a quelques jours, d'un monument à rechercher d'après
de vagues indications et suivant le désir de M. de Humboldt, aux environs de Nif
ou Nymphio, à six lieues d'ici. Un Anglais, qui avait visité celte contrée il y a quel-
que temps, en avait parlé à la société archéologique de Rome; d'après le dire de ce
voyageur, il s'agissait d'une figure dune haute antiquité sculptée sur un rocher au
milieu des bois. C'est sur ces données que nous sommes allés à Nif. Le chemin,
tendant vers l'est, traverse un chaînon du Sipylus. Après deux haltes dans des cafés
assez misérables, mais qui toujours excitent notre curiosité par les scènes variées
qui s'y passent, nous sommes arrivés vers onze heures à Nif, dans la cour de l'aga,
ou chef du village. Il nous a reçus très-poliment : c'est un homme insti'uit pour un
Turc; il nous a parlé de Xerxès, auquel il attribue la construction du château en
ruines dominant le village. Dans ce pays, les voyageurs reçoivent de l'autorité lo-
cale des billets de logement, mais, bien entendu, moyennant paiement de leur dé-
pense à l'hôte qui les héberge. Le nôtre était un Grec. En moins d'un quart d'heure,
la maison entière fut mise à notre disposition, et nous étions assis sur les tapis de
la galerie en face d'un paysage délicieux. Nif, situé au pied de belles montagnes
boisées, est renommé pour sa culture, el notamment pour ses cerisiers, qui appro-
visionnent Smyrne. Impossible d'imaginer une campagne plus fraîche, plus arrosée :
l'abondance d'eau dans un pareil climat est le gage d'une végétation luxuriante.
124 LETTRES d'orient.
A une heure nous étions à cheval, en quête de notre monument, avec un guide du
pays; il nous y a conduits tout droit, à deux petites lieues de là. Nous avons traversé
une contrée qu'on pourrait appeler déserte, si de temps à autre on n'apercevait
dans les sites les plus frais quelques lentes noires de Turcomans surveillant leurs
troupeaux. Ce sont de vrais nomades. Nous avons rencontré une de leurs familles
accroupie pour le repas; c'était un tableau que M. Texier a regretté de n'avoir pas
le temps de dessiner. En revanche, il a copié très-exactement la figure sculptée du
rocher, et M. de La Bourdonnaye a pris une vue du site, qui est très-pittoresque.
La figure sculptée est celle d'un homme du temps des Mèdes, armé d'un arc et
d'une pique ; il porte le bonnet pointu et les souliers à la poulaine de cette époque.
Nous étions tous ravis de notre trouvaille : M. de Humboldt recevra une copie de
cette figure, signée de nous tous. Nous étions de retour vers cinq heures à Nif. Pen-
dant que le pilaw se préparait, nous sommes montés au vieux château ; il n'offre
rien d'intéressant, mais derrière ses ruines s'ouvre une petite vallée solitaire dé-
coupée de la façon la plus bizarre dans le liane de la montagne. Là encore il y a
des bois : c'est ainsi que je me figure qu'était la Provence il y a mille ans.
Le lendemain, après avoir examiné un tombeau du temps des croisés, qui décore
une des fontaines du village, et les ruines d'un assez bel édifice fréquentées par les
cigognes, nous sommes revenus à Smyrne par le même chemin que la veille, et
nous avons fait les mêmes haltes. Celte fois, nous avons eu concert : un soldat du
poste voisin, de la tribu des Zeibecks, nous a joué son répertoire sur la mandoline,
et, en échange, nous nous sommes mis à chanter tout ce que nous savions de vieilles
chansons rococo. Tu sais que j'en ai la mémoire assez ornée : les Turcs les ont
trouvées charmantes.
Un autre jour, monté sur un âne et accompagné d'un de nos domestiques et d'un
enfant qui chassait ma monture devant lui, je suis allé au village de Coucoudja, à
peu de distance de la ville, vers le sud-est. On découvre de là les montagnes, le
golfe, et Bournaba, sous un aspect différent de ceux que je connaissais déjà. Chemin
faisant, je m'étais arrêté aux bains de Diane, belle source d'eau tiède qui formerait
encore un bassin digne de recevoir une déesse, si on dégageait les abords des ro-
seaux qui les obstruent pour laisser voir au delà des jardins plantés d'orangers. Un
fût mutilé de colonne est le seul vestige de l'ancienne splendeur de ces bains, ré-
duits aujourd'hui à une petite cabane en bois, que notre consul y a fait établir pour
son usage.
Les déplorables nouvelles des 13 et 14 mai nous sont arrivées par le bateau à
vapeur français. D'abord c'était une rumeur vague et d'autant plus inquiétante ; on
parlait de l'Hôtel-de-Ville pris par les révoltés. Nous n'avons pu avoir nos lettres
et les journaux qu'une heure après, et nous avons été rassurés. Le gouvernement,
à ce qu'il paraît, a été pris au dépourvu : la leçon est dure. Se peut-il qu'on ait
attendu un pareil moment pour former un ministère? Enfin nous en avons un, et
j'espère qu'il se maintiendra. Dans les premiers moments, je me suis reproché mon
absence, et du sein de ma famille, que des événements plus graves pouvaient at-
teindre, et de la chambre, où ma place est également marquée par le devoir. Grâce
à Dieu, les choses ne sont pas allées aussi loin qu'on pouvait le craindre, et je puis,
je crois, continuer mon voyage en sûreté de conscience.
Éphèse.
Nous voici au septième jour de notre tournée d'Asie Mineure, marchant malin
LETTHES d'orient. 1 2Î5
elsoir, couchant dans d'assez mauvais glles, vivant d'une fort chçtive cuisine. Le
strict nécessaire ne nous manque pas, puisque nous emportons avec nous nos lits
et des provisions; la bunne liumeur et la bonne santé de toute la troupe changent
en plaisirs les incidents de cette existence nomade. Nous ne nous sommes arrêtés
dans un village que le premier jour, c'était celui de Malahdgi, à quatre ou cinq
lieues de Smjrne; nous étions partis tard, et il était dix heures du matin lorsque
notre caravane délilait dans les rues de Smyrne, escortée par notre hôte, M. Marc,
tout lier de montrer au public que nous avions logé chez lui. Malahdgi, assemblage
de mauvaises baraques construites en terre et couvertes de broussailles, est situé au
milieu d'une vaste plaine légèrement ondulée, et qui serait d'une fertilité extrême,
si elle était cultivée. A peine çà et là voit-on quelques champs qu'une misérable
charrue a elfleurés; auprès des habitations, les paysans ont semé du tabac, qui
réussit on ne peut mieux sans engrais. Quoique déjà habitués à la dépopulation de
l'Asie Mineure, nous nous étonnions qu'un aussi beau pays fût ainsi abandonné. Ce
pauvre village est habité par des Grecs ; un petit nombre de Turcs y vivent aussi,
déguenillés comme les autres, mais en maîtres. La maison de l'aga fut notre gîte,
c'est-à-dire que nous étendîmes nos lits dans une chambre mal close, sur des nattes.
Pendant que George, noire cuisinier, préparait le pilaw, nos jeunes gens s'amu-
saient à tirer des éperviers et d'auti^es oiseaux, mais ils se seraient bien gardés de
faire le moindre mal aux cigognes nichées sur les maisons : elles sont pour ainsi
dire sacrées dans ce pays.
Nous avions formé le projet de partir à quatre heures du matin, mais deux de
nos chevaux s'étaient échappés du pâturage qui leur servait d'écurie, et nos sn-
ruclgis (guides, palefreniers) perdirent une heure à les rattraper : d'ailleurs chacun
manquait d'habitude pour le chargement des bagages. 11 était donc six heures
lorsque nous nous remîmes en marche, dirigés par le papas du village, qui s'était
offert à nous conduire, par les ruines de Mélropolis, à Zillè, l'ancienne Claros; c'est
un bon petit homme entre deux âges, très-jovial, et pour qui cette occasion de
voyager avec des Francs était à la fois une distraction et une aubaine, car nous
avions fait prix avec lui : les prêtres grecs de la campagne diffèrent peu de leurs
ouailles. A peine reste-t-il quelques vestiges de Mélropolis, mais la contrée où ils
sont répandus est très-agréable; ce ne sont que bosquets de styrax, de genêts d'Es-
pagne, ruisseaux descendant des montagnes. Arrivés vers une heure sur le bord de
la mer, il fallut choisir un lieu propice pour passer la nuit, car de maisons pas
d'apparence : nous ne rencontrâmes dans cet endroit que des pêcheurs de Smyrne,
dont le petit navire était mouillé dans la rade voisine. Nous choisîmes l'entrée d'une
grotte autrefois consacrée à Apollon, et au fond de laquelle coule une source bien
connue des marins; nous disposâmes nos lits, recouverts de leurs moustiquaires,
de manière à éviter tout à la fois l'air frais de la grotte et le vent extérieur; nos
moustiquaires sont d'ailleurs assez épaisses pour nous garantir du serein. Pendant
que nos gens nous installaient ainsi, nous allions visiter l'emplacement de Claros,
marqué par des murailles assez bien conservées sur plusieurs points. La ville était
située sur une montagne un peu surbaissée vers le milieu du plateau, et dominant
le golfe de Scala-Nova; nous apercevions de loin l'embouchure du Caystre et ce
qui reste d'Éphèse. Deux monuments sont encore, sinon debout, au moins très-
reconnaissables à Claros; l'un est un temple d'Apollon, dont Strabon ne dit qu'un
mol en rapportant l'histoire de Calchas, mort de dépit dans ce lieu même, parce
qu'il y avait rencontré, à son retour de la guerre de Troie, un augure nommé Mop-
126 LETTRES U'OBIEINT.
SUS, plus habile que lui. On croit que Mopsus habitait la grotte même où nous
sommes logés. Tout le plan du temple nous fut expliqué par M. Texier, et nous
eûmes bientôt reconstruit, par la pensée, les péristyles et la cella. Les Grecs avaient
soin de choisir, pour les monuments de ce genre, de belles situations : celle-ci est
admirable, et m'a rappelé toutes que j'ai lu ducapSunium. Aux marches du temple
fait face un théâtre adossé à une élévation du sol; il est encore en assez bon état :
la scène et une partie des gradins sont debout. J'ai reconnu là de quel avantage est
pour l'étude des antiquités, dans le voyage que je fais actuellement, mon appren-
tissage d'Italie. Je comprends M. Texier fort bien, et je me permets même quel-
quefois de me former une opinion à moi tout seul.
Claros, Métropolis, Éphèse et plusieurs autres villes, comme Colophon, Smyrne,
Phocée, au nord, Priène, Milet, au midi, formaient cette célèbre confédération
ionienne qui tient une si grande place dans l'histoire. Toute la côte était alors cou-
verte d'une population active, enthousiaste des arts : aujourd'hui ce n'est qu'un
désert, et l'archéologue qui vient y interroger le passé est souvent réduit à des
conjectures sur l'emplacement des monuments les plus fameux, témoin le temple
de la Diane d'Éphèse, pour lequel nous avons, en ce moment même, à choisir entre
deux ou trois monceaux de ruines plus défigurées les unes que les autres.
Notre bon papas non-seulement nous accompagna à Claros, mais nous annonça
qu'il nous suivrait le lendemain à Éphèse. En attendant, il s'offrit à nous aller
chercher du vin de Samos, non pas dans l'île de ce nom que nous avions en face
de notre antre, de l'autre côté du golfe, mais dans un village à une lieue de dis-
lance; nous applaudîmes tous à cette addition au menu du dîner; le papas ne fut
pas le moins gai de la bande, ce qui ne l'empêcha pas de psalmodier ensuite ses
prières entremêlées de force Kyrie cloison. De son côté, Méhémet, retiré à l'écart,
faisait dévotement les siennes, tourné du côté de la Mecque. Il est difficile de con-
cevoir un ensemble plus pittoresque que celui que nous formions dans cette station.
Avant hier, de grand matin, nous étions en route par un chemin très-âpre,
franchissant plusieurs des promontoires qui nous séparaient d'Éphèse; à plusieurs
reprises je me suis cru, à cela près d'une route pour les voitures, sur cette corniche
de la côte de Ligurie, que nous aimons tant. Ici nous avions en plus la vue d'un
beau golfe. Pour gagner Éphèse, il faut contourner les marais qui occupent au-
jourd'hui presque toute la vallée du Caystre. Nous traversâmes d'abord un bras de
ce tleuve à gué, tout à côté de la plage; il y avait là autrefois un pont, mais il est
tombé, et, règle générale, les Turcs ne réparent jamais rien. Nos effets ne furent
heureusement pas mouillés; j'avais tremblé un instant pour les malles remplies de
plantes. Du gué au bras principal du Caystre, on suit une plage recouverte d'un
sable fin ; de petites vagues, comme en offre la mer la plus calme, lavaient les pieds
de nos chevaux. Le bac du fleuve est établi auprès de la jetée que fit maladroitement
construire Atlale-Philadelphe dans le dessein de resserrer l'entrée du port et de le
préserver des atterrissements; mais ce travail, blâmé de Strabon, n'a fait que hâter
l'encombrement du port, à peine reconnaissable aujourd'hui dans une lagune
voisine. En Hongrie, j'avais déjà traversé un lac dans un bac de forme bizarre;
c'était un gros arbre creusé à la manière des sauvages. Le bac du Caystre n'est
pas moins original : c'est une espèce de caisse exactement triangulaire, manœuvrée
au moyen d'une traille. Notre troupe passa en trois divisions et sans encombre.
Une demi-heure après, nous traversions les ruines d'Éphèse de plus en plus envahies
par les marécages. Nous poussâmes jusqu'à Aya-Souloivk pour nous loger. Nous
LETTRES D'ORIENT. 127
aurions pu, avec nos (irinans, nous caser dans la plus belle maison, mais elle
n'aurait pourlanl guère mieux valu qu'une écurie; c'est pourquoi nous nous iléci-
dûmes à poser notre camp dans une mosquée abandonnée, d'ancienne et riche
structure, encore pourvue de deux de ses dômes, du reste aussi délabrée que
possible. Ses murs à moitié détruits et son minaret qui menace ruine servent
d'asile à une quantité innombrable de corneilles, de sansonnets, et aux inévitables
cigognes : toute celte population aérienne nous étourdit sans cesse de ses accents.
Du reste, rien de plus oriental qu'une pareille station : de toutes parts, des arabes-
ques, des marbres de diverses couleurs, une cour et sa fontaine, malheureusement
tarie, ombragées de grands lérébinthes, et, sur la colline qui domine la mosquée,
un vieux château byzantin à créneaux. Nous eiimes bientôt choisi chacun notre
petit coin pour y dresser nos lits. Le dortoir est vaste ; un tapis étendu dans le
quartier de M. Texier est la salle à manger ; un des angles d'une cour latérale
forme la cuisine. Quoique nous ayons quatre domestiques et quatre snrudjis, force
est de se servir le plus souvent soi-même ; car il faut tout aller chercher au loin,
et les détails d'un ménage improvisé, les combinaisons qu'il faut employer pour
suppléer par l'industrie à tout ce qui nous manque dans ce lieu pour être bien
installés, exercent à chaque instant nos facultés inventives. Je ne suis pas le plus
mal arrangé; je me suis fait, avec quelques morceaux de bois plantés dans mon
coin de la mosquée et une de mes couvertures, une tente excellente; ma mous-
tiquaire me sert de rideaux. D'un côté, M. Texier et ses deux amis dessinent et
mesurent la mosquée; de l'autre, M. Saul change nos plantes, et je fais à tout le
monde la lecture, tantôt de Strabon, tantôt des épîlres de saint Paul aux Éphésiens
et des actes des Apôtres, le tout entremêlé de nombreuses parties de pipe. Nous
nous rappellerons longtemps la mosquée d'Aya-Soulouk.
Hier, pendant que M. Texier et ses amis étaient occupés à la mosquée, M. Herbet
et moi, nous sommes allés visiter les ruines. La hauteur des plantes ajoute encore
à la difficulté de se rendre tant soit peu compte de la topographie de la portion de
l'ancienne ville où étaient situés les principaux monuments. Un stade et un théâtre
d'une grande dimension sont ceux auxquels il n'est pas possible de se méprendre.
Le théâtre était fort vaste. Vingt à trente mille spectateurs pouvaient y entendre à
l'aise les tragédies de Sophocle et les comédies de Ménandre. Il n'y reste plus un
seul gradin; tous ont été enlevés pour d'autres constructions, aujourd'hui également
ruinées, le château et la mosquée d'Ayai^Soulouk par exemple. Mais que de trésors
de l'art ne découvrirait-on pas dans ces monceaux de débris accnmulés dans le
bas du théâtre et sur d'autres points encore jonchés de fûts de colonne, d'archi-
traves sculptées ! Il serait noble, de la part des possesseurs de grandes fortunes,
comme nous en connaissons, de faire exécuter des fouilles à Éphèse; c'est une mine
complètement inexploitée : je crois qu'on en serait d'ailleurs bien payé matérielle-
ment par les statues et les médailles qu'on ne manquerait pas d'y trouver. Mais,
dans l'état actuel, les ruines produisent peu d'effet; pas une seule colonnade n'est
debout, et j'admire la sagacité des voyageurs qui ont lu dans celte espèce de chaos
comme dans un livre ouvert. Un seul quartier, celui du stade et du théâtre, avec les
portiques qui y étaient évidemment annexés, m'a rappelé nos promenades dans
Rome : ces monuments m'ont paru longés par une rue principale ; le pavé en est
à découvert dans un endroit. En face du stade est un petit monticule nivelé dont
le sommet est formé par une roche également nivelée et taillée en redents, comme
une roue à pignons. Cette hauteur devait être surmontée d'un petit temple rond
228 LETTRES d'orient.
dans le genre du temple de Vesta à Rome. Quant au temple de Diane, nous repar-
tirons d'Éphèse tout aussi ignorants en ce qui le concerne que nous l'étions aupa-
ravant.
Demain de grand malin, nous quittons ce lieu pour aller à ScalaNova, et de là
remonter la vallée du Méandre. J'ai un petit cheval excellent et une selle anglaise
que j'ai eu le bon esprit de me procurer à Smyrne, de sorte que je descends et
remonte avec une grande facilité, chose essentielle pour un botaniste qui passe
sans cesse en revue toutes les herbes du chemin. Mon petit cheval se nomme en
turc Fondouk-Dorou, ce qui veut dire bonne noisette.
Scala-Nova.
M. Barbon se charge d'expédier nos lettres; il n'est plus agent consulaire par
suite de je ne sais quelle mesure générale qui a supprimé ces places dans beaucoup
de ports de la Méditerranée, mesure mal entendue, puisque les agents n'étaient pas
rétribués, et que journellement ils étaient dans le cas de rendre des services aux
nationaux. M. Barbon, ancien militaire français, établi dans ce pays, oîi il a épousé
une Grecque, n'en a pas été moins obligeant pour nous; il nous a procuré, entre
autres choses, le luxe d'une table, meuble peu connu des Orientaux. M""= Barbon
a été d'une grande beauté; nous lui avons trouvé de la ressemblance avec notre
Grisi.
Je l'écris d'un balcon qui donne sur le golfe; c'est une de ces belles vues de mer
dont on ne se lasse jamais. Scala-Nova était jadis, à ceque l'on croit, la ville grecque
de Néapolis; c'est une ressemblance de plus que ce pays peut revendiquer avec
Naples, car les deux villes portent le même nom en grec.
Adieu, je vais quitter pour un ou deux mois les bords de la mer. Il me semble
que c'est seulement à présent que je m'éloigne réellement de toi et de la France,
car la rapidité avec laquelle j'ai traversé cette mer l'a réduite pour moi aux pro-
portions d'un large fleuve au delà duquel je crois encore apercevoir mon pays.
Aïdin Guzelhissar.
Tu sais que d'ordinaire je voyage consciencieusement ; je me rends, par exemple,
ce témoignage, de n'avoir pas jusqu'ici manqué une seule des plantes dignes d'at-
tention que j'ai rencontrées; pour cela, il m'a fallu descendre de cheval cent fois
par jour, sans compter l'aide que me fournissent à cet égard nos domestiques, que
j'ai formés à la manœuvre ; aussi, ma collection se grossit elle beaucoup.
Après Scala-Nova, la première halte est à Solda. Aussi loin que la vue peut
s'étendre sur une plaine parfaitement nivelée, on n'aperçoit que de mauvais pâtu-
rages où errent quelques hordes à demi sauvages. Les villages, pour la plupart, ne
sont composés que de pauvres maisons basses, construites en terre ou même avec
les branchages entrelacés du vitex arjmis castus, l'arbrisseau le plus commun de
ces contrées, qu'accompagne souvent le laurier-rose, parure des ruisseaux et des
marécages. Au nord et au midi, la vallée est bordée de hautes montagnes, dont
plusieurs conservent la neige pendant l'été.
Gumusch, situé à une lieue environ des ruines de la ville antique de Magnésie
du Méandre, est une station misérable, d'où la famine et les insectes ont failli
nous chasser avant que nous eussions achevé l'exploration qui nous y avait attirés.
LETTRES D'ORIENT. 120
Nous étions pourlant logés dans le castol de r;»ga de l'endroit, maison en planches
oonslnilte jadis dans un assez bon goût oriental, avec des galeries supportées par
des colonnottes, mais aujourd'hui délabrée et menaçant ruine de tontes parts;
l'escalier qui conduit au premier étage aurait occasionné quelque accident, par
suite des fréquentes allées et venues que nécessitait notre service, si nous n'avions
pris soin de le réparer nous-mêmes. Sans les provisions que nous avions apportées.
nous n'aurions pas pu rester là même un jour. Je ne sais, en vérité, comment vivent
les gens de ce village, et cependant ils habitent un pays fertile, propre à toute
espèce de productions; mais l'indolence naturelle à leur race, et h laquelle le
climat semble porter invinciblement, les domine, les énerve, et la plupart du
temps ils restent étendus sur des nattes, fumant leur éternel tchibouk. Nous avions
pourtant fini, en envoyant au loin, par nous procurer de la farine de froment;
les femmes de l'aga, qui s'étaient chargées de la convertir en pain, nous en ont
gardé près de la moitié. Méhémet était indigné, et parlait de faire signaler le fait
dans la Gazette de Sniijnie. Cet appel à la presse de la part d'un Turc nous a
beaucoup divertis.
Ce qu'il y avait de vraiment insupportable à Gumusch, c'était la garnison de
puces qui nous y disputait chaque nuit notre coucher; nous en étions dévorés.
Heureusement les journées nous dédommageaient des épreuves de la nuit : nous
nous trouvions dans une belle contrée, auprès des ruines d'une ville célèbre.
Magnésie était arrosée par la petite rivière du Léthé, qui se jette dans le Méandre;
nous buvions avec les eaux du Léthé l'oubli de notre misérable gîte. Strabon à la
main, nous avons pu reconnaître toute l'ancienne topographie de la localité.
M. Poujoulat, collaborateur de M. Michaud, qui a visité Magnésie il y a quelques
années, prétend à tort, dans l'ouvrage qu'ils ont publié en commun, avoir décou-
vert ces ruines : elles sont indiquées sur la carte plus ancienne de Lapie, d'après
le rapport du voyageur anglais Hamilton. M. Poujoulat a en outre le tort d'appeler
théâtre le stade de Magnésie, et il ne dit rien du théâtre, dont pourtant les vestiges
sont assez reconnaissables. Il garde également le silence sur des aqueducs très-cu-
rieux que j'ai reconnus dans la plaine ; ils conduisaient vers Magnésie les eaux
d'une source thermale abondante, prenant naissance au nord-est de Gumusch, au
pied de la saillie des montagnes dont le village est bordé de ce côté. La source a
une température de iO degrés centigrades, et elle a la propriété de déposer sur
son passage des concrétions calcaires : tous les aqueducs en sont recouverts. La
ruine la plus remarquable de Magnésie est celle du temple de Diane Leucophryenne
(aux blancs sourcils), qui avait presque autant de célébrité que celui d'Éphèse :
moins riche que ce dernier, dit Strabon, il était plus remarquable par la perfec-
tion des sculptures qui en décoraient l'extérieur. Nous avons pu vérifier nous mêmes
ce témoignage en faisant exécuter sous nos yeux quelques fouilles pour dégager
des portions de la frise; nous avons trouvé des bas- reliefs de la plus belle exécu-
tion représentant un combat entre des Amazones et d'autres guerriers tous à
cheval. M. Texier est persuadé qu'il serait facile de retrouver, en fouillant le sol,
presque toute cette frise; en effet, le temple parait avoir été renversé par un trem
blement de terre; du moins c'est ce que nous avons conjecturé d'après la disposi-
tion régulière des fragments que la terre n'a point recouverts. Une pareille frise,
transportée à Paris, serait un des plus beaux ornements de notre Musée. Dans notre
enthousiasme, il était question d'écrire immédiatement à M. Duchâtel, pour lui de-
mander d'envoyer sur les lieux un architecte accompagné de deux ou trois niar-
150 LETTRES d'orient.
briers. Il faudrait d'abord réduire l'épaisseur des fragnienis; on les transporterait
ensuite aisément sur un radeau jusqu'à l'embouchure du Méandre. Avec une tren-
taine de mille francs de frais, la France pourrait ainsi acquérir un objet d'art d'une
valeur inestimable; mais nous avons pensé que cette aifaire se traiterait mieux de
vive voix que par correspondance.
De Gumusch nous sommes rentrés dans la grande vallée du Méandre; elle est
un peu mieux cultivée dans la partie qui avoisine Aïdin que dans celle que nous
avions traversée quelques jours auparavant en venant par Solda.
Aïdin a, comme Smyrne, des rues étroites, tortueuses, mal pavées, des aqueducs
en mauvais état : la misère y étale partout ses tristes livrées, mais la situation est
charmante; les maisons sont entremêlées de verdure; un vallon, au débouché du-
quel la ville est bâtie, fournit de belles eaux. C'est de ce côlé que se trouvent le
kiosque du pacha, le champ de manœuvres de la garnison, et quelques cafés où les
oisifs vont faire leur /ac/" (repos). Au-dessus, sur un plateau que nous avons parcouru
hier matin, était bâtie la ville antique de Tralles; on n'y trouve pas d'autres ves-
tiges que trois grandes arcades qui s'aperçoivent de très-loin, et qui peut-être ap-
partenaient à ce gymnase fameux où s'enseignaient jadis, selon le témoignage de
Strabon, la grammaire et la rhétorique. Chaque jour, les marbres épars sur le sol
sont employés à décorer les cimetières turcs et juifs, mais après avoir été recoupés
et retaillés. C'est ainsi que va s'effaçant tout ce qui restait de l'antiquité; il ne faut
plus guère compter, en fait de sculptures et d'inscriptions, que sur ce que des
fouilles bien entendues pourraient fournir.
Nous avons visité en détail la caserne où sont rassemblées les recrues du régiment
d'Ala-Cheher, espèce de milice provinciale fournie par la contrée de ce nom. Les
officiers supérieurs de ce corps nous ont reçus avec obligeance et distinction; ils
nous ont fait parcourir une à une les chambrées, visiter les armes. La musique du
régiment a joué pour nous, on nous a même proposé de faire manœuvrer la troupe
sous nos yeux; mais nous avons décliné cet honneur, promettant de revenir à
l'heure ordinaire des exercices. Notre inspection s'est terminée par une visite au
kiaya-bcy, ou lieutenant-général; il nous a reçus à merveille : après nous avoir
fait asseoir sur son divan, il nous a, comme de raison, offert à fumer. Après les
saluts d'usage, la conversation s'est engagée par l'intermédiaire de notre interprète
juif, tout fier de jouer ce rôle, qui donne dans le pays une certaine considération;
il avait eu soin, du reste, dès le commencement du voyage, de quitter son vêlement
Israélite, et de prendre l'habit franc. Le général nous a questionnés sur notre voyage,
et il a paru émerveillé de ce que nous n'avions mis que onze jours pour franchir
la distance entre Marseille et Smyrne. Nous nous sommes alors étendus sur l'éloge
de la vapeur, sur la facilité des communications, et nous avons invilé notre hôie à
venir à Paris. 11 nous a demandé si l'air y était bon, si l'eau y était de bonne qua-
lité; nous avons répondu affirmativement aux deux questions, quoiqu'il y ait bien
quelque chose à reprocher à l'eau de Paris et à l'influence qu'elle exerce sur les
nouveaux-venus. Il m'a fallu ensuite, en ma qualité d'herboriste, donner une espèce
de consultation sur l'usage d'un sirop que le général avait acheté à Smyrne; j'ai
répondu de mon mieux, et de manière à ne pas me compromettre ; j'ai recommandé les
petites doses. Le secrétaire du pachalik, présent à la visite, et qui parait un homme
capable, avait lu dans le Mvnitcur oltutnan la nouvelle des derniers événements de
Paris, et il nous a demandé à ce sujet des explications ; nous avons, bien entendu,
présenté cet événement comme un de ces désordres momentanés qui s'engendrent
LETTRES n'oniENT. 1"1
dans toutes les grandes villes : .< Cependant, ajouta l'interlocuteur, le nombre des
morts et des blessés a été assez grand. De pareilles scènes se renouvellent fréquem-
ment à Paris; c'est fâcheux! mais votre roi s'est bien conduit. » Insensiblement,
nous avons fumé trois pipes, manière de mesurer le temps qui répond environ à
trois (juarls d'heure. Je n'avais pas encore vu d'aussi longues pipes, ni daussi beaux
bouts d'ambre; il y en avait une en bois de jasmin très-agréable à fumer. A
chaque rechargement, les serviteurs du général, rangés le long de la muraille
auprès de la porte, se présentaient avec gravité; de temps à autre, ils nous of-
fraient soit le café, soit la limonade. Enfin, c'était une visite turque dans toutes les
règles.
Ce que j'ai vu des réformes du sultan dans le costume, l'administration civile et
l'organisation de l'armée, m'a suggéré de tristes réflexions. L'état où plusieurs
siècles de désordre et du despotisme le plus oppressif ont réduit la Turquie est tel,
que le plus grand génie, aidé ctos plus puissantes ressources en hommes de talent et
en argent, suffirait à peine pour relever cet empire, et il s'en faut à peu près de
tout que ces conditions se trouvent réunies.
La veille de notre départ, nous avons renouvelé notre visite au kiaja-bey, et
assisté à ses côtés, sur des chaises, aux exercices du régiment. A peine étions-nous
rangés sur l'espèce de terrasse qui domine la place d'armes, que ses serviteurs ont
apporté les pipes; bientôt après on a servi le café et d'excellents sorbets. Pendant ce
temps, les pauvres soldats, dirigés par des instructeurs tirés du régiment des gardes
de Constantinople, faisaient la manœuvre et exécutaient la charge en douze temps
à l'européenne, le tout vraiment assez bien pour des recrues de deux ou trois mois;
et nous, de payer en compliments sur la bonne tenue des troupes, l'excellente
réception dont nous étions l'objet. En effet, nous étions comblés de politesses et
traités en personnages de distinction. Il est juste de dire que le bon kiaja-bey
n'avait pas attendu pour cela la lecture de nos lîrmans, dont nous venions seule-
ment de lui donner communication. Vers la fin des exercices, un beau cerf appri-
voisé parut sur la place, et nous le vîmes s'y promener tranquillement sans faire la
moindre attention au bruit des tambours et des clairons. Quand le régiment rentra
à la caserne, le cerf le suivit pour aller recevoir sa pitance accoutumée; nous le
revîmes bientôt après, posé, comme par la main d'un sculpteur, sur l'extrémité d'un
petit mur de terrasse.
Nous avons logé à Aïdin dans une très-bonne maison, chez un Grec de Sainte-
Maure, tailleur et marchand établi dans cette ville depuis quelques années : nous
sommes entourés de soins, et, à plusieurs égards, mieux qu'à Smyrne. La maîtresse
de la maison, jeune Grecque de vingt ans au plus, et déjà mère de deux enfants,
est très-bien d'extérieur et de manières. Fille d'un ancien négociant de Chio
massacré lors des désastres de cette île, elle fut vendue tout enfant comme esclave
avec sa mère, puis rachetée et mariée à notre hôte; leur petit ménage prospère; la
mère habite avec sa fille, et toutes deux ont conservé de leurs malheurs une certaine
tristesse qui n'est pas sans charme dans sa dignité.
Karadj a-Son.
Nous voulions partir d'Aïdin de grand matin, pour éviter la chaleur du jour,
mais cela ne fut pas possible à cause de la dilïiculté de faire revenir nos chevaux
des pâturages où ils avaient passé les jours précédents. Une autre cause de retard
132 l,ETTRES d'orient.
provenait du fait de deux de nos surudgis; on ne savait ce qu'ils étaient devenus.
Méhémet les découvrit enfin en très-mauvaise compagnie, et les ramena après leur
avoir fait donner, par l'autorité du kiaja-bey, quelques bonnes bourrades. Par suite
de ces divers accidents, deux des chevaux n'avaient pas été ferrés, et M. deMieulIe
avait perdu son manteau : c'était la matinée aux événements.
Il y avait sans doute ce jour-là foire à Aïdin, car nous avons rencontré beaucoup
de monde sur la route. Nous avions déjà admiré ces costumes orientaux, nobles
jusque dans leur délabrement, ces physionomies empreintes d'un caractère si
prononcé, lorsque passa près de nous un char à roues en planches et traîné par
deux bulFIes; toute une famille y était assise : un vieillard, un beau jeune homme
et un enfant sur le devant; les femmes, à demi voilées, étaient assises derrière sur
un siège un peu plus élevé. Le tableau était on ne peut mieux groupé. Nous nous
écriâmes d'une commune voix : c'est le pendant des Moissonneurs de Robert!
Notre kief eut lieu au hameau de Tchiflikghave (café de la ferme), sous un
kiosque, auprès d'une fontaine; de là nous nous dirigeâmes vers le Méandre, pour
éviter Nozli et ses environs : il y avait eu, quelque temps auparavant, certains cas
de peste qui avaient déterminé l'autorité à prendre des mesures de précaution.
Quoique le danger qu'il y animait eu à traverser rapidement cette localité fût bien
incertain, nous avions modifié notre itinéraire, de manière à mettre entre Nozli et
nous le Méandre et la montagne. Nous avons traversé le fleuve à peu près au point
où le roi Louis VII l'a passé à la tête d'une armée de croisés. Le bac est de forme
triangulaire comme celui du Caystre; mais la corde de la traille est formée de
longues tiges de vignes reliées les unes au bout des autres. Les cavaliers passèrent
les premiers sans encombre; mais il n'en fut pas de même des chevaux de charge,
l'un d'eux tomba dans la rivière, et les effets de s'en aller au fil de l'eau, pendant
que le cheval regagnait la rive à la nage. Chacun tremblait que celte mauvaise
chance eût atteint ou son lit ou son linge. J'étais plus inquiet que les autres, mais
pour mes plantes : elles n'y étaient heureusement pour rien. Bref, tout fut repêché.
Le pays que nous traversions depuis Aïdin nous paraissait infiniment mieux
cultivé et plus peuplé que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. Sur la rive
gauche du Méandre, je me suis cru un instant dans notre val de la Loire, tant les
blés y étaient beaux. C'est le moment de la moisson. Le passage du bac nous avait
fait perdre plus d'une heure; aussi n'arrivâmes-nous qu'à la nuit à Arpas. Quoique
nous eussions envoyé le kawas en avant, nos logements se sont trouvés fort médio-
cres. La plupart d'entre nous couchèrent sous un kiosque ouvert. 11 fallut encore
s'ingénier pour se garantir de la fraîcheur de la nuit; je me fis, avec quelques per-
ches, de la ficelle, une de nos couvertures et ma moustiquaire, un petit logement
aussi confortable que possible. Le souper se ressentit aussi un peu des circonstances.
Le lendemain, l'aga nous fit quelques excuses. Son ton était distingué; c'était un
jeune homme de Conslantinople, qui se regardait comme en exil dans cette petite
charge. En sortant d'Arpas, nous aperçûmes plusieurs maisons d'assez bonne appa-
rence, où nous aurions pu très-bien nous caser, une entre autres, espèce de castel
du moyen âge, dont nos dessinateurs regrettèrent de n'avoir pu faire le croquis.
D'Arpas à la halte de Jeni-Scher, nous suivîmes une plaine fort monotone;
mais, à partir de ce dernier endroit, on entre tout à fait dans la montagne : ce
sont de frais vallons, des cascades, de vrais bocages, où le laurier-rose tient tou-
jours le premier rang, et, dans le fond, le mont Cadnuis, qui, malgré les 25
à 27 degrés de chaleur que nous avons à supporter, porte encore des plaques de
LETTnES noniENT. 135
neige, ce qui, à une pareille latitude, suppose une hauteur de 2000 mètres. Je me
retrouvai avee un vif plaisir dans les montagnes; ce n'était plus l'air lourd de la
vallée du Méandre, c'étaient les Vosges ou les Pyrénées, avec celle diircrence que la
llore en était toute nouvelle pour moi ; aussi, M. Saul et moi, y avons-nous fait une
abondante récolle.
Nous avons couché (sans puces !) à Karadja-Sou, très-gros bourg assez indus-
trieux, point mal bâti pour un bourg et même pour une ville de Turquie; tout au
pied est un vallon très- enfoncé où l'on voit plusieurs moulins.
G«yra (Aphroclisias).
Nous étions vers midi au milieu des ruines de la ville antique d'Aphrodisias; ce
sont les plus belles que nous ayons encore vues. Il y a des portions de murailles
bien conservées, un beau stade complet, des colonnades entières du temple de
Vénus avec leurs chapiteaux et leurs frises. M. Texier, qui rentre à l'instant d'une
première promenade aux ruines, est désolé de ce qu'on lui a enlevé un bas-relief
qu'il avait beaucoup admiré à son dernier voyage; il s'indigne que notre gouver-
nement, qui fait acheter à grands frais des objets d'art d'un mérite très-contes-
table, laisse dépérir et disperser, sans en prendre sa part, tant de trésors répandus
sur le sol de l'Asie Mineure : il y a ici et à Magnésie du Méandre de quoi faire le
plus beau musée du monde.
M. Texier avait beaucoup à faire à Geyra, pour mesurer et dessiner les restes du
temple de Vénus et ceux du slade. Dix-huit colonnes du temple sont encore debout.
Les alentours de cet édifice sont jonchés de sculptures du meilleur style; on lit
sur ces débris plusieurs inscriptions, une entre autres qui fait mention d'un don
fait par Olympias, peut-être la mère d'Alexandre. Le marbre de ces fragments
est exploité journellement par un entrepreneur de tombeaux de la ville voisine de
Karadja-Sou, et les morceaux les plus précieux périssent sous son ciseau barbare.
Tel bas-relief représentant une danse de nymphes ou une chasse est destiné à
prendre la forme d'un turban pour décorer, selon l'usage, la tombe de quelque
croyant. Quel dommage! La matière est si belle, que j'en ai ramassé un fragment
dont je veux faire un presse-papier, en souvenir de l'antique Aphrodisias. Geyra
recevait sans doute, à cause de son temple, un grand concours d'étrangers, à cer-
taines époques de l'année, car le stade très-bien conservé qu'on y voit encore est
beaucoup plus vaste que ne le comporte l'étendue connue de la ville. Nous avons
calculé que, comme à Claros, trente mille spectateurs au moins pouvaient prendre
place sur les gradins. J'ai encore remarqué les restes d'un grand édifice que
M. Texier croit avoir été un gymnase, et ceux d'un portique d'un goût charmant,
encore composé d'un assez grand nombre de colonnes de marbre blanc, surmontées
de tout leur appareil de chapiteaux, de frises, etc. En général, les proportions des
colonnades de Geyra sont mignonnes; on sent, pour ainsi dire, que la ville était
consacrée à Vénus. Je m'attends au contraire à retrouver la sévère Pallas dans les
ruines d'Athènes.
Les murs de Geyra, selon une inscription placée sur une des portes, ont été re-
levés sous Constantin ; on y voit enchâssées en quantité considérable des pierres
sculptées, des débris de colonnes, ce qui prouve qu'avant celte époque la ville était
déjà en décadence.
Nos archéologues ne se sont pas contentés de dessiner les monuments : M. de La
TOMK 1. 9
134 LETTHES d'orient.
Boiirclonnayc a trouvé quelques insfanls pour faire le portrait d'un îles iionimes de
l'aga, dont la physionomie et le costume nous avaient frappés. Il n'a fallu rien
moins que l'ordre de l'aga pour déterminer cet homme à poser : il était inquiet de
ce qu'on ferait de son portrait, et craignait quelque maléfice.
J'avais proposé une ascen.sion au mont Cadnius (Baba-Dagh), qui domine Geyra.
Celte idée de botaniste alléché par la vue des neiges avait plu à nos jeunes gens,
et nous exécutâmes le projet dans la journée du lendemain. J'en ai été, pour ma
part, bien récompensé par la récolte des plantes. J'ai retrouvé sur ces hauteurs une
végétation analogue à celle de nos montagnes d'Europe; boîtes, cartons, tout était
plein. M. de La Guiche, de son côté, mesurait la montagne à l'aide du baromètre,
et ne lui trouvait qu'une hauteur de 1,900 mètres environ. La position de cette
montagne sur les cartes doit être rectifiée. Du sommet on jouit d'une vue très-
étendue : de tous les côtés où s'élève la chaîne du Taurus, mais surtout au sud-est.
on aperçoit des sommets neigeux; au nord, on découvre, au delà du Lycus, allluent
du Méandre, les blanches cascades d'Hierapolis, dont je te parlerai tout à l'heure.
Si c'est toujours un vif plaisir que de gravir les hautes montagnes, à plus forte
raison doit-on l'éprouver dans un pays où les vallées, au mois où nous sommes, sont
accablées sous le poids de 56 à 40 degrés centigrades de chaleur. Nous avons eu le
surlendemain 40 degrés dans le défilé par où s'échappe le Lycus; à la vérité la
roche voisine était crayeuse et rellétait avec une violence inaccoutumée les rayons
du soleil.
Le village de Geyra est un des plus misérables qu'on puisse imaginer; la moitié
des maisons tombe en ruine, l'autre n'a pas dix ans à durer. La pénurie de toutes
choses en chassera les habitants; les impôts excessifs, le mauvais régime adminis-
tratif, la paresse innée de la population, s'en vont ainsi faisant de toute l'Asie Mi-
neure un désert.
L'aga nous avait invités à dîner pour le dernier jour que nous devions pas.ser à
Geyra ; mais c'était une politesse intéressée : il comptait sur un présent. Nous nous
sommes donc excusés avec d'autant plus d'empressement, que sans doute son dîner
n'aurait pas valu le nôtre, ce qui n'est pas beaucoup dire.
Pambouk-Calcssi (Hierapolis).
Après avoir franchi par un chemin assez facile le col qui sépare la vallée de Geyra
de celle de Thavas dans l'ancienne Carie, nous sommes arrivés près de Kizildgi-
Buluk, village composé de mauvaises huttes en terre et d'un aspect misérable,
comme tous les autres; nous l'évitons pour cause de peste, et nous allons coucher
dans les dépendances d'une maison de campagne du pacha de Thavas, maison plantée
au milieu d'une cour et sans jardin, du reste d'assez bon goût. Quelques grands ar-
bres et une fontaine sont auprès; il n'en faut pas davantage pour des Turcs, même
de distinction. Le lendemain, nous étions partis avant le lever dusoleil; nous eûmes
de nouveau l'occasion de remarquer combien dans ce climat l'aurore, comme le
crépuscule, a peu de durée. Le jour y apparaît presque subitement et s'en va de
même ; on est privé du charme de ces longs crépuscules que l'Orient peut envier
à nos contrées ; en revanche, les nuits sont constamment d'une beauté incompa-
rable.
Le col qui, de la vallée de Thavas conduit dans celle du Lycus, où commence
l'ancienne Phrygie, m'a fourni quelques plantes rares; ces passages entre deux
Li/rrni:s dorieint. 15!)
vallées oll'rent généralenioul une végétation liès-ricbe. A chaque pas, j'étais obligé
de descendre de cheval; heureusement notre caravane marchait assez lenlemenl
pour permettre à M. Saul et à moi de faire notre cueillette sans rester en arrière.
Les montagnes sont bien boisées ; les pins y atteignent une taille plus élancée qu'ail-
leurs; le sol est argileux et présente çà et là des effondrcmcnls pittoresques. L'a-
bondance des eaux y est remarquable. Au milieu du jour, nous avons fait notre /ae/"
au bord d'un ruisseau; mais nous y trouvâmes peu d'ombre. Si nous avions poussé
à une lieue plus loin, nous nous serions reposés à la source abondante du Lycus.
espèce de Vaucluse, sortant à Ilots pressés du flanc de la montagne sous de beaux
platanes.
A partir de ce lieu, nous avons encore mis quatre grandes heures pour gagner
Pambouk-Calessi (Hierapolis, ville sainte). Le chemin, après être sorti du défilé du
Lycus (celui-là même où nous avons éprouvé 40 degrés centigrades de chaleur),
passe auprès des ruines peu distinctes de Laodicée du Lycus, l'une des églises de
l'Apocalypse, et traverse ensuite une vaste i)laine inculte. Au fond et adossées à
une montagne sont les huttes de Pambouk-Calessi, habitées pendant l'été par des
Turcomans. Il était nuit quand nous y arrivâmes. Nous nous casâmes comme nous
pûmes, les uns dans une hutte, les autres sous l'un des deux seuls arbres de la lo-
calité; l'autre servit d'abri à nos bagages, mais celui de nos domestiques qui était
préposé à leur garde eut beaucoup à souflrir pendant la nuit des procédés inconve-
nants des cigognes perchées sur les branches. A la clarté de la lune, nous prîmes
une première vue des cascades qui tombent de la montagne ; dès le matin, nous
étions arrêtés à les contempler. Figure-toi des ruisseaux de lait tombant de près de
deux cents pieds : je n'exagère point. Des sources abondantes d'eau thermale sor-
tent du plateau qui domine la montagne et sur lequel était située la ville antique
d'Hierapolis; ces eaux, très-claires à l'endroit où elles s'échappent du plateau, con-
tiennent une énorme quantité de substance calcaire dissoute à la faveur d'une
haute température et sans doute d'un excès d'acide carbonique. A mesure qu'elles
coulent, la température s'abaisse, le gaz se dégage, et la substance calcaire se dé-
pose en masses blanches, compactes, de toutes formes, par-dessus lesquelles les
eaux nouvelles se fraient des passages à mesure que les anciens canaux les repous-
sent en s'oblitérant. De même que, dans les cascades des glaciers, l'eau forme des
stalactites de glace, ici l'eau se fige en pierre. La fontaine incrustante de sainte Al-
lyre, auprès de Clermont, présente en petit le même phénomène; il atteint ici des
dimensions colossales. Dans la suite des siècles, les sources ont formé toute une
montagne avec de nombreuses ramifications qui s'étendent dans la plaine comme
autant de coulées de lave. C'est un des spectacles les plus singuliers qu'on puisse
voir; je le place bien au-dessus de celui que j'avais admiré dans les grottes d'A-
delsberg en Illyrie. Slrabon décrit les cascades d'Hierapolis telles qu'elles se pré-
.sentent de nos jours; seulement on ne trouve plus de traces de Vanlre (Plutonium),
qui dégageait de l'acide carbonique comme la grotte du Chien près de Pouzzoles :
les concrétions l'auront sans doute comblé.
Les ruines d'Hierapolis sont très-étendues; elles se composent principalement,
1" des thermes : plusieurs voûtes sont intactes, et tout le plan en est beaucoup plus
reconnaissable que celui d'aucun des thermes de Rome: 2" d'un théâtre conservé
avec son /jrosccmwm aussi bien, ou peu s'en faut, que l'Odéon de Pompeï; 5" d'une
église chrétienne réduite à quelques arcades; 4" de plus de deux cents tombeaux
avec des inscriptions, placés à la scutie de la ville, comme le sont ceux de Pompeï.
136 LETTRES d'orient.
Un grand nombre de ces tombeaux sont entiers ; chaml)rc séi)iderale, (ndhmini
pour les repas funèbres, rien n'y manque. Tous ces monuments sont au veste phis
remarquables par leur étendue et leur conservation que par la matière : ils sont
bâtis avec la pierre même formée par les vieilles concrétions des sources, et qui
ressemble beaucoup au travertin de Rome.
Les sources d'Hierapolis élaient fameuses dans rantiquité : c'était le Carlsbad de
l'Asie. Aujourd'hui elles sont encore fréquentées par les habitants du pays, qui s'y
rendent en caravanes de tous les environs. Nous avons trouvé plus de cent Turcs
établis dans les thermes, el qui dans la soirée ont été remplacés par d'autres. Nous
nous sommes baignés aussi deux fois dans la journée; l'eau était excellente, douce
cl onctueuse.
Dans d'autres circonstances sanitaires que celles où se trouvait la vallée du
Méandre, nous serions restés quelques jours de plus à Pambouk-Cjalessi, où nos an-
liquaires auraient eu beaucoup à travailler. Quant à moi, à l'exception de quelques
(liantes aquatiques, d'algues toutes semblables à celles que j'avais observées à
Néris, j'ai trouvé peu de botanique à y faire.
C'est ici que nous avons pu voir pour la première fois des visages de femmes
musulmanes. Les Turcomanes ne se cachent pas la ligure devant les hommes; elles
feraient tout aussi bien de se voiler, car elles sont généralement très-laides.
M. Texier a pourtant fait le portrait de doux d'entre elles, mais comme objets d'his-
toire naturelle seulement.
Ala-Chehcr.
L'Orient ne ressemble guère à ce que tu connais des pays étrangers; il y faut
une volonté ferme et une bonne constitution pour supporter toutes les ditliculiés
dont la route est, en quelque sorte, hérissée : figure-loi un pays où l'on ne trouve
ni pain, ni vin, ni légumes, ou peu s'en faut, ni lits, ni tables; enlin.rien de ce qui
constitue la vie la plus ordinaire en France. Au lieu de pain, on mange du pita,
espèce de galette mince comme des mouchoirs. Nous échappons à celle détestable
chère en faisant faire de ville en ville, sous nos yeux, des biscuits qui, deux jours
après, ne sont mangeables, pour les mâchoires les mieux endenlées, que lorsqu'on
les a fait tremper dans l'eau. Le café est la seule liqueur stimulante que l'on con-
naisse dans la plus grande partie du pays. Bien nous a pris de nous munir do cou-
chers portatifs, car nous n'aurions eu, pour nous reposer, que des nattes: encore,
si l'on pouvait dormir tranquillement sur son matelas? mais toutes les maisons
sont infestées d'insectes ; el quant à coucher en plein air, je ne m'y résous, dans la
crainte des nuits trop fraîches, qu'à la dernière extrémité, malgré le secours de ma
seconde couverture et de ma moustiquaire.
Certainement ce que nous faisons dépasse tant soit peu les forces et la patience
des voyageurs ordinaires. Nous parcourons d'ailleurs des contrées très-peu connues,
où les cartes sonl pour ainsi dire à chaque pas en défaut. Malgré l'habitude que
possède M. Texier du pays en général, nous nous sommes souvent trompés sur les
distances; mais, sans lui, il eût été vraiment téméraire d'entreprendre une pareille
tournée. Non pas qu'il y ail du danger; nulle part nous n'avons rencontré les périls
qu'on pourrait supposer dans des lieux aussi écartés. Seulement il y a un appren-
tissage tout spécial à faire en Orient, el l'expérience qu'on peut avoir acquise en
Allemagne el en Italie ne sert pas à grand'chose, quand de Smyrne on s'enfonce,
LETTRES n'ORIEINT. 157
eoinine nous l'avons lail, dans le oœui' de l'Asie Minoiue. Aiijomd'lmi nous sciions
oapal)les do faire à noire tour des élèves.
Ce (|n'il y a de pis, c'esl ([uo l'élat sanitaire du pays oblige souvent à une ioule
de préoaulious gênantes; la peste règne toujours ou eonve on (|uel(iue coin : elle est
ondéniiciue dans l'Orioul. D'Aïdin jusqu'ici, nous avons évité avec soin les villages
suspects, et il y en avait plusieurs dans la vallée du Méandre et ses dépoiulances, que
nous venons de quitter. Il en est un entre autres (Uullada) où nous devions coucher
il y a deux jours, mais d'où le prudent Méhéniet, notre kawas, nous a écartés
aussitôt qu'il eut pris ses informations ordinaires. Grâce à lui, nous avons pu ne
rien changer à l'ensemble de notre itinéraire depuis Aïdin, et voir, sans accident,
nn pays que nous aurions beaucoup regretté de ne pas connaître. Nous sommes
actuellement dans une contrée séparée de la vallée du Méandre par des montagnes,
et très saine; d'ici à Coustantinople, il n'y a pas la moindre contagion. Au reste, il
faudrait absolument renoncer à parcourir le Levant si l'on se préoccupait de la
peste ouire mesure; dès Syra, on nous en avait l'ait un épouvantail; à entendre
<}uelques personnes, e.<le sévissait à Smyrne; tout s'est réduit à un petit nombre de
cas bientôt comprimés. A moins que la maladie ne soit très-répandue (et alors on
reste chez soi), on en est quitte pour l'ennui de se garer sans cesse. On s'y accoutume
comme à la mauvaise chère, comme aux mauvais gites, et l'on a, en définitive, la
satisfaction d'avoir fait connaissance avec les contrées les plus faites assurément
pour exciter une noble curiosité.
A peu de dislance du village de Pambouk-Calessi, nous avons fait la rencontre
de deux hommes de Irès-mauvaise mine, qui nous ont adressé des questions assez
inquiétantes sur notre route, sur l'argent que nous pouvions avoir. Nous avons cru
un instant que nous aurions dans les montagnes voisines quelque petite aventure
de mélodrame. A tout hasard, nous avons mis nos fusils et pistolets en évidence;
mais la rencontre s'est réduite à rien. Il est dit que j'entendrai toujours [larler de
brigands, et que je n'en verrai jamais, même en Asie.
Après neuf heures de marche assez pénible, dont un tiers dans la montagne et
le reste dans une plaine insignifiante, mais pas tro|) mal cultivée pour la Turquie,
nous avons gagné la ville d'où je t'écris en ce moment, Ala-Cheher, l'un des points,
après Afioum-Karahissar, que nous laissons à l'est, où était autrefois concentrée la
culture du pavot à opium. Celte industrie est aujourd'hui à peu près nulle.
Je ne puis te rien dire d'Ala-Cheher, si ce n'est que la ville est à moitié entourée
de mauvaises murailles du bas -empire, que les abords immédiats en sont aussi
dégoûtants de saleté que de loin l'aspect en est agréable. Toute cette matinée-ci a
été consacrée au repos, à la toilette, dont nous avions tous excessivement besoin,
et à la causerie.
Koulah.
Deux de nos compagnons soûl allés voir le nuilselim ou gouverneur d'Ala-Cheher,
([ui les a beaucoup fait fumer, mais ne leur a donné aucune information utile ; il
est ce que les Turcs appellent une grosse tête, c'esl-à-dire un homme de peu de
moyens. Son collègue de Koulah, que nous avons vu le lendemain, est un tout autre
homme, de même que sa ville est tout le contraire d'Ala-Cheher, c'est-à-dire
remarquablement propre et mieux bàlie que ce que nous avions vu juscju'alors. Le
mutselim de Koulah est encore jeune; il s'appelle Ismaël ; il est fils de Véli, ancien
138 LETTRES d'orient.
pacha en Thessalie. Ce Véli a eu la tête tranchée lors de là révolte du l'anieux Ali,
pacha de Janina, dont il était gendre; notre Israaël est donc petit-Ols d'Ali. Dès
qu'il eut appris notre arrivée à Koulah, il s'est empressé de nous faire une visite;
nous l'avons reçu de notre mieux, et lui avons témoigné notre gratitude pour l'ex-
cellent logement qu'il nous avait fait donner, une des meilleures maisons grecques
de la ville. La conversation, qui avait lieu par l'intermédiaire de notre interprète
juif, fut assez animée. Il était facile de reconnaître dans notre interlocuteur un
homme de bonnes manières, qui sait son monde. Mais tout ne s'est pas borné de sa
part à des compliments; peu de temps après qu'il nous eut quittés, nous avons vu
arriver tout un dîner qu'il nous envoyait en cadeau.
Le lendemain, nous sommes restés à Koulah; nous ne pouvions pas faire moins
pour un niutselim aussi aimable. D'ailleurs, la situation de la ville au pied d'un
ancien volcan dont les coulées sont aussi parfaitement conservées qu'en aucun lieu
d'Auvergne, et quelques sculptures antiques que M. Texier avait entrevues la veille,
auraient sufli pour nous retenir. Une fois les courses faites, nous sommes allés
rendre au mutselim sa visite; il nous attendait, et nous i^çut avec de grands
honneurs; les tambours battaient aux champs, et toute sa maison était sur pied, en
grande tenue. Ce que nous avons ensuite fumé de pipes et bu de petites tasses de
café est incalculable. Quand nous avons pris congé, nous avons trouvé dans la cour
de beaux chevaux sellés pour nous mener à la promenade, et nous sommes sortis en
caracolant; pour nous qui depuis si longtemps montions de pauvres chevaux éreintés.
c'était un plaisir de prince. En rentrant, nous avons délibéré entre nous sur ce que
nous pourrions faire pour reconnaître tant de politesses, et nous avons pris le parti
d'envoyer à l'aimable mutselim, par l'intermédiaire ofliciel de notre kawas, un de
nos fusils à deux coups; notre présent fut très-bien reçu, et, bientôt après, un dîner
plus copieux, plus soigné que le premier, accompagné de petits cadeaux pour
chacun de nous et d'un énorme sac de tabac à fumer, nous a été envoyé de la part
du mutselim. Parmi les mets s'en trouvait un des Sfille et une Nuits, une espèce de
coulis de volailles à l'eau de roses. Ismaël nous avait envoyé aussi du porter de
Londres, que nous ne nous attendions guère à boire au fond de la Phrygieî
Dans la soirée, nouvelle visite du mutselim; nous étions tous en belle humeur,
M. de Mieulle avait fait du punch, et la conversation dura jusqu'à minuit. Nous nous
séparâmes entin très- bons amis, et non sans lui avoir fait promettre de venir nous
voir à Paris, ce qu'il fera probablement, si son gouvernement le lui permet. Un
beau jour, nous verrons arriver chez nous Ismaèl-Bey, porteur de ma carte de
visite, que je lui ai laissée comme souvenir, avec la date de notre passage à Koulah.
Au Jalla de Ghédiz.
En quittant Koulah, nous avons suivi pendant la moitié de la journée la coulée
d'ancienne lave dont je t'ai déjà parlé, jusqu'aux bords de l'Hermus, celte même
rivière qui se jette dans la mer auprès de Smyrne. Elle est là assez voisine de sa
source. Notre kief eut lieu aux bains d'eau thermale de l'Émir (Erair-Hamam) ; les
eaux ont une température de 50 degrés centigrades. Nos compagnons s'y sont pour-
tant baignés, mais ils ne s'en sont pas bien trouvés. M. Saul et moi avons prudem-
ment évité de mettre notre peau à pareille épreuve. Tout auprès du petit dôme des
bains, on voit sculptées sur un rocher des figures d'une haute antiquité, dans le
genre de celles que nous avons remarquées près de Nymphio, — Le reste de la
LETTRES d'orient. 109
journée lui iiisij^iiilianl sous le rapport piUoresquo, mais nous Huies une assez
belle récolte de plantes. Nous traversions un pays de eollines argileuses décharnées,
i|ui me rappelait les tristes environs de Digne dans la baute Provence.
Selendi est un mauvais village, situé sur un petit allluent de droite de l'IIcrmus.
Nous logeâmes dans une maison appartenant à doux jeunes entants ([ui avaient
perdu récemment leurs parenls. On nous dit <iue l'aga convoitait le bien de ces
or|)lielins, et nous nous étions intéressés à leur sort. Si le village eût été compris
dans le territoire de Koulah, nous leur aurions fait rendre justice par notre ami le
inulselim ; mais c'eîlt été toute une négociation diplomatique que d'entreprendre
de les recommander aux autorités supérieures de Kulaja, à vingt-cinq lieues de là.
D'ailleurs le rôle de défenseur des opprimés est plus scabreux en Turquie que par-
tout ailleurs, et nous y avons renoncé, bien qu'à regret.
La journée suivante fut plus maussade. Nous traversâmes tout le reste du massif
(jui nous séparait du cours supérieur de l'Hernuis; nous n'avions pour toute pers-
))ective que des montagnes parsemées de bois rabougris. La chaleur était très -forte.
Le kief de midi fut des plus mauvais, nous n'avions pour tout ombrage que des
paliures épineux : mais il y avait en ce lieu un puits qui heureusement contenait
encore assez d'eau pour abreuver nous et nos chevaux. Les pauvres bêtes firent
un chétif repas. Nos surudjis n'avaient point emporté d'orge, comptant, comme ils
le faisaient ordinairement par économie, sur la ressource de ces pâturages vacants
qui appartiennent au premier passant, et qui jusqu'alors avaient suffi à sustenter
leurs animaux.
La couchée de Derbent, dans un assez joli konak dominant l'Hernius, fut meil-
leure que la journée. Derbent est un nom générique qui signihe déjUc. A partir de
Derbent, le pays redevient agréable. On suit d'abord l'Hcrmus pendant les trois
quarts d'une journée, et l'on remonte ensuite le petit allluent de Ghédiz quand on
veut, comme c'était notre intention, se diriger au nord vers Azani (Tchavder-
Hissar, château du Seigle). La vallée de l'Uermus, dans cette partie, ressemble
beaucoup à celle du Cher dans les environs de Saint -Amand; M. Saul en a été
frappé comme moi. Nous fîmes un excellent kief auprès d'un moulin, que nous
avons désigné sur notre itinéraire sous le nom de moulin des Platanes. Autant le
kief de la veille avait été maudit, autant celui-là reçut de bénédictions; nous
avions de l'eau et de l'ombre en abondance. De plus, nous avions des oignons crus
pour assaisonner nos œufs durs ; tu vois que rien n'y manquait.
La petite ville de Ghédiz, acculée à des roches volcaniques, comme le Puy en
Vélay, ne nous aurait donné qu'un gîte exécrable. D'ailleurs nous désirions aller
plus loin. Quelques-uns d'entre nous y passèrent seulement pour prendre des provi-
sions; les autres continuèrent la route avec les bagages. Nous nous rejoignîmes
tous à moitié chemin de la montagne qui sépare le bassin de l'Hermus de celui du
Uhyndacus. Je me sers toujours de préférence des noms de la géographie ancienne
pour les cours d'eau. Ce point de passage est, comme tous les cols séparant deux
vallées, riche en plantes : nous ne pouvions pas, M. Saul et moi, suffire à les ra-
masser. Dans la soirée, nous eûmes froid ; nous étions arrivés à une assez grande
hauteur. Nous couchâmes, très-près et au delà du col, dans un de ces villages de
montagne appelés Jaïla, habités par des Turcomans. Nous retrouvions dans ce lieu
sauvage les chalets de la Suisse, bâtis en troncs d'arbres. Le thermomètre ne
marquait que 12 degrés centigrades; il y avait loin de là aux iO degrés du délilé
du Lycus, huit jours auparavant. 11 nous était resté encore assez de jour pour jouir
140 LETTRES d'orient.
de la vue qui s'offre sur tout le pays au sud et à l'est de ce jaïla. C'est dans la
dernière de ces directions que s'élève le Mourad-Dagh, haute montagne neigeuse;
sur ses flancs, il existe des eaux thermales assez fréquentées par les gens du pays.
Quand la nuit fut venue, nous aperçûmes des feux allumés en grand nombre par
les baigneurs, campés, comme ceux d'Hierapoiis, auprès des sources.
Azani.
Nous descendons dans la plaine d'Azani : le pays est fertile, assez bien cultivé.
Au milieu de cette plaine, au bord du Rhyndacus, sur lequel sont jetés deux ponts
antiques bien conservés, s'élèvent les belles ruines d'un temple dédié à Jupiter.
Dix-huit colonnes formant presque en entier deux des côtés du portique, et les par-
ties correspondantes de la cclla, sont encore debout, de sorte qu'on se représente
parfaitement l'ensemble tel qu'il existait autrefois. Toute la distribution, les esca-
liers, les voûtes subsistent encore. L'enceinte extérieure du temple est aussi fort
reconnaissable. Du côté où s'élevait la façade, aujourd'hui détruite, la plate-forme
était soutenue par des arcades au milieu desquelles on avait pratiqué un grand
escalier servant de communication entre le temple et le quartier de la ville bâti
sur les bords du Rhyndacus : cet ensemble devait être majestueux. Sur les murs
de la cclluj on lit plusieurs inscriptions qui rappellent des dons faits au temple;
l'une d'elles est une lettre de l'empereur Titus aux magistrats d'Azani. Dans un
précédent voyage, M. Texier a relevé ces inscriptions. A peu de dislance du temple
se trouvent des ruines informes, dont il est difficile de déterminer l'ancien état, et
plus loin un théâtre avec un stade qui lui est contigu. Ces deux derniers monu-
ments ne sont pas d'une construction comparable à celle du temple, mais ils ont
aussi leur mérite. Les gradins du théâtre font face à la montagne de Mourad Dagh.
A chaque pas, aux environs du temple et sur les bords du Rhyndacus, on trouve
des sculptures charmantes; les parapets même des quais, encore très-visibles, sont
ornés de figures de très-bon goût; beaucoup de pierres tumulaires sont mêlées à
ces débris; M. Texier en a dessiné plusieurs.
Les ruines d'Azani ont été découvertes vers 1826 par MM. Alexandre et Léon
de Laborde : elles feraient la fortune d'une ville d'Italie, où elles seraient l'objet
d'une espèce de culte artistique. En Asie, elles sont livrées à l'ignorance et à h
brutalité, qui les mutilent chaque jour pour en retirer les matériaux des plus igno-
bles constructions.
Tauchauleu.
Nous avons couché à Tauchauleu (Ville des Lièvres), petite ville placée sur les
cartes à l'est d'Azani, tandis qu'elle est en plein nord, dans la vallée du Rhyndacus,
qui, à cet endroit, est le pays le plus peuplé, le mieux cultivé que nous ayons en-
core rencontré. Des hauteurs qui dominent la vallée, sur la route que nous ve-
nions de faire, nous avions eu dans le lointain une vue complète de la chaîne de
l'Olympe, qui présente un front très-étendu, chargé de nuages à son extrémité
nord-ouest. C'est cette chaîne qui nous restait à traverser pour atteindre Brousse.
Au moment de quitter Azani, nous avions été sur le point de voir arrêter judi-
ciairement nos surudjis ; ils avaient été dépistés par deux de leurs créanciers qui
étaient venus d'Ouschak, leur pays, pour réclamer paiement Mais l'aga du village.
LETTRES DORIENT. 111
ayant eu connaissance du marché que nous avions fait avec les déi)iteurs pour
notre transport, avait consenti à les laisser partir. Les créanciers prirent alors le
parti de nous suivre, dans l'espoir d'être payés par nous à Brousse, sur le prix con-
venu avec les surudjis : nous les avons laissés dans cette douce illusion. Le fait est
que nous-mêmes sommes en avance, parce qu'au départ de Smyrne nous avons
fourni de quoi complélor rachat du nombre de chevaux nécessaire, de telle sorte
que les créanciers n'auront pas d'autre ressource, s'ils persistent à nous suivre à
Constantinople, que de faire vendre quelques chevaux. Mais déjà l'un des créan-
ciers, fatigué de courir avec nous dans les montagnes, a lâché prise, et je ne sais
pas trop ce que l'autre est devenu aujourd'hui. Nous les avions pourtant lai.ssés pai-
siblement s'installer dans notre troupe, manger et fumer avec nos cens.
Couvourla.
Nous avons quitté Tauchanleu assez tard dans la matinée. Vers midi il fut ques-
tion de faire kief pour déjeuner, tout en envoyant nos bagages en avant pour ne point
perdre de temps. Comme j'avais eu soin de me munir dun pain, de deux oignons
et d'un morceau de fromage, je me décidai à suivre les bagages et Méhémet, notre
kavvas, qui les accompagnait. Le reste de la troupe devait nous rejoindre assez
promplement; mais il en fut autrement. Le pays nous était inconnu, Méhémet n'.i-
vait pas pris des informations suûisantes, et tandis que ces messieurs se dirigeaient
vers Couzourdja, l'étape convenue, Méhémet et moi, nous nous enfournions, avec
les bagages, dans la chaîne de l'Olympe. J'allais toujours herborisant et admirant
les magnifiques forêts de pins et de hêtres où nous étions entrés, lorsque nous
nous trouvâmes séparés nous-mêmes des bagages. Méhémet s'aperçut enfin que
nous étions égarés, dans la vallée la plus romantique, il est vrai, mais bien et dû-
ment égarés. Heureusement nous rencontrâmes un berger, qui nous conseilla de
rétrograder. Nous retrouvâmes alors les bagages, déchargés par les surudjis dans
une éclaircie de la forêt. Le jour tombait, il n'y avait pas moyen de sortir de là :
je me décidai bientôt à coucher en ce lieu. Je dressai mon lit sous l'abri d'une de
mes couvertures, au pied d'un arbre; un grand feu fut allumé, et je fis mon souper
d'un reste de pain enfoui dans une de mes sacoches, d'un coup de rctki (eau-de-vie
de grains du pays aromatisée avec du mastic de Chio), et d'une tasse de café; car,
quand on voyage avec des Turcs, on a toujours du café. Les miens étaient pourvus
d'une poêle à torréfier le café et d'un petit moulin. J'eus encore le temps, avant la
nuit close, de mettre dans les papiers mon abondante récolte de la journée; assis
ensuite auprès du feu, où mes gens entassaient des arbres entiers, et fumant ma
pipe, j'étais absorbé par la contemplation du tableau qui m'entourait. A peu de
distance de là, des bergers de la montagne avaient fait aussi un feu et bivouaquaient
comme moi. Ils s'étaient approchés un instant, attirés par une curiosité qui parais-
sait bienveillante. Il ne m'est pas venu un instant l'idée qu'avec ma petite escorte
et mes bagages en garde, je pusse courir le moindre péril dans ce lieu isolé. Pen-
dant ce temps, Méhémet était reparti à la recherche de nos compagnons, dans la
direction du village le plus voisin. Il devait leur proposer, s'il les rencontrait, de
venir me rejoindre au bivouac; mais il ne les trouva pas, et revint deux heures
après avec des provisions désormais inutiles pour mon souper, et un pauvre mouton
destiné au repas du lendemain. Méhémet avait eu soin au.ssi d'amener quatre
hommes armés pour faire la garde auprès de nous, précaution sans doute assez inu-
I 42 LETTRES d'orient.
tile, mais qui complétait le tableau de mon bivouac. Je n'ai jamais mieux dormi
que cette nuit-là.
Le lendemain, d'assez bon malin, je fus réveillé par la voix de nos compagnons
qui, de Couzonrdja. s'étaient dirigés vers le point où j'étais resté d'après les indi-
cations d'un des créanciers de nos suriidjis; cet homme s'était séparé de nous la
veille, lorsqu'il s'était aperçu que Méhémel s'égarait. Ils avaient été inquiets pour
moi, moins à cause des contes de voleurs dont notre interprète Moyse, le plus pol-
tron de la troupe, les avait entretenus, et que l'aga même du village ne laissait
pas d'appuyer, qu'à cause de la disette de vivres dont ils supposaient que j'avais
souffert. Mais ils avaient été réellement plus à plaindre que moi à Couzourdja, en
ce qu'ils n'avaient ix)int leurs lits, et qu'ils avaient été obligés de coucher sur des
nattes. Notre réunion fut très-gaie, et célébrée par un café au lait général.
Cette journée a été, sans contredit, l'une des plus remarquables du voyage ;
notre route nous a conduits dans de vastes forêts à perte de vue et d'une beauté
ravissante; les Pyrénées espagnoles n'ont que des bouquets en comparaison des
forêts de l'Olympe : le hêtre, dans ses plus hautes dimensions, est l'essence domi-
nante. Nous n'avions celte fois, en fait d'abris pour notre kief, que l'embarras du
choix. Nous choisîmes une vaste éclaircie revêtue d'un gazon excellent pour nos
chevaux : tout autour, la forêt nous olfrait ses formes les plus pilloresques.
Nous couchâmes sur la lisière des bois, au village de Couvourla. Nos surudjis,
qui ont intérêt à faire durer le voyage, puisqu'ils sont payés à la journée, auraient
pu nous mener à une ou deux lieues plus loin, ce qui nous aurait bien avancés
pour le lendemain ; mais ils prétendirent que le premier village était extrêmement
éloigné. Il en résulta que nous eûmes un mauvais gite, encore gâté par une pluie
assez fi'oide.
Brousse.
De Couvourla à Brousse, nous avons eu quatorze heures de route à cheval ; nous
n'avons pas fait, de propos délibéré, une marche si fatigante, mais nous avons été
trompés sur la distance : nos surudjis avaient beau dire que la journée serait trop
forte, nous ne voulions plus les croire. Bref, nous n'étions rendus au gîte qu'à dix
heures et demie du soir, par une nuit assez noire. Un orage avait gTossi les torrents
qui descendent de l'Olympe, et nous avons failli être obligés de coucher à la belle
étoile en attendant que les grandes eaux se fussent écoulées. Heureusement nous
sommes tous arrivés, gens et bêtes, sans encombre à notre destination. Méhémet,
qui nous avait précédés de quelques heures, nous avait choisi une maison grecque
très-grande et très-confortable, et nous avons bientôt oublié les fatigues de la
journée. Le seul souvenir qui restera est celui du beau pays que nous avons tra-
versé. En avant de Couvourla, dans une plaine dont les eaux appartiennent au
bassin de la mer Noire, est la petite ville d'Ainigheul ; plus loin, Aceou au débouché
d'une gorge de l'Olympe ; enfin, an détour d'un des contre-forts de la grande chaîne,
l'œil embrasse à la fois la vallée de Brousse, renommée dans tout l'Orient par la
richesse de sa végétation et l'abondance de ses eaux, et la ville elle-même, une
ville de quatre-vingts à cent mille âmes, bâtie en amphithéâtre au milieu des jar-
dins, au pied de l'Olympe; je cherche pour toi un terme de comparaison, et je ne
trouve que la vallée du Grésivaudan en Dauphiné. Les noyers, les châtaigniers, les
platanes gigantesques, forment la masse de la végétation avec les mûriers qui
LETTRES d'orient. 1 iô
soiil la principale richesse du pays ; lu sais que Drousse est assez célèbre par ses
soieries.
Aujourd'lnii chacun a fait une toilette complète, nous en avions tous besoin après
tant de jours de courses continues. Le tailleur, le sellier, la couturière, ont été ap-
pelés au secours de nos ofTels délabrés; après quoi nous avons fait sur la terrasse
de notre maison un déjeuner des plus agréables, d'aulant que de ce lieu on dé-
couvre toute la ville et ses environs : nous avions de la peine à compter le grand
nombre des minarets qui s'élancent du milieu des édifices et de la verdure.
Nous resterons ici quelque temps. M. Herbet nous précédera à Constantinople;
il part demain matin, emportant nos lettres. La mort du sultan Mahmoud, que nous
avons apprise hier en arrivant ici, l'a déterminé à hâter son arrivée dans la capitale
de l'empire, afin d'y recueillir des informations sur les événements qui ont eu lieu
ou qui se préparent.
Nous craignions d'abord que la mort du sultan ne fût le signal de quelques trou-
bles, et que notre voyage n'en fût dérangé; mais l'agent consulaire de France dans
cette ville, M. Crépin, nous a dit que l'avénemenl du nouveau souverain, le jeune
prince Abdul-JIedjid, avait eu lieu sans la moindre opposition. Tout est calme à
Constantinople comme ici ; personne ne songe à bouger : l'esprit janissaire parait
avoir été éteint complètement îans le sang de cette milice fameuse, et la nation est
plongée dans une apathie telle que la prise même de Constantinople par les Russes
ne la troublerait pas. Nos politiques de Paris vont sans doute s'évertuer sur les
nouvelles du jour ; ils vont voir tout l'Orient en feu, et les grandes puissances eu-
ropéennes aux prises. Il y a tout à parier, au contraire, que le statu qiio, si com-
mode pour tout le monde, sera maintenu à grand renfort de protocoles. Notre
pauvre France surtout n'est guère préparée à tirer parti des circonstances, avec
son gouvernement si contesté. Quand on a chez soi des émeutes périodiques, on ne
pèse pas beaucoup dans la grande balance. Cette idée me chagrine, en songeant au
rôle que nous devrions jouer dans l'Orient, non pas sans doute pour y faire des
conquêtes, mais pour y étendre notre influence et notre commerce.
Brousse, conquise par Orcan, a été pendant plusieurs siècles le siège de l'empire
des sultans; Brousse est la seconde capitale de l'empire ottoman, c'est le Moscou
des Turcs. Aussi cette ville porte-t-elle un caractère d'antiquité respectable. Là
sont les souvenirs de la nation, ses anciens souverains y reposent, et la religion
veille sans cesse auprès d'eux. Nous avons commencé notre tournée par le tom-
beau d'Orcan, le vainqueur de Brousse; ces monuments se ressemblent à peu près
tous, ce sont des édifices en rotonde; sur une estrade sont placés des sarcophages
en pierre ou en plâtre revêtus de riches étoffes : le turban et la ceinture sont dé-
posés auprès de la tête. Je suppose qu'on renouvelle ces ornements de temps à
autre. Des prêtres sont chargés de réciter journellement des prières auprès de ces
tombeaux. A. côté de ces sarcophages, on en voit d'autres moins ornés et de diverses
grandeurs : ce sont ceux des sultanes et des princes morts en bas âge, la plupart
de mort violente, suivant le procédé ancien qui avait pour but d'éviter les conflits
de succession. Il serait trop long d'énumérer tous les monuments de ce genre que
nous avons vus; M. de Hammer, dans un ouvrage spécial sur Brousse, en a donné
la de.scriplion détaillée, ainsi que celle des mosquées.
La grande mo.squée (Uloudjami) est grande et belle; nous avons pris un plaisir
infini à en examiner l'ensemble et les détails. Un certain nombre de Turcs y étaient
rassemblés; les uns priaient tournés vers la Mecque, les autres faisaient leurs ablu-
144 LETTRES D'ORIENT.
lions à la fonlaine de marbre placée au centre de l'édifice, d'autres étaient en con-
templation, ou même dormaient tout de bon sur les nattes. Nous n'avions encore
vu que les mosquées mesquines de Sniyrne ; celle-ci nous a fait comprendre l'O-
rient religieux tout entier. Il y en a plusieurs autres très-intéressantes aussi, no-
tamment celle du sultan Bajazet, voisine de son tombeau, de ce même Bajazet qui
fut renfermé par Tamerlan dans une cage de fer. Cette mosquée est située à l'est
de la ville, sur un mamelon isolé, et elle est précédée d'un portique très-élégant.
Une autre, celle de Mahomet II, toute revêtue de faïence de couleur, a présenté à
M. Texier un intérêt particulier; du haut du minaret, on jouit d'une vue complète
de Brousse.
Le Vieux-Château, ancienne résidence des premiers sultans, d'où l'œil embrasse
toutes les parties de la ville, n'offre plus aujourd'hui que des pans de murs ruinés;
il a fourni à M. de Hamnier une longue tirade à effet sur les magnilicences orien-
tales que ce lieu rassemblait jadis. Son imagination reconstruit les kiosques des
sultanes, fait reverdir les ombrages et couler les fontaines au son des mandolines,
comme au temps d'Orcan. Aujourd'hui un jardin potager, cultivé par une pauvre
famille grecque, remplace tout cela.
Les tombeaux d'Amurat, situés à un quart de lieue à l'ouest, sont fort mal en-
tretenus, mais remarquables par les deux magnifiques platanes qui les ombragent.
Les bains d'eau thermale sont à une demi-lieue de Brousse, aussi du côté de
l'ouest. La température de ces bains célèbres est celle de l'eau bouillante ; aussi
les baigneurs se contentent-ils de s'exposer à la vapeur que dégagent les sources
dans les étuves. En quelques secondes, on est baigné de sueur; de l'étuve, on passe
dans la salle tempérée, puis on rentre dans la salle froide, où l'on se rhabille : c'est
la distribution des bains antiques. La construction de ceux de Brousse n'a rien de
monumental; ce sont des rotondes surmonlées de coupoles et éclairées par le haut
au moyen de verres épais comme les cabines des navires. Tout le monde, sans dis-
tinction d'état et de religion, y est admis; il y a un jour de la semaine réservé pour
les femmes. L'espèce humaine n'est pas la seule qui profite de ces eaux salutaires;
nous y avons vu amener un beau cheval qui s'y tenait fort tranquille et paraissait
se plaire beaucoup aux frictions et aux lotions auxquelles on le soumettait.
Il y avait a Brousse spectacle de marionnettes, divertissement fort goûté des
Turcs. Nous nous sommes rendus au lieu du spectacle, près de Bounar-Baschi, la
grande source de la ville, et nous avons pris place. De ma vie, je n'ai vu rien d'aussi
dégoûtant. Les scènes représentées sont d'une obscénité révoltante, et il parait que
les paroles sont à l'avenant. Le Karayheuz, espèce de polichinelle turc, laisse bien
loin derrière lui ses confrères de Nai)les et de Rome. On est étonné de voir les
Turcs, gens graves et d'ordinaire très-réservés, prendre plaisir à un pareil spec-
tacle. On dit qu'il est admis même dans les fêtes de la bonne société ; il est vrai
qu'il n'y a pour spectateurs que des hommes. Les voyageurs doivent voir un peu de
tout; nous ne pouvions pas omettre ce trait des mœurs locales, quelque contraire
qu'il fût aux bonnes mœurs.
Nous avions relardé notre ascension au mont Olympe, dans l'espoir que les nuages
qui couvraient sa cime se dissiperaient; mais, comme nous ne pouvions attendre
indéfiniment le bon plaisir du temps, nous y sommes grimpés malgré les nuages.
La montée jusqu'au sommet le plus élevé est de huit heures, dont six et demie à
cheval et le reste à pied. Cette montagne porte un nom bien célèbre, celui de la de-
meure des dieux. Elle partage cet honneur avec deux autres montagnes du même
LETTRES n'oniENT. 1 V6
nom, l'une on Tliossalie, l'autre on Crôle; celle de Brousse est l'Olympe de Billiynie.
Tonrnofort, notre célèbre botaniste, lors de son voyage vers 1700, n'a |)oinl atteint
le sommet ; il s'était trouvé à lirousse en novembre, et la saison était rude. L'O-
lympe, dans le plus fort de Tété, porte un grand manteau de neige, un peu troué,
il est vrai, çà et Ih par les rochers : c'est sur l'Olympe qu'on recueille en grande
partie la neige qui sert h la consommation de Constanlinople, comme la neige de
Naplcs se recueille au monte san Angelo. Les diverses régions végétales sont mar-
quées d'une façon très-lranchée sur les pentes de l'Olympe. Au pied, les noyers et
les châtaigniers ; au-dessus les chênes, plus haut les hêtres, puis les pins et les sa-
pins (c'était la première fois que nous voyions cette dernière espèce en Asie), enfin
les arbustes rampants. M. Saul et moi avons en lieu d'être assez contents de notre
récolte dans la région supérieure, celle des pâturages, habitée pendant l'été par les
tribus turcomancs, qui y vivent sous la tente; mais il a fallu faire notre deuil de la
vue. Arrivés au sommet, nous y avons été entourés par les brouillards, qui nous
ont caché l'un des plus beaux panoramas qu'offre ce pays. La mer de Marmara, les
golfes de Moudania et de Nicomédie, et Constantinople à l'horizon, voilà ce que
nous devions voir. Force a été de nous contenter, sauf quelques échappées au mo-
ment où nous sommes descendus, de la description de M. de Hammer. Nous avons
été un peu plus heureux pour la vue du sud, et nous avons pu, grâce h une rafale
qui a balayé pour une dizaine de minutes ces maudits brouillards, suivre de l'œil
toute la route que nous avions faite à travers la Phrygie pendant les semaines pré-
cédentes. Mi Texier avait apporté son baromètre ; il a trouvé 1950 mètres pour la
hauteur de la montagne. Nous étions de retour au gîte après le coucher dn soleil :
nous avions marché presque sans relâche.
Le lendemain, nous avons arrangé nos plantes, et reconnu qu'il serait bientôt
temps, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, d'arriver à Constantinople;
les malles de botanique sont pleines, et même elles commencent à déborder dans
les sacoches. Tout se trouve fort heureusement en bon état.
Je n'ai pas voulu quitter Brousse avant de revoir, pour mon compte particulier,
les plus belles mosquées; j'ai trouvé celle de Bajazet et la grande mosquée du
centre de la ville, l'Uloudjami (celle qui contient une fontaine), plus belles que la
première fois. Accroupi à la turque au pied d'un des piliers de l'Uloudjami, je suis
resté pendant un assez long temps en contemplation, tandis qu'à mes côtés de bons
musulmans se livraient, sans paraître me remarquer, à leurs actes de dévotion, les
uns faisant leurs ablutions à la fontaine, les autres se prosternant en récitant leurs
prières, d'autres lisant le Coran dans les manuscrits déposés à l'usage du public
des deux côtés de la Kibla, ou sanctuaire tourné vers la Mecque. J'ai éprouvé là
quelque chose du sentiment que tu me dépeignais à propos de Saint-Pierre de
Rome (soit dit sauf respect) : j'ai goùlé ce bien-être qu'on ressent dans un beau
climat, en présence des chefs-d'œuvre de l'art et sous l'impression des idées reli-
gieuses.
■ Nicée.
Notre première couchée après avoir quitté Brousse fut Tchakardleu, à une lieue
en avant de la ville de Jeni-Cheher, dans une grande ferme appartenant à un an-
cien capilan-pacha, au milieu d'une riche plaine. Notre roule n'avait offert de re-
marquable que la rencontre de grands troupeaux de moutons conduits par des ber-
146 LETTRES d'orient.
gers bulgares au costume slave. Quel mélange de peuples dans cette Turquie!
chacun conserve son costume, son langage, sa religion à part.
Jeni-Cheher n'avait rien qui pût nous attirer; nous l'avons laissé de côté, en
nous dirigeant par un chemin raccourci vers les montagnes qui séparent cette plaine
du lac de Nicée; elles forment une chaîne assez élevée, dont le mont Arganthonius
des anciens est l'extrémité. 11 s'élève au sud-ouest du lac, au-dessus de Kemlik ou
Ghio, port de la marine militaire turque, vers lequel se dirigent les bois de con-
struction de l'Olympe. Les cheuiins sont couverts, dans les diverses directions, de
mauvais chars mal attelés, à essieux en bois non graissés, qui crient sur tous les tons ;
c'est la seule musique de la contrée. Un peu au-dessous du col qui conduit à Nicée,
au café de Derbent (ou du défilé), nous avons fait kief. On y jouit d'une belle vue
du lac, qui a environ huit lieues de long sur deux de large. L'antique ville de Nicée.
aujourd'hui Isnik, est située à l'extrémité orientale. Ses murailles, restaurées à di-
verses reprises par les empereurs byzantins, sont conservées dans toute leur étendue
avec leurs tours; un des côtés de l'enceinte est baigné par l'eau du lac. Il y avait du
temps de Strabon quatre portes, dont trois subsistent encore; chacune de ces portes
avait été ornée, postérieurement à Strabon, sous le règne de Trajan, d'arcs de
triomphe d'un bon style, et encore presque intacts, grâce au mauvais goût des By-
zantins, qui ont fait entrer ces monuments dans le système de défense de la ville.
Mais combien d'autres monuments précieux ont disparu dans ces temps malheu-
reux ! A chaque pas, on retrouve des débris de l'art enchâssés dans les murailles :
ici c'est une colonne, là un bas-relief ou une inscription. A la sortie, du côté de
Constantinople, en avant de l'arc de Trajan, la première enceinte est fermée par
une porte dont les deux montants et le seuil sont des colonnes mutilées.
Pline le jeune, ami et panégyriste de Trajan, fut préteur de Bithynie. Il parle
de Nicée dans ses lettres ; il y fait mention aussi d'un projet de communication d'un
lac avec la mer. M. Texier avait pensé qu'il s'agissait du lac de Nicée; mais je me
range à l'avis de M. de Hammer, qui applique, ce me semble, avec raison, le texte
de Pline au lac de Sabandja et au golfe de Nicomédie. M. Texier n'est pas éloigné
de revenir à cet avis; nous avons longuement discuté la question sur les lieux. La
réunion du lac de Sabandja au golfe de Nicomédie fournirait une communication
de la mer Méditerranée à la mer Noire par l'intermédiaire du Sangarius, et pour-
rait avoir une assez grande importance commerciale et politique ; les Turcs, dans
les beaux temps de leur empire, avaient repris ce projet.
Nicée, fondée par Anligone, lieutenant d'Alexandre, qui lui donna le nom de sa
fille, a été pendant plusieurs siècles l'un des boulevards de l'empire grec contre
l'invasion des musulmans. Tombée enfin entre leurs mains, elle fut assiégée sans
succès en 1090 par les croisés, et reprise par eux l'année suivante (ils avaient pour
chefs Godefroy de Bouillon et Tancrède) ; sièges fameux qu'il faut lire dans Y His-
toire des Croisades. Ce livre aura bien de l'intérêt pour moi, lorsque après l'Asie
Mineure j'aurai vu la Syrie et Jérusalem; car c'est là le théâtre complet de ces ex-
péditions mémorables, que notre siècle d'indifférence en matière de foi a de la peine
à comprendre. Nicée tomba définitivement au pouvoir des Turcs en 1530. Elle est
encore chère aux catholiques à un autre titre : c'est là que s'est tenu, le 25 juil
let 325, sous la présidence de l'empereur Constantin, au jour anniversaire de la
vingtième année de son règne, le concile d'où date le symbole de l'Église romaine.
Là fut condamnée par trois cents évêques ou saints docteurs, contre dix-huit, l'hé-
résie d'Arius. On n'est pas d'accord sur l'emplacement de l'église où s'est tenu le
LETTHES d'orient, 147
concile : l'enceinlc délabrée que M. de Hammer signale comme un reste de celle
église me parait bien exiguë. Quant à l'église grecque actuelle d'Isnik, elle est en-
core plus polile. (-et édifice est du temps d'un autre Constantin appelé Porphyro-
génète. Ou remarque, sous le portique, des ligures de Vierge et de saints en mo-
saïque d'une belle conservation ; Saint-Marc de Venise et la cathédrale de Pise ne
possèdent rien de mieux.
Le lac de Nicée peut rivaliser avec ceux de la Suisse occidentale, de Neufchàtel
et de Bienne, à plusieurs égards; mais qui me donnera ces villes charmantes, ces
nombreux villages, cette belle culture de la Suisse, ces bateaux à vapeur? Ici à peine
y a-t-il une mauvaise barque de pêcheur; nous n'avons point osé nous y aventurer.
Le poisson du lac de Nicée est très-bon : j'avais trouvé à en acheter dans une course
sur les bords; mon plat fut très-bien accueilli par la troupe des voyageurs, peu ac-
coutumée depuis longtemps à un pareil régal.
Il était temps, pour le repos d'un ou deux de nos jeunes gens, que nous quittas-
sions Nicée; notre hôte avait une fille charmante de seize à dix-sept ans; nous n'a-
vions pas vu en Turquie de plus jolie Grecque : elle était accomplie. Le père et la
mère semblaient parfaitement comprendre le mérite d'un pareil trésor, et le sur-
veillaient de très près, de sorte que tout s'est réduit, de la part de nos amoureux,
à des soupirs, et ils n'ont gagné à leur manège que des plaisanteries que nous ne
leur avons pas épargnées.
Nicomédle.
Nous nous sommes dirigés sur Nicomédie par une route de montagne plus courte
que celle de Sabandja, que M. Texier avait suivie dans un autre voyage. On passe, a
peu de distance de Nicée, auprès d'un obélisque tumulaire antique. Nous nous
sommes ensuite élevés dans les montagnes, et, après beaucoup de détours, nous
avons atteint une corniche d'où l'on découvre à la fois, au delà du lac de Nicée,
toute la chaîne de l'Olympe, le golfe de Nicomédie, et Constantinople dans le loin-
tain; le sommet de l'Olympe, qui nous avait tenu rigueur jusqu'alors, était ce jour- .
là parfaitement découvert. Notre joie, en apercevant le terme de notre tournée, le
lieu où nous attendaient nos lettres de France, fut grande, comme tu peux l'ima-
giner. Tout le reste de la journée, nous marchâmes dans les bois ; j'y trouvai plu-
sieurs arbustes rares, entre autres un rhododendron. Notre dernier kief eut lieu
sous de beaux ombrages; les oignons crus et les œufs durs y tinrent encore leur
l>Iace. Nous couchâmes au café de Kasikli, sur le bord du golfe.
Nous n'étions plus qu'à une heure et demie de Nicomédie (Ismid) par mer ; nous
en mîmes six à y arriver avec nos chevaux en longeant le golfe et ses marais. A un
quart de lieue de la ville s'élève un poteau bariolé de diverses couleurs et servant
à indiquer la distance à la manière des pays du nord de l'Europe; l'établissement
de ces poteaux est sans doute une des mesures de la réforme; que n'a-t-elle com-
mencé par les routes elles-mêmes? Nicomédie est bâtie en amphithéâtre sur le côté
nord du golfe, j'allais dire du lac, car, en vérité, la mer y est si calme, les promon-
toires de l'ouest sont si rapprochés, qu'on dirait un lac. Ne devant rester que jus-
qu'au soir dans cette ville qui n'offre rien de particulièrement intéressant, nous al-
lâmes nous établir dans un grand café du quartier de la marine. La vue était
très-agréable, mais le séjour ne l'était guère : autant aurait valu camper sur la
place publique, nous n'aurions pas eu plus de bruit et d'importuns. Nous y dînâmes
148 LETTUES d'orient,
avec du Iccbab, plat Uirc qui consiste en une grande quantité de petits morceaux de
viande rôtis sur des brochettes et posés ensuite sur des tranches de pain mollet im-
prégnées de graisse. Nous passâmes le reste de l'après-midi à fumer en réglant nos
comptes avec nos muletiers, et à boire des sorbets. Je me séparai de mon petit
cheval Vondouk clorou, en lui faisant une caresse; le pauvre animal m'avait, sauf
une chute à Scala-Nova, bien et fidèlement servi ; accoutumé à ma manière de
voyager, il savait s'arrêter et se tenir tranquille quand j'avais une plante à ra-
masser.
A six heures du soir, nous avions déjà retenu, pour nous rendre par mer à
Constantinople, une sarcolève ou grande barque, et nous étions prêts au départ;
le vent de terre s'était levé, et nous avions hâte de mettre à la voile; mais nous
ne pûmes partir qu'une heure et demie plus tard. Notre navire portait, pour le
compte du gouvernement, des fez, ou coiffures militaires, du bois, et je ne sais
combien d'autres choses entassées pêle-mêle. Nous eûmes toutes les peines du
monde à nous caser avec nos effets; nous ne pûmes, faute de place, étendre nos
lils; il fallut coucher, comme on put, sur la dure. La brise, quoique faible, était
favorable, la nuit magnifique, et nous étions d'ailleurs soutenus par l'espoir de
coucher prochainement dans de bons lils. Nous n'avions jamais été plus gais ; nos
jeunes gens et les matelots firent assaut de musique : l'orchestre des matelots se
composait de tambours et d'une sorte de hautbois; nos jeunes gens les accompa-
gnaient avec les couvercles de nos marmites en guise de cymbales.
Conslanlinople.
Dans la matinée, nous atteignîmes la hauteur des îles des Princes; vers trois
heures, nous doublions la pointe de Scutari, et nous nous trouvions en face de celle
du Sérail.
Te l'avouerai-je? l'aspect de Constantinople n'a pas, dans le premier moment,
produit sur moi l'impression à laquelle je m'attendais, et il m'a paru inférieur à
celui de Naples. Je suis revenu peu à peu de ce premier jugement, et à mesure
que je parcours les villes dont se compose cette grande capitale, son port et le
Bosphore, je rends plus de justice à Constantinople, et je me range à l'avis à peu
près unanime des voyageurs. En effet, il est difficile d'imaginer une situation plus
magnifique : elle est unique dans le monde piir ses rapports avec trois mers.
L'Europe et l'Asie s'y donnent la main. On comprend ici comment de pareils avan-
tages ont été dans tous les siècles le point de mire de tous les peuples, et l'em-
barras que la politique actuelle éprouve en présence de l'ouverture d'un pareil
héritage. Le moment où nous sommes arrivés à Constantinople est sans contredit
le plus intéressant, le plus solennel, que la complication des événements antérieurs
pût amener. Mahmoud, après de vains efforts pour régénérer et relever son em-
pire, vient de mourir; son armée est détruite, sa flotte est livrée à son ennemi-
Le nouveau sultan est un jeune homme de dix-sept ans, sans moyens et sans in-
struction. La révolte éclate dans plusieurs provinces; toutes les ressources sont
épuisées. Que va-t-il arriver? Méhémet-Ali se contentera-t-il de l'Egypte et de la
Syrie, ou bien poursuivra-t-il ses avantages? On dit qu'il s'est déjà montré disposé
à la paix, en se soumettant même à la suzeraineté nominale du sultan. Pendant ce
temps, la flotte française est aux Dardanelles, ainsi que le prince de Joinville, im-
patient de venir ici, au moins en visite, avec sa frégate. La flotte anglaise ne peut
LETTRES D'0niE?iT. 1 Î9
manquer de se rapprocher bienlôl aussi. Tout semblait annoncer, il y a quelques
jours, que la dernière heure de l'empire ottoman avait sonné, et que le partage
allait commencer; mais son agonie peut encore être assez longue. On parle déjà
de conférences qui s'ouvriraient à Vienne entre les grandes puissances : puisse la
France y tenir dignement sa place! Depuis quelques jours, j'entends beaucoup rai-
sonner sur cette grande question d'Orient, et je me suis fait aussi mon rcve : je
m'y suis rencontré, m'a-t-on dit, avec lord Ponsonby, ce qui est, sans doute, fort
honorable pour moi. Je le le résume dès à présent en dt-ux mots : consécration du
principe de la libre navigation de la mer Noire et destruction complète de tous les
ouvrages de défense et de fortification du Bosphore et des Dardanelles, le tout
sous l'autorité des grandes puissances, agissant de concert dans un haut intérêt
de civilisation et de paix générale.
Comme les autres diplomates, notre ambassadeur, M. l'amiral Rou.ssin n'habite
plus Constanlinople depuis l'incendie de Péra, qui a eu lieu il y a sept ans, et qui
a détruit tous les palais; il est établi à Thérapia, village sur le Bosphore, à quatre
lieues d'ici. C'est presque un voyage, mais le plus beau possible : le Bosphore est
comme un grand fleuve, ou plutôt une suite de lacs, bordée de belles habitations,
de villages pittoresques, de châteaux forts ; une succession de tableaux les plus
variés, les plus riches. Le seul reproche que je ferais aux rives du Bosphore, c'est
que les sommités ne sont pas partout assez couvertes de bois. C'est par cette
route que nous sommes allés à Thérapia avant- hier, dans un bon caïk à quatre
rameurs. L'ambassadeur et M""= Roussin n'étant pas encore de retour d'une course
qu'ils avaient faite à Conslantinople, nous avons employé le reste de la journée à
remonter jusqu'à l'entrée du Bosphore du côté de la mer Noire. Nous avions à la
main un ouvrage de M. de Hammer, spécialement consacré à Conslantinople et à
ses environs, livre savant et exact comme celui qu'il a consacré à la Bithynie.
Tout y est décrit minutieusement ; tous les souvenirs historiques, depuis le voyage
des Argonautes jusqu'à nos jours, y sont rassemblés,
A l'entrée de la mer Noire, près du phare de la côte d'Europe, sont les îles Cya-
nées, roches volcaniques, visitées par Jason ; nous avons été y reconnaître, non sans
quelque danger dans notre marche sur ces rochers escarpés, un autel antique
élevé en l'honneur des divinités protectrices du navigateur. De là, nous avons vu
s'étendre devant nous la nappe de la mer Noire. Un bateau à vapeur venait, en ce
moment, de remorquer de l'entrée du Bosphore plusieurs navires, et, livrés désor-
mais à eux-mêmes, ils déployaient leurs voiles, les uns dans la direction d'Odessa,
d'autres dans celle de Trébisonde ou de la Colchide des Argonautes. On atteint
Trébisonde en trois jours par bateau à vapeur; le jour de notre arrivée à Conslan-
tinople, nous en avions vu un qui chauffait pour cette destination lointaine; il était
encombré de voyageurs. N'est-ce pas admirable? Dans quel temps nous vivons! La
vapeur a fait une véritable révolution dans le monde. Nous sommes revenus à Thé-
rapia par la rive gauche du Bosphore, non sans nous être arrêtés auprès du château
bâti par les Génois sur les ruines d'un ancien temple des douze grandes divinités,
mais plus particulièrement consacré par les anciens à Jupiter-Urios (qui donne les
vents favorables). C'est là que l'on venait sacrifier avant de s'engager dans la navi-
gation périlleuse du Pont-Euxin.
En face de Bujukdéré, résidence de l'ambassadeur russe, sur la rive d'Unkiar-
Skelessi, s'élève une pierre monumentale eu mémoire du traité fameux de ce nom,
fait en 1835, et du secours que les Russes apportèrent alors au sultan, menacé
TO>!E I. 10
180 LETxnEs d'orient.
jusque dans sa capitalo par Ibrahim, fils de Méhémel-Ali. Nous avons contomplo
avec tristesse ce monument, qui témoigne à chaque instant de l'humiliation pro-
fonde de cet empire, autrefois si puissant, et de la facilité avec laquelle les Russes
pourraient saisir la belle proie qu'ils convoitent depuis si longtemps. Tout semble
les y appeler, jusqu'aux éléments. En elfet, pendant dix mois de l'année à peu près,
les vents du nord souillent sur l'entrée du Bosphore, et les courants qui existent
dans le Bosphore lui-même sont un secours de plus. Quand on songe qu'à Sébas
topol la Russie a toujours une armée et une flotte toutes prèles, il est évident
qu'elle a Constantinople dans ses mains. Ce qui fait qu'elle ne l'a pas prise encore,
c'est qu'elle n'a pas encore trouvé qu'elle pfit la garder.
Le palais de France à Thérapia a appartenu autrefois à un prince Ipsilanti, qui
a été mis à mort par ordre du sultan ; ses biens furent confisqués, et le palais de
Thérapia fut donné en cadeau h la France, au temps de l'ambassade du général
Sébastiani. C'est une grande maison de bois comme toutes celles de ce pays; elle
est située sur le quai même du Bosphore. La salle à manger et les salons dominent
la mer comme une dunette de vaisseau : demeure convenable pour un ambassadeur
amiral. L'habitation est vaste, bien tenue, mais assez mesquinement meublée par
le ministère des affaires étrangères : on me Fa fait remarquer en ma qualité de
député. C'est un beau séjour pendant l'été ; un grand parc avec des arbres touffus
et une terrasse sur le Bosphore en dépendent; mais l'hiver y est rude, à cause des
vents du nord, qui s'engouffrent dans le Bosphore. L'ambassadeur attendra encore
assez longtemps que son nouveau palais de Péra soit construit; on y travaille, et,
chose singulière, on fait venir les pierres de Malte. On a promis de me prouver
comme quoi cela ne coûtera pas plus cher que si l'on employait des pierres du
pays. Je tiens, comme défenseur des intérêts des contribuables, à obtenir cette dé-
monstration. La réception de l'amiral Roussin a été fort bonne; c'est un homme
d'un abord grave, qui paraît franc et loyal.
Il était près de dix heures quand nous avons pris congé de l'ambassadeur pour
retourner à Péra. Notre caïk nous y a ramenés en deux heures par le clair de lune.
Il faut en convenir, le Bosphore, à pareille heure, n'a rien à envier au grand canal
de Venise, et pourtant les proportions plus resserrées de Venise me plaisent da-
vantage. A minuit, les portes de Galata étaient fermées, et il n'y eut pas moyen de
fléchir les gardes, même au moyen du hakschia, le pour-hoire des Turcs : il nous
fallut revenir débarquer à Tophana. Il est défondu aux Turcs et aux Grecs de cir-
culer dans les rues passé une certaine heure : aussi l'un de nos bateliers, qui nous
guidait, avait il grand'peur d'être ramassé par la garde, avec laquelle, en effet,
nous eûmes une petite explication ; mais, dès que nous eûmes prononcé le mot ma-
gique (.Vambassadc de France, nous fûmes autorisés à continuer notre marche, sans
autre empêchement que celui des bandes de chiens errants dans les rues de la
ville; il fallait les écarter avec grand soin à coups de bâton. Ces animaux, si nom-
breux à Constantinople, sont assez dangereux pendant la nuit pour les piétons isolés.
Un autre jour, nous sommes allés voir les derviches hurleurs : ils se livrent à
leurs pratiques dans une petite mosquée à Tatabla, au quartier de San-Dimitri. On
ne saurait se faire une idée des contorsions de ces fanatiques. Leurs chants, qui
sont des espèces de litanies entremêlées d'oraisons, se terminent par un exercice
violent. On les voit exécuter alors des mouvements cadencés de plus en plus ra-
pides. Pendant ce temps, ils poussent les cris qui leur ont mérite ajuste titre leur
nom de hurleurs. A force de se livrer à cet exercice, ils sont saisis d'une exaltation
LETTRES D'OniEIST. 1 ij 1
presque frénétique, el tombent enDn épuisés. Nous avons vu plusieurs des dévots
tiui s'adjoignent aux derviclies éprouver de vérilal)les convulsions épileptiques ;
rien de plus hideux. Nous sommes sortis nous-mêmes assez fatigués de ce spec-
tacle. Les Turcs y assistent avec componction; les femmes même s'y rendent dans
une tribune grillée, ([ui leur est réservée.
Pour nous rafraîchir les yeux cl l'imagination, en sortant de la mosquée des
derviches hurleurs, nous sommes montés à la tour de Galata : elle s'élève sur la
colline de ce quartier et domine la majeure partie de la ville, tout le port, la pointe
du Sérail. Au haut de la tour est une rotonde percée de quinze à vingt croisées,
dont chacune est un tableau. Celle qui s'ouvre sur la pointe du Sérail m'attirait
toujours de préférence. C'est qu'en effet ce promontoire couvert d'édifices d'une
construction si originale, entremêlés de grands arbres, est l'un des plus beaux sites
de ce pays.
Un autre ordre de derviches, les tourneurs, ont leur couvent à Péra, à deux pas
de chez nous. Leurs exercices sont très-suivis, et n'ont rien du caractère dégoiitant
de ceux des hurleurs. Au centre d'une jolie mosquée très-propre est un parquet.
Une quinzaine de derviches, à grand bonnet gris en forme de gâteau de Savoie, à
robe flottante, y exécutent, sous la conduite d'un chef, diverses cérémonies, et prin-
cipalement cette espèce de valse qui les a fait nommer tourneurs. Ils tournent en
eflet au. son de la flûte et du tambourin comme de véritables toupies d'Allemagne,
les bras étendus et leurs robes enflées en cloche par le vent, pendant des demi-
heures entières, avec une régularité inconcevable, sans jamais se heurter, ni même
se toucher dans le cercle assez étroit qui circonscrit leurs exercices. Pendant ce
temps, l'un d'eux, qui paraît chargé d'une fonction particulière, circule parmi eux
d'un pas lent, et aucun des tourneurs ne l'atteint même du bout du doigt; leur ha-
bitude de cet exercice est telle que, lorsqu'ils s'arrêtent à un signal donné, ils ne
chancellent point, et ne paraissent pas éprouver le moindre vertige. On remarque
seulement qu'ils sont, en tournant, livrés à une sorte d'extase qui est sans doute
le but de cet exercice. Tout cela se fait gravement ; c'est bizarre au dernier degré,
mais point ridicule. Les derviches tourneurs jouissent d'une grande considération ;
à diverses époques, le gouvernement a même redouté leur influence. A la sortie de
la mosquée, le chef est accueilli par des démonstrations de respect, et les faction-
naires lui portent les armes.
En sortant de la mosquée des derviches tourneurs, nous sommes allés en caïk à
la promenade des Eaux-Douces, au fond du port, en longeant l'arsenal maritime.
Nous avions choisi ce jour, qui était un vendredi (le dimanche du pays), parce que
c'est celui où les Turcs font leurs parties de campagne de ce côté. Il n'y avait pas
une grande aUluence ; mais nous avons pu juger cependant de ce que doit être ce
lieu de réunion dans les grandes fêtes. Une petite rivière, qui se jette dans le port,
parcourt le vallon des Eaux-Douces, qui n'a d'ailleurs rien de pittoresque. Quelques
grands arbres çà et là et des prairies en font tout le charme. Des familles entières
viennent s'y établir pour y prendre leur collation, les femmes d'un côté avec les
enfants, les hommes de l'autre; on y arrive en caïk, à cheval, et surtout en ar-
rabas; c'est la voiture du pays, mauvais berlingot à jour, sur quatre roues, grossiè-
rement peint ou doré, recouvert d'une étoffe généralement rouge, et traîné le plus
souvent par deux bœufs au pelage gris. Ces animaux ont la queue retroussée et rat-
tachée à un cerceau orné de glands de laine de diverses couleurs Déjà nous avions
vu quelques arrabas à Brousse.
1 ;i2 LETTRES d'ORIENT.
En revenant des Eaux-Douces, nous avons abordé au quarlier d'Eyoub, pour
voir la mosquée de ce nom et la fondation de la sultane Validé, mère du sultan
Sélim. Cette fondation se compose de magnifiques tombeaux, d'une belle fontaine
et d'un minaret ou établissement pieux pour les pauvres; on leur y distribue des
vivres à certains jours marqués. ,Ces monuments sont des plus gracieux qui puissent
se voir; le marbre et les dorures en décorent les parties principales; on les trouve
gravés dans tous les ouvrages sur (lonstantinople. Nous n'avons pu, faute de firman.
voir de la mosqnée d'Eyoub que la cour et le péristyle; il ne règne pas ici la même
tolérance qu'à Brousse. Cependant nous avons été admis sans beaucoup de difficulté
dans une autre mosquée du voisinage, toute bariolée de rouge et de blanc, et qui a
cela de particulier, qu'elle est entourée de tous côtés, à l'intérieur, de tribunes. De
là nous avons erré dans la ville, et nous avons atteint par hasard la porte d'Ândri-
nople, l'une des plus fréquentées; d'un café voisin, nous avons passé en revue les
arrabas qui revenaient de la campagne. De ce point aussi, on aperçoit une assez
grande portion des vieux murs byzantins. Dans le quartier juif, nous venions de
voir les restes d'un palais du même temps. Enfin, nous avons regagné le pont de
bateaux en face de Galata.
Nous venons de faire une partie charmante chez M. AUéon, banquier français
très-considéré, et qui est à la tète de la meilleure des maisons de commerce de
Constanlinople. Après être i)assé à Buyukdéré, où est son habitation principale,
nous nous sommes rendus à celle plus modeste qu'il possède au milieu de la forêt
de Belgrade, à deux ou trois lieues du Bosphore. Il nous y avait fait préparer une
collation. Un convive aimable s'était joint à la troupe, M. Billecoq, premier secrétaire
de l'ambassade, et qui vient d'être nommé consul-général à Bucharest. Chemin
faisant, nous avons visité le système fort remarquable de réservoirs et d'aqueducs
établi dans cette forêt pour l'entretien des fontaines de Constantinople. M. Anselme,
capitaine d'état-major, aide-de-canip de l'ambassadeur, avait bien voulu nous
servir de guide, et s'en est acquitté on ne peut mieux. La forêt de Belgrade est
assise sur un des derniers rameaux des Balkans (l'Hœmus) ; les empereurs byzantins
y avaient fait recueillir les eaux des principaux ruisseaux du voisinage; il y existe
encore plusieurs aqueducs d'Andronic, de Justinien, très-bien conservés, et qui
servent encore aujourd'hui. Les sultans ont également construit des aquedu(!s, et
ils ont surtout augmenté le nombre des réservoirs; ce sont des étangs soutenus
par de fortes chaussées en maçonnerie, comme ceux de la montagne Noire qui
alimentent le bief de partage de notre canal du Midi. Les réservoirs appelés bctids
sont de fort beaux ouvrages en pierre de taille et même en marbre; plusieurs
d'entre eux sont situés dans les parties les plus épaisses de la forêt, et offrent des
points de vue charmants; le dernier construit est dû au sultan Mahmoud; il l'a
inauguré dix ou douze jours avant sa mort. M. Anselme nous a fait, sur les lieux
mêmes, la description de la fête magnifique donnée à cette occasion, aux frais du
ministre des finances, au sultan suivi de tous les grands de l'empire; la circonstance
la plus bizarre de cette fêle a été l'immolation de sept béliers en présence du
scheik-islam ou chef de la religion. Le sultan assistait à la cérémonie, assis dans un
kiosque élégant, bcàti à l'extrémité de la chaussée du bcnd. Nous y sommes entrés
un instant pour nous rafraîchir. Mahmoud était déjà très-affaibli lorsqu'il assista à
cette fête; mais il cachait son mal. Il a fait bonne contenance jusqu'au bout. Sa
liaine contre Méhémel-Ali était son sentiment dominant, et comme il sentait sa fin
approcher, il n'avait pas voulu retarder davantage la vengeance qu'il espérait tirer
LETTRES l/OKIEINT. l'ôô
de son vassal. L'avant-veille de sa mort, par un scrupule «le conscience, il avait
donné ordre de nicllro en lilicrté toutes les personnes retenues en prison; le haut
fonctionnaire chargé de cette mission s'imagina cpie les gens en quarantaine avaient
droit de proliter de cette mesure, et ils turent mis en liberté comme les autres. Ce
Irait peint l'administration turque.
M. Alléon a eu aussi la bonne idée de nous faciliter le moyen de visiter le nouveau
palais du sultan à Tchiragan, dont la construction s'achève en ce moment. On ne
peut donner une idée exacte de cette singulière construction qu'au moyen du dessin.
Le soubassement et les colonnes de marbre du palais sont baignés par les flots du
Bosphore, et la masse de l'édifice en bois peint s'élève en je ne sais combien de
corps-de-logis surchargés d'ornements bizarres; c'est à la fois un monument et
une série de boîtes de cartonnage. La portion du palais consacrée aux femmes, le
harem, a particulièrement piqué notre curiosité. Autour d'une énorme salle éclairée
par le haut sont disposés, comme autant de cellules, les appartements des femmes
du premier rang. Ils sont tous pareils; qui voit l'un, voit tous les autres; ils se
composent d'une grande chambre dont les fenêtres sont garnies jusqu'à une cer-
taine hauteur d'un treillage assez serré, de deux cabinets de toilette revêtus de
marbre blanc, et de deux grandes armoires, l'une i)our les habillements, l'autre
pour serrer les lits pendant le jour. Les appartements, comme la salle commune
et tout le reste du palais, sont garnis de nattes d'un tissu très-fin et très-doux
pour les pieds. Les murs, les plafonds, sont peints de diverses couleurs; chaque
pièce oEfre une couleur différente. Partout les dessins, les dorures, les ornements
abondent; ce sont des ouvriers arméniens que l'on emploie, et ils se distinguent
par leur habileté. Je ne cacherai pas qu'en me voyant ainsi transporté dans ce
mystérieux séjour, entouré de toutes les réminiscences orientales les plus gra-
cieuses, je me suis surpris à envier pour quelques instants le sort d'un sultan; la
vertu la plus farouche succomberait à la vue de ce paradis de Mahomet. Les bains
des sultanes et celui du grand-seigneur sont peut-être ce qu'il y a de plus original
et de jilus parfait dans tout le palais. Chacun de ces réduits, en beau marbre
blanc, se divise en plusieurs pièces pour le bain, la toilette, le repos; ils sont éclairés
par des jours doux pratiqués avec symétrie dans les caissons des coupoles, formées
elles-mêmes d'un stuc transparent; des filets d'un bleu tendre dessinent chacun des
caissons. Nous avons parcouru avec une égale attention les autres quartiers du
palais; celui de la représentation officielle est magnifique. Il y a une vaste salle
d'audience, à plafond cintré et à colonnes, qui den haut est terminée par un
hémicycle où le sultan s'assied, et de l'autre s'ouvre par de grandes portes sur le
péristyle principal du palais, au pied duquel abordent les caiks. Cette salle est d'un
très-bon goût; on y donnerait le plus beau bal du monde. Je ne puis l'énumérer
tous les salons dont se composent les pavillons du palais; tu sauras seulement que
l'architecture des Turcs a cela de particulier, qu'elle s'applique à multiplier les
angles, et par conséquent les vues. Comme ils passent leur vie sur des sophas,
c'est leur manière de se remuer que de parcourir des yeux des aspects divers; et
Dieu .sait si le Bosphore en a fourni l'occasion à l'architecte du palais de Tchiragan'
Aussi le côté des jardins est-il tout à fait sacrifié ; les jardins intérieurs ne con-
sistent (jue dans des parterres à dessins contournés et entourés de huis; ceux qui
sont au delà des serres, placées parallèlement au palais de l'autre côté d'un chemin
public, s'élèvent sur ia montagne, et m'ont paru insignifiants. Je m'aperçois que,
lorsque je ne complais pas te faire une description de Tchiragan, je t'en ai donne
1S4 LETTRES d'orient.
une : prends-la pour ce qu'elle vaut. Le nouveau sultan Labite un autre palais de
l'autre côté du Bosphore, à peu près en face, et qui n'a rien de gracieux; il n'est
point décoré de colonnes comme le nouveau; c'est un assemblage régulier de corps-
de-logis tout d'une venue et peints en jaune. Les jardins seulement paraissent plus
vastes et mieux ombragés.
A notre retour, la mer était assez forte; à cet inconvénient pour notre léger
caïk se joignait celui de nous croiser avec les barques qui, en très-grand nombre,
ramenaient dans leurs maisons de campagne et dans les villages du Bosphore les
gens qui étaient venus passer la journée à Constantinople. C'étaient des personnes
de toute nation et de toute condition, des femmes turques accompagnées de leurs
servantes et surveillées par l'eunuque noir obligé : il y a beaucoup de harems de
grands seigneurs sur le Bosphore. Ce spectacle nous aurait amusés davantage si à
chaque instant nous n'avions couru risque de nous choquer aux pointes acérées
des caïks. Une fois nous avons failli chavirer, ce qui n'aurait été d'aucun danger,
mais n'eût pas laissé d'être déplaisant. Les caïks ressemblent beaucoup aux gon
doles de Venise, ils sont taillés sur le modèle le plus svelte, l'équilibre y est dé-
rangé par le moindre mouvement.
Sl.-M... m'a emmené un de ces jours à une autre partie chez M. ... riche Armé-
nien, qui nous attendait dans sa charmante maison du Bosphore. M. Alléon el
iM. de Cadalvène, directeur de nos paquebots et bon antiquaire, étaient des nôtres.
M. ... a passé quelques années de sa jeunesse à Paris, et parle français avec faci-
lité. Un de ses neveux, qui revient de Paris, était aussi présent. Pour la première
fois j'ai donc pu causer, sans interprète, avec une personne notable du pays. Nous
n'en pouvions pas rencontrer de mieux informée et de plus capable. M. ... est du
nombre des Arméniens qui, de tout temps, ont eu le maniement des affaires finan-
cières en Turquie, position périlleuse, mais lucrative. Dans la persécution excitée,
il y a un certain nombre d'années, par les Arméniens schismatiques, un des
proches parents de M. ... fut pendu, et tous ses biens furent confisqués. Lui-même
aurait éprouvé le même sort, si alors il n'avait pas été absent de Constantinople
pour un voyage d'agrément en Asie. Il en fut quitte pour un exil, et bientôt après
le sultan Mahmoud, reconnaissant qu'on l'avait trompé, rappela M. ...,el s'efforça
de lui faire oublier, par de nouvelles faveurs, les désastres de sa famille. Aussi
M. ... parle-t-il de Mahmoud avec un sentiment Irès-combattu. Le jugement qu'il
en porte nous a néanmoins semblé exact. Le bon et le mauvais étaient mêlés étran-
gement dans ce caractère, qui n'était pas dépourvu de grandeur : Mahmoud sentait
l'impuissance où il était, autant par sa propre ignorance que par l'elfet des obsta-
cles extérieurs, de relever son empire; mais il en avait la volonté, et l'histoire lui
en tiendra compte.
M nous avait fait préparer un déjeuner splendide; toute la cuisine turque
y était représentée. Quoique dans une maison chrétienne et même catholique,
nous avons été privés de la compagnie des dames : nous n'avons fait que les entre-
voir dans le gynécée. Les usages des Arméniens se rapprochent à cet égard de
ceux des Turcs; les Arméniennes ne sortent que voilées comme les femmes tur-
ques, et ne se distinguent de ces dernières que par la couleur des bottines, qui
sont rouges au lieu d'être jaunes, ainsi (jue par la nuance plus foncée de leur man-
teau. Les femmes turques seules ont le privilège des couleurs claires, du rose, du
jaune-serin, de la couleur noisette, etc. M nous a fait parcourir son habita-
tion, visiter ses bains de marbre à la turque; tout y est assorti au pays et très-
LIÎTTIIES O'ORIEINT. l'ilj
soigné; il y a aussi une polilo ltiijliotliè(nie IVaiiraise. La maison est dislribuco do
tout aiilre l'açon que les iiôlres; l'espace n'y est point épargné, l'air y circule de
tous côtés; un nombreux (iom('sli(|ue y suit tous les mouvements des maîtres et de
leurs hôtes. Tout cela constitue certainement une belle et bonne existence. Au-
dessus des rochers qui dominent la maison, et (jui ont été taillés à grands frais en
terrasses, M établit de nouveaux jardins et bâtit une autre maison. Saint M...
l'a accompagné dans sa tournée de propriétaire. Pendant ce temps, je me suis
délecté à la vue si variée, si animée, du Bosphore; une brise du nord assez fraîche
fai.sait passer sous nos fenêtres une foule de navires revenant de la mer Noire. On
passerait sa vie à contempler une telle scène.
On dit beaucoup ici que Méhémet-Ali doit arriver incessamment à Constanti-
nople. sinon pour se mettre à la place du sultan, au moins pour y dicter ses condi-
tions à la tête de ses deux Hottes, sous le prétexte d'un hommage à rendre au jeune
sultan. Un pareil spectacle nous serait-il réservé? Ce serait une bonne fortune
inouïe pour des voyageurs. Ce qui est plus probable, c'est l'arrivée du prince de
.loinville. Nous avons cru un instant que le prince était sur le Tancrède, lorsque,
assis sur le sopha du délicieux salon de M , nous avons vu ce bateau à vapeur
remontant le Bosphore pour se diriger vers Thérapia : notre espérance ne s'est
point confirmée. Nous avons salué au passage notre drapeau tricolore. C'était pour
nous un avant-goùt de notre Hotte : que n'est-elle déjà mouillée à la pointe du
Sérail !
C Jaubert.
LE MONDE
GRÉCO-SLAVE
ÉTAT ACTUEL, MOEURS PUBLIQUES ET PRIVÉES
DES PEUPLÉS DE LA PÉNINSULE.
Deux péninsules privilégiées, la Grèce et l'Italie, ont produit les deux grandes
civilisations qui se partagent l'Europe moderne. Si l'on jette les yeux sur une carte,
on verra que le continent européen, aljpuyant sa base au nord, est couronné au
midi par ces deux péninsules célèbres, d'où il a tiré de tous temps ses cultes, ses
lumières et ses arts. A l'ouest, le monde latin se compose de l'Italie, de l'Espagne,
et de leur lien commun, la France, à laquelle se rattachent la Grande-Bretagne et
la moitié du continent intérieur, ou la terre des Germains, que Tacite appelait
déjà frères des Gaulois. A l'est, la civilisation grecque domine immédiatement la
zone comprise entre Trieste et Varna; mais sous sou influence est placée encore
toute la partie de l'Europe qui s'étend des Alpes Carinthiennes aux chaînes de
l'Oural. C'est là ce qu'on peut appeler le monde gréco-slave, parce que deux races,
les Grecs et les Slaves, y ont constamment prédominé.
Dans l'Europe occidentale, la société ne s'est- elle pas également formée par le
LE MOINDE GRÉCO-SLAVE. Iiî7
coiitlil et la i'usiou de deux races, les Latins et les Germains, qui, une fois organi-
sées, sont allées de concert créer en Amérique un nouvel Occident, chrétien comme
le premier, comme lui doué d'institutions latino-germaniques? Or, de même que
l'Europe occidentale, par la nature de sa position, déborde sur l'Amérique et l'A-
frique, l'Europe orientale a toujours tendu, depuis Alexandre-le-Grand, à se dé-
verser sur l'Asie. Comme ce barbare Germain qu'une voix intérieure appelait au
Capitole, les Slaves se sentent attirés vers le Caucase, et les Grecs vers le Nil et
l'Euphrate. Forte de son organisation monarchique, l'Asie du moyen âge avait
non-seulement repoussé l'invasion de ces peuples, mais réussi même à subjuguer
les Grecs et les Slaves, morcelés en mille principautés. Ce succès fut encore facilité
par l'absence de frontières, naturelles ou morales, entre le reste des Orientaux et
les Gréco-Slaves. Ces derniers n'ont pu encore parvenir à oublier leur origine et à
former une société aussi compacte, aussi distincte des autres familles de peuples
que l'est l'Europe occidentale. C'est pourquoi l'on continue de désigner sous le nom
général d'Orientaux, quoiqu'ils habitent l'Europe, les Grecs et ceux des Slaves qui
suivent le rite grec; et cette dénomination n'a rien que de juste, car quel voyageur
n'a remarqué une étonnante différence de mœurs, d'idées, même de principes,
entre les Européens de l'est et ceux de l'ouest? Quand on dépasse Varsovie, Prague,
Presbourg, Trieste, on voit l'Occident cesser tout à coup, et l'on tombe en plein
Orient. En général, l'espace du 53^ degré de longitude au G.'j^, où nous plaçons
le monde gréco-slave, est un milieu vague, un champ de combat entre l'Europe et
l'Asie.
La France continue à tort de voir dans les musulmans les seuls dépositaires de
la civilisation orientale : ils n'ont plus qu'une moitié de ce noble dépôt, et la plus
faible moitié. Au lieu de ne songer qu'à reconstituer la race arabe et turque, on
aurait dû s'apercevoir qu'il y a aussi une chrétienté orientale à renouveler et à ra-
nimer. Il ne faudrait pas tout espérer de quelques millions de Turcs, mais espérer
un peu plus de deux grandes races, admirablement douées, qui sont l'âme des trois
empires ottoman, russe et autrichien, — qui ont transmis leurs dialectes, leurs
mœurs, leur pensée sociale et en partie leurs rites religieux à cent millions d'Eu-
ropéens, y compris les petites tribus étrangères plus ou moins fondues avec le vaste
corps dans lequel elles sont enclavées. On devrait s'occuper davanlage des Serbes
ou Illyriens, qui constituent la principale force militaire de la Turquie d'Europe et
de la Hongrie ; il faudrait honorer d'un regard les journaux et les publications na-
tionales que ce peuple imprime en Croatie, en Dalmatie, en Syrmie, à Belgrade, et
jusque sous la liberté de la montagne Noire (Tserno-Gortsa sloboda), titre que
prend l'État monténégrin. On ne suit pas les Moldo-Valaques et les peuples des
Karpathes dans leur marche toujours ascendante vers l'affranchissement. On oublie
les Bulgares, qui viennent de fonder, pour leur belle langue, inconnue de l'Eu-
rope, des imprimeries à Boukarest, à Odessa, à Smyrne. La France devrait-elle né-
gliger ainsi ce grand travail politique et littéraire qui, n'ayant d'autre phare que
la Russie, menace d'entraîner sous cette inlluence la moitié de l'ancienne Turquie
et le quart de la Méditerranée?
On s'est accoutumé à ne voir le siège de la puissance slavone qu'en Rus.sie ; mais,
loin de pouvoir être exclues du cercle slave, les provinces danubiennes en sont au
contraire l'axe et le noyau : les premiers trônes de la race slave ont resplendi sur
le grand fleuve; le dernier retranchement où ce peuple s'est toujours victorieuse-
ment défendu contre toute conquête est la chaîne karpathique. Le Karpalhe ou
loS LE MONDE GRÉCO-SLAVE.
Rrapak est comme le mont Merou de cette race géante. Homère célébrait déjà la
mer de Karpalhos et son île montagneuse. En slavon, ce mot, racine d'une foule
d'autres, désigne le fort, la puissance (krepkiy, krepost), et le brave (chrabrhj);
d'où est venu le nom des Chrobales, aujourd'hui Croates, premiers maîtres de ces
sommets. La Hongrie et la Turquie d'Europe étant l'artère la plus vitale du corps
slave, le Danube n'est donc qu'un fleuve slavon.
Si une fois la confédération slavo-grecque se nouait fortement dans la pénin-
sule (1), l'Autriclie perdrait sa prépondérance sur des peuples qui ne lui appar-
tiennent pas. Ce Slave, si brave, si intelligent, si sympathique, dont le nom, Sla-
viaue, signifie Y homme glorieux, avait été, comme liérétique et schismalique, réduit
par les pieux Germains du moyen âge à un état voisin de celui de la brute, et son
nom était devenu synonyme de valet (2). Les Allemands parviendront -ils à se faire
pardonner le passé ? Ils y réussiraient peut-être en concourant franchement avec
la France à relever ce qu'ils ont détruit, les antiques nationalités slaves. Par là on
entamerait le travail centralisateur de la Russie, on empêcherait l'établissement du
monstrueux empire gréco-slave que rêve Pélersbourg ; et la forme fédérative, na-
turelle à tous les Gréco-Slaves, même de Russie, en s'introduisant parmi ces peuples,
les rendrait moins menaçants pour le reste de l'Europe, sans toutefois les affaiblir,
car la race gréco-slave est probablement la plus nombreuse qui vive sur le globe :
la population chinoise seule pourrait lui être opposée; mais n'y a-t-il en Chine
qu'une seule raceV En admettant pour toute l'Europe 250 millions d'habitants, il
faut bien reconnaître que plus de 100 millions sont Gréco-Slaves. Le reste des
Européens couvre les pays les plus exploités, où la population, entassée et riche,
ne peut guère augmenter désormais, tandis que leurs rivaux, les Gréco-Slaves, oc-
cupent des territoires non-seulement quatre fois plus considérables, mais encore
presque inexploités jusqu'ici, et où le chiffre de la population croît tous les ans de
plus d'un million. De telles agglomérations d'hommes ne vivront libres qu'en for-
mant des nationalités distinctes. N'oublions pas que les Slaves tiennent parleurs
uiœurs et toutes leurs institutions aux Hellènes ; l'histoire des uns sera celle des
autres; leurs destinées paraissaient déjà unies dans l'antiquité. La science allemande
s'efforce en vain de nous présenter les Slaves comme des intrus en Europe. Les
Slaves sont des intrus en Europe comme les Grecs, et ils y étaient avant les Goths,
ces pères des Allemands. On peut même dire que l'Allemagne ne s'est constituée
que par le démembrement des royaumes slaves, puisqu'au temps de Charlemagne,
tout ce qui, au delà du Rhin, n'était pas France était Slavie. L'Autriche actuelle ne
renfermait alors que des Slaves, et en Prusse, jusqu'au xvi'= siècle, l'intrus, c'était
le Germain, qui ne subsistait que comme vassal de la Pologne.
La question des races gréco-slaves est le point central de la question d'Orient.
Si l'on parvenait à délivrer ces peuples de la double pression russe et anglaise, à
organiser parmi eux des souverainetés et des forces militaires imposantes, la France
changerait entièrement sa position, qui, par ce seul fait, de défensive peut devenir
(1) Nous comprenons, sous le nom de péninsule gréco-slave, toutes les provinces situées
entre le Danube et les trois mers, Noire, Egée, Adriatique.
(2) Il paraît constant, quoi qu'en disent les slavisles,que le mot esclave est venu dans
toutes les langues du mot sklave ou slave, employé par les Allemands pour désigner leurs
serfs en môme temps que leurs vaincus. Aujourd'hui encore l'Anglelcrrc n'a pour rendre
l'idée de servitude d'autre expression que slave, slavenj.
LE MO.'SUE GHÉCO-SLAVE. 139
offensive, à l'égard de rAnglcterre et de la Russie. Mais, pour aider à reconstituer
des peuples, il faut connaître leur génie, leurs formes sociales, leurs sympathies,
leurs ré|)ulsions, et, par une étrange fatalité, la France a sur l'élat des nations qui,
bordant la Méditerranée et toute l'Allemagne à l'est, pourraient, en cas de guerre,
lui être d'un si grand secours, des notions bien moins précises que sur l'état de
l'Inde ou de l'Amérique.
Les géographes grecs du commencement de ce siècle donnent à l'empire turc
32 millions d'habitants : quelque réduite qu'ait été depuis ce temps la population
turque par les guerres et les pestes continuelles, on ne peut guère l'évaluer à moins
de 2i millions, parmi lesquels il faut compter au moins 17 millions de chrétiens,
y compris ceux d'Arménie et de Syrie. Autrefois la Turquie d'Asie était plus peuplée
et plus riche que la Turquie d'Europe; on lui donne encore 192 habitants par cha-
cune des (i2,300 lieues carrées dont se compose son territoire ; ou évalue l'ensemble
de sa population à 12 millions d'âmes, tandis qu'on n'en prête que 9,470,000 à la
Turquie d'Europe, y compris même le royaume grec. Ces calculs sont tout à fait er-
ronés. La population de l'Egypte ne dépasse pas 2 millions d'individus, et celle de
la Syrie atteint au plus à 1,200,000. L'Arabie, la Turkomanie, le Kourdistan, font
à peine partie de l'empire; en Asie, la vie nomade a peu à peu morcelé les popu-
lations, au point de leur enlever l'idée même de la nationalité. La Turquie d'Eu-
rope présente un tout comparativement beaucoup plus compacte : quoique ravagée
en tous sens, elle contient 15 millions d'hommes, et, bien administrée, elle en nour-
rirait plus du double, puisque son territoire, qui est partout d'une étonnante fer-
tilité, égale en étendue celui de la France. Pour cette partie de l'Europe, nos géo-
graphies sont malheureusement très-inexactes. Ainsi, elles ne comptent, dans les
provinces immédiates et directement soumises au sultan, qu'un million et demi de
Slaves, tandis qu'il y a déjà 4,500,000 Bulgares, sans compter les Serbes de la
Hertsegovine et de la Bosnie. Les Albanais sont également plus nombreux qu'on ne
le pense en général : il doit s'en trouver en Turquie plus d'un million, et un nombre
peut-être égal d'Hellènes, établis dans les divers districts de l'Albanie. Il en est de
même pour les provinces ?nedia?ïsees ou simplement tributaires. Sur les 1,500 lieues
carrées de la Serbie, il faut placer, non pas 400,000 âmes, mais 6 à 700,000. La
statistique moldo-valaque dressée par les Russes en 1852 a également fait décou-
vrir une population double de celle qu'on supposait sur les 800 lieues carrées de la
Moldavie et les 4,810 lieues de la Yalachie, quoiqu'il y en ait 1,537 en forêts. Le
nombre actuel des habitants des deux principautés s'élève à 3,821,000, et le tiers
du pays est encore en friche. L'impôt direct et indirect de la Valachie, en 1839.
était de 16,293,279 piastres (chaque piastre de 35 centimes); l'impôt de la Mol-
davie était de 10,467,209 piastres : d'où il suit que le revenu de 18 millions de
francs assigné par les statistiques à ces deux provinces n'est pas plus vrai aujour-
d'hui que celui de 4 millions assigné à la Serbie. Néanmoins ces trois États ne
liaient à la Porte qu'un tribut annuel fort modique, la Serbie 1,300,000 piastres,
ou 525,000 francs; la Moldavie et la Valachie, 5 millions de piastres, ou
750,000 francs.
Aux yeux du géologue, ces provinces n'offrent qu'un chaos de montagnes s'en-
trecroisant sans direction, sans chaîne régulière, et qui, par une singulière excep-
tion, au lieu de présenter au centre du pays leurs plus hautes cimes, les ont à la
frontière, sur l'Adriatique, le Danube et l'Archipel. Leurs vallées, qui débouchent
toutes dans l'intérieur de la presqu'île, peuvent, sur ces divers points, être fermées
160 LE niorsDE gbéco-slave.
connue avec des portes à l'arlillerie et aux armées du dehors. Les méandres glacés
de la chaîne albanaise, appelés Jlbli ou Jlbani dans l'antiquité, et qui ont proba-
blement donné leur nom aux Alpes, vont sabaissant vers le nord-est, et suivent la
Save jusqu'au Danube, où ils s'éparpillent en ramifications innombrables, qui con-
stituent la Serbie et l'ouest de la Bulgarie. Un de ces Balkans parait avoir rejoint
les Karpathes transdanubiens, et avoir autrefois, près d'Orchova, barré le Danube,
qui, en brisant ces rochers, a produit les fameuses cataractes de la Porte -de-Fer.
Ces montagnes, toutes très-escarpées et couronnées de superbes forêts, sont les Bal-
kans (l'ancien Hœmus). Elles dessinent la vallée danubienne, bordent la mer Noire
de leurs remparts à pic, séparent la Bulgarie de la Thrace, et, à travers cette der-
nière province, envoient jusqu'au Bosphore et aux Dardanelles des branches de
collines autrefois nommées Dardaniennes. Toutes les montagnes situées au nord
de la péninsule classique sont aujourd'hui slaves et forment les défenses les plus
redoutables des peuples de cette race; celles du sud sont, pour la plupart, restées
grecques.
La chaîne assez régulière du Rhodope (Despoto-Dngh), aux cimes couvertes de
neiges éternelles, sépare la partie grecque de la partie slave de l'empire d'Orient;
mais de nombreux et larges défilés fendent cette chaîne : débordant par ces ouver-
tures, les deux races ne peuvent s'éviter. Une plaine très-élevée, où coule le fleuve
des Bulgares, la Maritsa, lie aussi les bases du Rhodope grec à celles des Balkans
slaves. Les deux grandes races sont donc sans frontières naturelles, et se rencon-
trent, pour ainsi dire, à chaque pas qu'elles font. Aussi trouve-t-on dans toute la
Grèce des Slaves disséminés comme agriculteurs et pasteurs, et des Grecs dirigent
l'industrie et le commerce dans presque toutes les provinces slaves.
Il est remarquable que chacun des principaux groupes de mon tagnesgréco slaves
a de tout temps garanti une nationalité, et servi d'asile à des vaincus. Tel est pour
les Grecs le mont Olympe (vulgairement Lâcha), qui, haut de 6,000 pieds, n'est
accessible que par des sentiers suspendus sur des abîmes au fond desquels écu-
ment les torrents, ou croupissent les lacs formés par la mer. Grâce aux préci-
pices qui l'entourent, ce refuge de la nationalité grecque deviendrait inexpugnable,
s'il était défendu seulement par quelques centaines de palikares. (^ette montagne
est terminée, du côté de la Macédoine, par un mur à pic, haut de 5,000 pieds, qui
surmonte l'horrible gorge de Platamona; du côté opposé, elle abrite la vallée de
Tempe aux ombrages toujours délicieux, et protège la Thessalie. Cette longue pro-
vince, que le Peuée féconde, forme une espèce de cirque ; sur les degrés intérieurs
de cette vaste arène étaient assises soixante-quinze villes florissantes. Les Turcs
n'ont jamais complètement subjugué les Thessaliens; les habitants d'Ambelakia et
des villages de l'Ossa, organisés au xviii" siècle en républiques fédérées, et riva-
lisant par leur commerce avec plus d'une grande ville manufacturière d'Europe,
ne laissaient aucun Ottoman approcher de leur vallée. Divisés entre douze capitaines
ou chefs de bandes, les fertiles plateaux de l'Olympe ont presque toujours été libres.
Les annales jusqu'ici ignorées de cette montagne mentionnent des dynasties de héros
61 nous montrent ces vaillants capitaines traitant comme souverains avec les Turcs,
qui ont cent fois, par des diplômes solennels, reconnu leurs droits à l'indépen-
dance.
L'Olympe thessalien communique avec l'Athos par la mer et par les chaînes de
la haute Macédoine; là est le centre militaire de la péninsule; cette position do-
mine et les Grecs et les Slaves. Qui possédera ces sommets y trouvera toujours l'in-
LE MONDE GnÉr.O-SLAVE. 101
dépendance, et pourra souvent menacer celle des autres. De ce point en quelque
sorte nionarcliique, berceau de Philippe et d'Alexandre, se délaelie et s'isole le mont
sacré du peuple, Monlc-Saiiin, ou l'Atlios, masse calcaire haute de (!,ôflO pieds, qui
termine la Macédoine du cùlé de la mer, comme l'Olympe la limile sur le conti-
nent. Les vingt-deux couvents de l'Athos forment une espèce de république, com-
posée d'à peu près six mille moines ; ce petit Étal, ayant son sénat et ses ministres,
garde jusqu'à ce jour, moyennant un tribut, .ses antiques libertés et le droit de
s'administrer séparément. Organe principal de l'Église grecque, il est peut-être la
puissance morale la plus respectée de tout l'Orient. Depuis la prise de Constantinople
par les Turcs, l'Athos est, comme l'Olympe, l'espoir et le refuge des patriotes op-
primés. Ainsi le moine et le klephle, armés, l'un de sa croix, l'autre de sa carabine,
sont les deux senlinelles qui gardent le territoire et la nationalité helléniques.
On peut en dire autant des Sphakiotes et des habitants de l'Ida et des monts
Blancs de l'île de Crète. Depuis plusieurs générations, ils soutiennent obstinément
contre les envahissements des Turcs les privilèges octroyés aux Cretois. En un mot,
toutes les positions centrales des montagnes ont toujours servi de refuge contre
la tyrannie, et elles donneront dans tous les temps des sauveurs à la Grèce.
Les tribus slaves ont aussi leurs champs d'asiles et leurs montagnes sacrées. Pour
la Bulgarie, c'est le mont Rilo et le Vysoka (l'ancien Scardus), qu'on croit haut de
9,600 pieds; pour la Serbie, c'est le Roudnik; pour les chrétiens de Bosnie et de
l'Hertsegovine, c'est le terrible Monténégro. Les Gréco- Slaves d'Épire ont pour re-
fuge l'Agrafa (le Pinde), qui, bien qu'élevé de 8,i00 pieds, est tout couvert de fo-
rêts vierges. Au-dessous des cavernes qui percent la montagne en tous sens, autour
de ses pittoresques cascades, on trouve de nombreux villages de brUjands, comme
disent les Turcs, c'est-à-dire d'hommes libres, hospitaliers pour le voyageur inof-
fensif, implacables pour qui vient en ennemi. Ces repaires de brigands (klephta-
choria) jouissaient, il y a quelque temps encore, d'une grande prospérité ; quel-
ques-uns, comme Metsovo, étaient devenus des villes de 20,000 âmes, animées par
l'industrie et les arts; mais des pachas ont récemment détruit ces cités naissantes,
et les hommes libres ont regagné les sommets klephtiques, qu'ils possèdent, depuis
Skanderbeg, en pleine souveraineté. Les chaînes désordonnées qui parcourent l'É-
pire s'appuient la plupart aux bases de l'Agrafa, ce qui fait nécessairement dépendre
le repos de ce pays de la volonté des tribus agrafiennes. Une partie de la Livadie,
avec son Parnasse (Liakoura) aux arides sommets élancés, de 2,2-iO mètres, avec
ses défilés de l'OEta et ses glorieuses Thermopyles, dépend aussi de l'Agrafa.
L'Albanie, chaos tumultueux de rochers entassés, oppose à toute conquête ses
formidables monts Acrocérauniens (Muiiti di Chimcra). La Bosnie est une autre ci-
tadelle fortifiée par la nature. L'extrémité nord-ouest de l'empire, la haute Valachie.
comme la Transylvanie, longtemps tributaire des sultans, présente également un
inextricable labyrinthe de défilés, dont les maîtres, s'ils sont indigènes, arrêteront
sans peine les plus fortes armées d'invasion. Mais ces monts, d'où l'on domine le
Danube, ont été cédés à l'Autriche, qui, le long des abîmes, a su ouvrir des routes
pour son commerce et ses canons. Telles sont les chaussées de Botsa, de Voulkan,
de Torzbourg, et cette route fameuse connue sous le nom de Chemin Carolinien,
ouvrage immense, espèce de Simplon créé par un ingénieur français, Stainville, et
couronné par le vieux donjon gothique dit la Tour Rouge, phare de tant de ba-
tailles livrées entre l'Orient et l'Occident. Les garnisons autrichiennes occupent tons
ces passages ; les montagnards sont Valaques, de religion grecque ou orientale, et
16a l-E MONDE GRECO-SLAVE.
sympathisent mieux avec leurs coreligionnaires qu'avec leurs maîtres allemands.
La plaine, en Valachie, a partout une prodigieuse fécondité, et la montagne ren-
ferme des mines qui furent longtemps et redeviendraient peut-être le Pérou de
l'Europe. Les Russes, sous l'adminislralion du général Kisselelf, en ont levé la carte
géologique, mais leurs découvertes sont restées ignorées des Valaques même. On
sait seulement qu'il y a du minerai de cuivre à Krasné, de vil- argent a Pitechti, de
charbon de terre à Gesseni, d'asphalte à Poutchessa, de l'or et de la poix minérale
à Korbéni, du soufre et de l'ambre jaune à la montagne Dcale de Roche. Ces trésors
restent enfouis; les salines seules sont activement exploitées, et donnent à l'État
plus de 15 millions de piastres par an. Les majestueux Karpathes, où s'accomplit
la fusion de la race slave et de la race latine, portent sur leurs versants les plus
belles forêts de l'Europe. Toutefois le Grec qui arrive dans ces contrées transda-
nubiennes doit ressentir une triste impression : il ne retrouve plus le climat de la
péninsule, il entre dans une nouvelle zone physique et morale, où s'annonce dès
l'abord l'influence directe de la Ru.ssie. Un froid montant jusqu'à 26 degrés, une
abondance extraordinaire de neige, sur laquelle les traîneaux roulent pendant
quatre mois, une aristocratie de boyards fortement constituée, une population
champêtre dégradée par la servitude, et la steppe nue qui déjà, en Moldavie, s'ouvre
immense; tout lui dit qu'il a atteint ses colonnes d'Hercule. Les villes, au lieu d'être
pavées, sont pontées à la russe, avec des troncs d'arbres équarris ; le paysan mol-
dave appelle son chariot klbitke, et son fouet knout, comme le paysan moscovite;
comme lui, il fait pompeusement ses charrois avec quatre chevaux, et ne possède pas
même son propre foyer. Il n'est pas jusqu'à l'architecture des églises et des couvents
qui ne reproduise le style moscovite. Mais, dans les jeux, les danses populaires, la mu-
sique, les procédés des arts, le commerce, l'agriculture, et surtout dans les rites
religieux, l'hellénisme se maintient encore. La Valachie se rattache plus directement
que l'autre principauté à la péninsule grecque, car elle communique par ses deux
portes de fer avec l'Eptapole ou Transylvanie, et avec les nahias (districts) serbes
et bulgares, tant de la Morava que du Timok. Les rives de ce dernier torrent, es-
carpées au point d'être presque inaccessibles, nourrissent même une forte popula-
tion de pâtres roiimounes qui de là .s'infiltre au sud, en poussant ses troupeaux
jusqu'à l'Epire.
Ainsi la presqu'île gréco-slave ne présente guère qu'un entassement de mon -
tagnes : on dirait un vaste théâtre composé d'innombrables terrasses, qui, fermées
du côté de l'ouest, du nord et du sud, ne s'abaissent et ne .s'ouvrent qu'à l'orient,
par les plaines de la Thrace et du Danube. La mer semble avoir travaillé d'accord
avec les montagnes à faire de ce pays une terre privilégiée : qu'on en suive les
contours depuis Raguse et le golfe de Cattaro, dans l'Adriatique, jusqu'au cap Ma-
tapan, et de là par les Dosphores jusqu'à Soulina et à Galats, puis qu'on cherche
un développement de côtes, d'îles et de ports comparable à celui-ci. Ce coin du
globe en est certainement la partie la plus achevée. Aussi la Méditerranée, cette
mer si mouvante, qui ensable tant de rivages, n'a-t-elle rien changé à ceux des
Hellènes ; leurs ports n'ont été, depuis deux mille ans, ni rétrécis ni comblés; ils
sont toujours les plus beaux de l'Orient. Ces côtes, presque partout calcaires et à
pic, défendent les habitants contre l'attaque des eaux, comme les montagnes de
l'intérieur les protègent contre l'agression de l'ennemi. On peut donc dire en toute
vérité que ce pays a dans son sol même les éléments de l'indépendance. La mer
Egée (Archipel) s'appelait autrefois mer Blanche {apyiou ir^ayo?). c'est-à-dire mer
LE MONDE CnÉCO-SLAVE. 163
royale el libre : ce nom île nier Bianclie ne désigne pins anjonni'luii que la mer tle
Marmara, lai- de décharge de la mer Noire; mais ce bean lac maritime est appelé à
devenir, comme aulrefois, nn appendice de la Grèce. Les côtes de l'Archipel, char-
gées de raisins, de citrons, d'olives, outre qu'elles sont sans hiver, se trouvent en-
core garanties d'un excès de chaleur par la brise de mer, el jouissent d'un plus
heureux climat que l'Italie même. Loin d'assoupir l'intelligence et le courage, le
long été de ces régions ne fait que développer plus harmonieusement tontes les
forces humaines; aussi comprend-on sans peine que les peuples de cette péninsule
aient forme si loiigtemi)s la plus digne portion du genre humain, et qu'ils tendent
aujourd'hui avec ardeur à reprendre leur rang dans le monde.
IL
Les divisions politiques de la péninsule sont des divisions toutes naturelles, dé-
terminées chacune par un groupe de montagnes, avec l'ensemble de i)lateaux qu'il
supporte, et de rivières ou de bassins qui en émanent ; à l'abri de ce groupe, une
nation se trouve établie avec ses diverses tribus, qui forment autant de provinces.
Ces grandes divisions territoriales, au nombre de cinq, sont : au sud, la Romélie,
qui comprend tout le pays des liomeoi ou des Grecs; à l'ouest, vers l'Adriatique,
les trois provinces dites d'Albanie; au nord-ouest, les vastes contrées formant au-
trefois le royaume serbe, et connues aujourd'hui sous le nom de Hertsegovine, Mon-
ténégro, Bosnie, Croatie et Serbie ; à l'est, les nombreux pachaliks de l'ancien État
bulgare, situés le long de la mer Noire et du Danube; enfin, de l'autre côté du
fleuve, la longue région appelée Moldavie et Valachie, qui, impuissante si elle est
isolée, devient formidable et flori.ssanle si elle s'allie, comme boulevard, à nn
grand empire.
Ces cinq parties de la Turquie d'Europe, si naturellement distinctes qtie jamais
aucun pouvoir n'a pu et ne pourra les confondre, sont occupées par cinq nationa-
lités, toutes à peu près d'égale force, mais où prédomine numériquement la race
slave, puisqu'en Turquie seulement la population slave .s'élève à près de huit mil-
lions. Celte population est partagée, il est vrai, en deux peuples qui diffèrent com-
plètement de goûts et de tendances, les Bulgares et les Serbes. Les Bulgares, au
nombre de quatre millions et demi, n'aiment que la paix et l'agriculture ; les Serbes,
qui, non compris ceux d'Autriche, sont dans la seule Turquie forts de trois millions,
aiment surtout la vie aventureuse du guerrier et du p;Mre. Mais les uns et les autres
ont juré d'être libres, el, dans leurs Unies pour l'indépendance, ils trouveraient
s'ils étaient vaincus, l'hospitalité au delà du Danube, chez leurs alliés les Moldo-
Valaques. Cette autre nation, de près de quatre millions d'âmes, divisée en deux
principautés qui ne forment réellement qu'un seul et même État, couvre le nord
de l'empire, et complète avec les Slaves la ligne de tribus qu'on appelle impropre-
ment les peuples nouveaux de la péninsule, par opposition aux deux nations anti-
ques des Hellènes et des Albanais, les Illyriens primitifs. La nation albanaise, jadis
répandue jusqu'au Danube et aujourd'hui refoulée dans les montagnes, ne compte
plus qu'un million d'âmes à peine. Également décimée, la population grecque n'est
guère forte de plus de trois millions, y compris les Slaves hellénisés de la Macé-
doine, les Albanais hellénisés de l'Épire, le royaume grec et les îles. Sans doute le
nombre des Grecs doublerait en peu d'années, si la liberté et la concorde rêve-
164 LE MONDE GRÉCO-SLAVE.
naient enfin dans la presqu'île ; mais alors les populations moido-valaques, serbes
et bulgares s'augmenteraient aussi proportionnellement, et l'équilibre se maintien-
drait.
Ces cinq peuples, les seuls indigènes parmi ceux de la péninsule, et chrétiens
presque tous, à l'exception d'une partie des Serbes et des Albanais ou Arnautes,
forment donc à peu près un groupe de quatorze millions d'hommes. On pourrait
faire entrer dans ce groupe les Turcs comme sixième nation, s'ils n'étaient désor-
mais en trop petit nombre, et s'ils n'avaient constamment vécu en étrangers,
campés seulement dans la péninsule, n'en occupant que les citadelles, et n'existant
comme population champêtre que dans la Thrace, où l'invasion des agriculteurs
bulgares s'étend de plus en plus et les refoule vers Stamboul. Ces anciens domina-
teurs sont-ils maintenant au nombre d'un million en Europe? On peut en douter.
Quant aux Albanais et aux Bosniaques mahométans, ces peuples indigènes ont à la
possession de leurs montagnes des titres aussi légitimes que les chrétiens; et, le
voulût on, on ne les chasserait pas facilement des châteaux, vrais nids de vautours,
qu'ils occupent dans les défilés. Ils ne réclament d'ailleurs que leur propre indé-
pendance, et, pour l'obtenir, ils se coaliseraient contre les Turcs, même avec les
chrétiens, dont ils parlent la langue et sont les frères renégats. Le Grec, le Bul-
gare, le Serbe, l'Albanais, le Moldo-Valaque, voilà donc les seules bases sociales de
la Turquie d'Europe : ces cinq nationalités gréco-slaves ont des intérêts communs,
mais que malheureusement elles ne comprennent pas encore as.sez. Leur rivalité a
toujours causé leurs malheurs; elle avait déjà détruit l'unité de la péninsule du
temps des Romains, et le Turc, comme avant lui le Romain, n'est parvenu à vaincre
ces États qu'à l'aide de leurs propres discordes. La seule condition que, même en
ce moment, les Gréco-Slaves aient à remplir pour se trouver en état de reconquérir
leurs droits, malgré l'Europe entière, c'est d'être unis; mais la politique ottomane,
fondée, comme celle de tous les conquérants, sur l'axiome clividc et impera, a tou-
jours su entretenir la désunion, et souvent même l'hostilité, parmi ces peuples. La
Turquie ne déjoue depuis trente ans toutes leurs insurrections qu'en les empêchant
de correspondre entre eux. Unis, leur volonté ferait loi ; désunis, ils sont si faibles,
que la petite armée ottomane, dont l'efTeclif ne peut plus atteindre cent mille
hommes, suffit pour les paralyser. Depuis des siècles, les nations gréco-slaves pré-
sentent le phénomène de populations aussi belliqueuses qu'intelligentes exploitées
par des barbares ignorants et par un ramas d'étrangers, auxiliaires de ces barbares,
comme les Arméniens et les Juifs. Établis, au nombre de près de 200,000, sur le
Bosphore, les Arméniens, banquiers de l'Asie, se répandent cupides et rapaces dans
tous les bazars gréco-slaves; ils sont les fermiers de tous les pachas, les créanciers
de toutes les communes, qu'ils appauvrissent par leurs criantes usures. Les Juifs,
évalués dans la péninsule à 250,000, sont un autre fléau non moins détesté que les
Arméniens et les Turcs. Les nomades appelés Tsiganes, Tsinyaris ou Gyphtos,
sont une troisième plaie du pays. La population de ces parias venus de l'Indostan
s'élève dans la Bulgarie, la Serbie et la Moldo-Valachie, à 300,000 hommes à peu
près, musulmans et chrétiens.
Toutes ces tribus parasites deviendraient impuissantes, si jamais les peuples
gréco-slaves concluaient entre eux une paix sincère. L'obstacle qui s'oppose à l'é-
tablissement de cette paix vient des Européens même qui ont jusqu'ici embrassé
la cause des rayas : les uns, philhellènes ardents, ont voulu tout soumettre aux
Grecs; les autres, sJavapldlcs exclusifs, n'ont vu dans la noble cause grecque qu'une
LE MOISDE OnECO-SLAVE. J (5>5
IVaclion rebelle du slavisme. En réalilé, les deux causes ne peuvent se séparer,
mais elles ne peuvent non plus s'absorber l'une l'autre. Le Iriomphe des Grecs et
des Slaves, qui sera celui de la civilisation en Orient, ne se consomnicra que par
l'alliance des deux rnces. Les rayas le sentent, et c'est là que tendent tous leurs
vœux ; ce lait est prouvé par leurs efforts continuels pour combiner leurs insurrec-
tions, efforts que la seule astuce des pachas fait échouer. Depuis longtemps l'in-
térêt slave et l'intérêt grec ont cessé d'être ennemis. Ne pouvant se vaincre l'un
l'autre, pour coexister libres, quel autre moyen ont-ils que la fédération? Sur cette
terre classique, où jadis les villes se pressaient, le désert règne et régnera tant
qu'on n'aura pas appliqué à ces contrées le seul mode de gouvernement qui leur
convienne, le mode fédératif. Ce serait à tort qu'on craindrait de favoriser par là
les projets des Russes sur Constantinople. En aidant la Porte dans ses efforts pour
obtenir une centralisation impossible, loin de relever l'équilibre européen, on suit
précisément la route qui amènera sur cette terre Russes, Autrichiens et Anglais,
d'abord comme auxiliaires des Turcs contre les rébellions incessantes des rayas,
puis comme maîtres déOnitifs du pays.
Instruits par une trop vieille expéinence, les peuples gréco-slaves n'aspirent plus
qu'à vivre unis; les plans de leurs chefs, tout aussi bien que leurs journaux et leurs
chants populaires, expriment unanimement ce vœu. Ils ne demandent pointa se sé-
parer du sultan, ils veulent rester dans l'empire, mais comme vassaux et non comme
sujets. Leur rêve favori est une confédération chrétienne, aboutissant au trône de
Stamboul et contrebalançant la confédération musulmane d'Asie, qui aboutirait de
même au Bosphore. La situation respective des cantons de la fédération gréco-slave
rappelle assez exactement la disposition des diverses parties d'une pyramide. La
base en serait formée par le cours du Danube, que dominent la Moldo-Valachie et
la Serbie; sur les deux flancs de la pyramide se placeraient la Bulgarie et la Bosnie,
avec ses annexes, le Monténégro et la Hertsegovine. Ce premier massif a pour en-
tablement la chaîne du Rhodope, qui porte la seconde moitié de la pyramide, plus
allongée, mais beaucoup moins large que la première. Cet étage supérieur présente
sur une ligne parallèle l'Albanie et l'Epire, la Macédoine et la Thessalie, l'État de
Constantinople et la Thrace. Rattachée par de nombreux liens à ces trois groupes,
la Grèce, ce royaume tout maritime qui ne peut vivre que par ses relations avec les
provinces agricoles, s'en dégage avec peine pour s'élancer dans la mer comme un
vaisseau, ayant à sa droite la prétendue république des îles Ioniennes, et à sa gauche
les futures villes libres de l'Asie Mineure. Enlin la pyramide est couronnée par
Candie, qui se baigne dans les eaux de l'Afrique, pendant que la Moldavie voit déjà
naître dans son sein cette grande steppe du nord, qui de là s'étend sans interrup-
tion jusqu'à la Chine.
On conçoit qu'à la vue de tant de provinces qui, jouissant du plus doux climat,
baignées des plus belles mers du globe, étaient prêtes à se livrer à lui, on conçoit
qu'Osman ait fait jadis son magnifique rêve; qu'il ait vu en songe son empire futur,
pareil à une tente de feuillage surmontée par le croissant de la lune et posée sur
quatre grandes colonnes, l'Hémus, le Caucase, le Taurus et l'Atlas. Cette tente ver-
doyante était formée par un seul arbre, qui sortait des reins du nomade asiatique ;
des racines de l'arbre jaillissaient le Danube, le Tigre, l'Euphrate et le Nil, couverts
de vaisseaux comme la mer. Les campagnes étaient chargées de moissons et les
montagnes d'épaisses forêts; dans les vallées s'élevaient des villes couronnées de
pyramides, de tours, de dômes dorés, et, parmi les bosquets de rosiers et de cyprès,
TOME I. 11
16G LE MONDE GRÉCO-SLAVE.
le cliant des rossignols cl des perroquets empourprés se mêlait aux prières des
imans. Des multitudes d'oiseaux étrangers venaient s'abattre en gazouillant sous
la voûte embaumée de cette tente, dont les rameaux entrelacés s'allongeaient en
forme de sabres. Enfin un violent ouragan tourna toutes ces pointes de glaives vers
les différentes villes du globe, et surtout vers Constanlinople, qui, située, dit Osman,
à la jonction des dcrix mers et des deux continents, comme un diamant enchâssé
entre deux saphirs, forme l'anneau principal de la chaîne qui embrasse le monde.
Cet anneau tomba entre les mains d'Osman, et l'empire turc fut constitué.
Cinq siècles ont passé depuis le songe d'Osman; la lente existe toujours, mais
tôt ou tard elle sera partagée entre ceux qui l'ont plantée. Une si vaste demeure
ne peut être occupée par un seul peuple. La pensée des Soliman et des Amurat, qui
voulurent reculer jusqu'à l'Adriatique la frontière de leurs États, était rationnelle ;
mais cette limite, légitime pour un pouvoir européen établi à Stamboul, ne pouvait
roiivenir à une monarchie qui poussait jusqu'à l'obstination la fidélité à son origine
musulmane. La Porte était condamnée par cette obstination même à rester une
puissance asiatique, car l'islamisme est essentiellement fait pour l'Asie. Quoi qu'il
en soit, l'empire turc se trouva, dès sa naissance, scindé en deux régions hétéro-
gènes que la nature n'a point unies. D'un côté il y eut l'Égyple, l'Arabie, la Tur-
comanie, les pays caucasiens, qui descendent en amphithéâtre vers l'Euphrate el
le Tigre, et aboutissent à la Mésopotamie, centre naturel du kalifat de Mahomet;
de l'autre, il y eut les îles nombreuses de la Méditerranée et les pays gréco-slaves,
centre naturel du christianisme oriental, boulevard contre l'Asie et à la fois pont
jeté entre elle et l'Europe. Celte dualité de l'empire turc est ce qui l'a perdu. Sans
doute une telle position lui donnait le grand avantage d'un caractère mixte, à la
fois asiatique et européen. Placé au point de jonction entre les trois plus anciennes
parties du monde, dominant, au moyen de ses caravanes et de ses flottes, sur l'O-
céan indien par le golfe Arabique, et sur la Méditerranée par l'Archipel, le chef os-
inanli pouvait en toute vérité s'intituler padichah ou roi des rois ; mais, pour se
maintenir à cette hauteur suprême, il fallait une administration sage et progressive,
il fallait le gouvernement le plus civilisé de l'univers et en même temps le plus
ferme : à cette condition seulement l'équilibre pouvait subsister entre tant de
peuples rivaux. Or, loin d'être également paternel pour tous, le pouvoir des Os-
manlis s'attacha à rester un gouvernement de famille, un trône oriental. La dualité
primitive qui menaçait cet empire à la fois asiatique et européen, chrétien et mu-
sulman, alla donc se formulant toujours avec plus d'énergie, jusqu'à ce qu'enfin
les deux principes el les peuples des deux parties du monde se jetèrent le gant cl
engagèrent une lutte acharnée. Venise appela la première aux armes les chrétiens ,
subjugués, el par ses conquêtes de l'Archipel et de l'Albanie entama celle mon-
strueuse monarchie. Ensuite vint l'AutiMche, puis la France, puis la Russie; car il
ne fallait rien moins que l'effort de toutes les grandes nations pour chasser Osman
de sa tente.
Maintenant il s'agit de remettre l'ordre dans cette demeure ruinée par les
coups vengeurs de tant d'ennemis. Les deux groupes de peuples, musulmans et
chrétiens, se trouvent toujours en présence, aussi peu fondus ensemble qu'ils
l'étaient à l'époque d'Osman, et décidés, les uns comme les autres, à ne plus
accepter qu'à titre fédéral l'union avec les Osmanlis. On sait avec quelle ardeur
les Arabes de Méhémet-Ali, aussi bien que ceux de la Mecque el du désert,
appellent cette union fédérative. Les Syriens ne sont pas plus disposés à subir le
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 167
joug de la Porte que les Arabes; le sultan a encore moins d'autorité sur les tribus
lerribles qui couvrent les montagnes du Kourdistan et de la Turconianie. De toutes
les provinces asiatiques, la seule Arménie, pacilique et marchande, semble n'avoir
aucun projet d'émancipation; mais elle ne sourirait pas moins à une liberté qui lui
serait donnée sans exiger de sacrifices d'argent. L'absolutisme de la Porte est donc
tout aussi miné du côté de l'Asie que du côté de l'Europe. Ce que veulent les
Gréco-Slaves est précisément ce que demandent les mahomctans eux-mêmes, et la
communauté des désirs établit ainsi un lien sympathique enire les Slaves d'Eu-
rope et les autres peuples de l'empire d'Orient.
III.
En général, les produits du sol sont à peu près les mêmes dans toutes les pro-
vinces gréco-slaves. Le bétail est la principale richesse des habitants; il y a même
des tribus de pasteurs exclusivement occupées, été comme hiver, du soin des trou-
peaux. Les deux peuples les plus adonnés à la vie pastorale sont les Serbes et les
Moldo-Valaques. Dans leurs vastes forêts de chênes, les Serbes entretiennent surtout
des troupeaux de cochons en si grand nombre, qu'ils forment la principale res-
source du pays, et ont fourni au peuple, en temps de guerre, assez d'argent pour
couvrir les frais de campagne et l'achat des munitions. Aussi a-t-on dit que les
Turcs, au lieu de combattre les Serbes, auraient dû se tourner contre les cochons
de la Serbie, en détruisant les forêts qui les nourrissent. Les Moldo-Valaques ont
des troupeaux de gros bétail, et même de chevaux renommés pour leur vitesse, qui
s'exportent en masse sur les marchés d'Allemagne et de Russie. La Bosnie et la
Hertsegovine nourrissent un nombre considérable de bœufs, qui, devenus gras
sont conduits aux ports de l'Adriatique, et vont alimenter les flottes anglaises de
Corfou et une partie de l'Italie. Les tribus de pâtres de ces provinces sont appelées
Vlahhi; elles ont souvent émigré vers les montagnes du sud et vers l'Albanie, où
elles ont même donné leur nom à une province, le Stari-Flah. Partout, jusque dans
le Péloponèse, ces hommes gardent les mêmes mœurs et emploient les mêmes pro-
cédés pour l'entretien du bétail; ils ont le même costume de peaux de mouton, la
même saleté, la même intrépidité sauvage, jointe à la passion de la musique, de la danse
et du chant. Partouton les voit, durant l'hiver, campés dans les vallées profondes, où
ils tiennent leurs troupeaux parqués, à l'abri du vent, dans les enfoncements cal-
caires en forme d'entonnoir qu'offre souvent la péninsule. A la Saint-George,
l'Orphée .sauvage lève sa tente, et conduit au son de la flûte son troupeau vers le
sommet des monts, mais lentement, et ne quittant un plateau que quand le soleil
en a desséché les eaux et les herbages. C'est de cette manière qu'il atteint, à la fin
de l'été, les mousses alpestres, encore fraîches lorsqu'au-dessous de lui tout le reste
de la verdure est déjà consumé. Il reste sur les cimes jusqu'à la Saint-Dimilri
(mi-octobre), et, chassé par les premières neiges, il commence à quitter à pas
lents la région des sapins, descendant de plateau en plateau jusqu'à la fin de
novembre. Alors il campe de nouveau dans les gorges et les défilés, attentif à saisir
le moindre rayon de soleil. Telle est l'existence du voslws ou ovtcfiar, pâtre gréco-
slave. Cet homme au visage farouche eflraie souvent les voyageurs, car il est tou-
jours armé; mais, s'il affecte un ton menaçant avec les riches et les grands, le faible
n'invoque jamais en vain son hospitalité.
I(j8 LE MONDE GRECO-SLAVE.
Toule la péninsule abonde en loups, sangliers, ours, grands aigles, daims, che-
vreuils, même en cliakals dans le midi. Vers le nord, des chevaux sauvages errent
sur les plaines ; certaines tribus talares de Bulgarie les chassent et les tuent pour
s'en nourrir. On trouve dans les provinces grecques des ânes et des mulets qui
égalent en beauté ceux d'Italie. Il y a en Romélie une race de bœufs blancs qui
rappellent ceux d'Homère, et qui contrastent par la noblesse de leurs formes avec
les hideux bulfles dont les pâturages sont couverts. Le buffle, aux mouvements slu
pides, à l'œil terne et jaunâtre, aux cornes renversées sur le cou, est en force et en
grosseur le double du bœuf; aussi l'emploie-t-on avantageusement pour les plus
lourds charrois, pour les transports de pierres, de fer, de sel. C'est le chameau de
la péninsule : informe, apathique, sobre, endurci à la fatigue comme le chameau,
il se laisse, comme lui, conduire par des enfants. En été, l'abondante transpiration
de cet animal l'excite à chercher les bourbiers. Sur les vastes plaines sans ruisseaux
de la Romélie, il faut lui creuser çà et là des fossés d'eau dormante, où, pendant les
plus chaudes heures du jour, le monstre noir est plongé jusqu'au museau, qu'il
tient immobile au-dessus de l'onde fétide, et toujours dirigé du côté d'où vient le
vent, l'ondulation de l'air fùt-elle imperceptible.
Les forêts bulgares abondent en petites tortues. Le voyageur, endormi sous la
feuillée, est .souvent visité par ces timides animaux, qui, étendant leurs longues
pattes hors de leur écaille tachetée, viennent chercher les restes de son repas. L'O
riental regarde ces tortues comme impures et n'oserait pas même les toucher; ex-
portées, elles fourniraient à l'Européen un mets très- recherché, et seraient pour les
habitantsunenouvellebranched'industrie. C'est ainsi que la pèche des sangsues, abon-
dantes dans les marécages de la presqu'île et recueillies pour le compte des mar-
chands francs, a déjà enrichi plus d'une pauvre famille.
Parmi les végétaux de ces provinces, les plus communs sont le myrte, le laurier-
cerise, le mûrier noir, l'oranger, l'olivier, le sycomore, le térébinlhe, le chêne à grappe,
le tilleul, le châtaignier, le cyprès et le superbe platane d'Orient, qui atteint des di-
mensions colossales, témoin celui de Bouyouk-déré ; le palmier seul manque à cette
terre; on ne l'y voit, comme à Athènes, qu'exceptionnellement. Les arbres fruitiers
d'Europe y abondent, on y trouve des forêts entières de cerisiers et de pruniers; le
fruit de ce dernier arbre sert, dans toute la Turquie, à faire l'eau-de-vie appelée j'oÂi(l).
Assez souvent le paysan distille lui-même son raki ; celui des Crées est uneanisette
célèbre. Les céréales peuvent croître partout abondamment, quoiqu'on ne les cul-
tive que dans les cantons agricoles. Il y a des tribus de pasteurs, d'autres qui se
vouent spécialement à l'état de laboureurs. Le peuple agriculteur par excellence esl
le Bulgare; on le voit se répandre par bandes appelées jetclatsi, en grec thcristctais,
dans les provinces éloignées comme l'Albanie, la Serbie, la Romélie, pour y faire
les récoltes ; d'autres troupes de Bulgares s'en vont de même au printemps pour
diriger les semailles. Dans tous les cantons agricoles, l'époque des moissons esl un
temps de réjouissances publiques; la population des villages .slaves s'en va couper
ses blés au son des instruments, le drapeau de la tribu en tête. L'instinct d'associa-
tion, si prononcé chez ces peuples, fait que tout le monde se soumet volontairement
et sans salaire à celte corvée générale dite la moba. Le blé, coupé ainsi collective-
ment, est porté dans les cours de ses propriétaires respectifs; ce sera ensuite au
riche d'aider de son superflu ses frères moins fortunés, et il le fera de bonne grâce.
(1) En slave s//i'oj7r««,
LE MOXDE Giuico-SLAVE. 169
I>'im|K>l (les pativros, ([iic nous regardons ooinine une nouveauté, est en Orient hi
plus vieille cl la plus respecloe des lois.
En Serbie, on conniience les moissons le lendemain de la nalivilé de la Vierge,
Gospoya daiie (20 septembre); en Bulgarie, on les fait en juillet, et en juin dans la
Romélie. Les chariots qui reçoivent les recolles bulgares se composent d'une simple
claie posée sur le train, au-dessus de roues très-bassos; quehjuefois ces roues ne
sont, comme en Valacliie et dans certains cantons d'Italie, que des distjues en bois
traversés par l'essieu. La charrue lurco-bulgarc a également conservé la forme pri-
mitive de cet instrument, c'est-à-dire que le l)ois du soc n'est point séparé de la
tige ou longue barre attachée au joug du taureau. Celte forme se retrouve en Asie
et sur le Caucase. De telles charrues ne font guère que gratter le sol; mais la terre
où fut adorée la déesse aux mille mamelles est encore si féconde, qu'à peine ce
léger sillon est-il nécessaire. L'aire slavo-grecque est ronde comme un cirque ; au
centre est un pilier; on y attache les chevaux, qu'on fait courir circulairement sur
les gerbes étendues, qu'ils foulent sous leurs pieds, ou bien, comme en Macédoine,
un bœuf traîne lentement sur cette arène un rouleau de marbre. L'un et l'autre
usage se retrouvent en Moldo-Valachie.
L'agriculture a conservé dans la péninsule les pratiques du temps des patriarches
juifs. N'écoulant pas le surplus de la moisson. le laboureur ne demande à la terre
que ce qui sullil aux besoins locaux; aussi la plus grande partie du sol demeure-
t-elleen friche. Il n'y a d'exploité en Serbie qu'un huitième des terres, en y com-
prenant même les prairies. L'habitant de la Choumadia et de la Macédoine, pour
s'épargner la peine du défrichement, met souvent le feu à de superbes forêts, sur
l'emplacement desquelles il obtient pendant queliiues années d'abondantes récoltes.
Les Serbes, les Albanais et les Turcs sont les plus mauvais agriculteurs du pays;
partout où ils dominent, on voit des plaines magnifiques couvertes de mauvaises
herbes, si ondoyantes, que ces plateaux semblent de loin des lacs verts. Entre
Aidos et Fakhi, entre Yeni-Sagra et Mengeli en Thrace, on rencontre de ces savanes,
longues de plus d'une lieue. Mais le Bulgare producteur s'infiltre, comme une eau
féconde, à travers ces déserts montagneux, et partout où il pénètre il fonde, loin
de la vue des pachas, des oasis de culture, souvent aussi beaux que nos vallons de
Normandie. L'irrigation des champs et des prés est surtout pratiquée par ce peuple,
disciple en cela des Grecs, avec une admirable entente des lois de la statique. Les
moindres ruisseaux sont utilisés, chaque sillon reçoit son tribut rafraîchissant, pas
une goutte d'eau n'est perdue. L'étude de ces procédés nous mènerait probable-
ment à mieux connaître les fameuses irrigations chaldéenucs de rantiquilé, et sim-
plifierait peut-être les méthodes de nos agronomes.
Les céréales les plus estimées sont le froment, le millet, le sorgo ou sirok (blé
noir), et surtout le koukourouts (kalamboki des Grecs) ou le maïs, qu'on plante,
comme en France, sur de longues lignes droites. Un grain de maïs en rapporte trois
cents; un grain de froment, ([uinze. Les paysans bulgares, serbes, moldo-valaques,
ne se nourrissent guère que de farine de maïs délayée dans du lait; ils nomment
cette bouillie inamal'uja : c'est la polenta italienne. En été, il se fait partout une
étonnante consommation de melons de toute qualité. La Grèce produit une espèce
particulière de ces fruits, qui ne mûrit (juaux ap[)roches de l'hiver, et dont les ca-
banes macédoniennes sont souvent comme tapissées. Les olives grecques fournissent
une prodigieuse quantité d'huile; on évalue à vingt-cinq ou trente livres la masse
de ce liquide tirée annuellement d'un olivier ordinaire. Candie en exportait naguère
170 LE MONDE GRECO-SLAVE.
encore vingt mille livres par an; si les Turcs y laissaient libres et la nature et le
génie grecs, cette magnifique île ne serait bientôt qu'une grande forêt de ces arbres
précieux : les oleasters (oliviers sauvages) y croissent d'eux-mêmes sur toutes les
montagnes. Il n'est pas étonnant que, dans des contrées où les plus beaux produits
de la nature surabondent, la pomme de terre soit inconnue. Le prince de Serbie
Miloch, pour en introduire l'usage, a dû rendre une loi qui enjoignait à tout paysan
d'avoir un petit carré de ce légume près de sa chaumière. Cette loi est tombée avec
la domination du despote. Depuis quelques années, le vladika du Monténégro veut,
dit-on, imposer à ses guerriers la même culture. Il est à croire qu'elle ne trouvera
pas plus de faveur chez les Gréco-Slaves qu'en Espagne et dans les Deux-Siciles.
Les fléaux de ces riches contrées sont les épizooties, les essaims de sauterelles, qui
fondent quelquefois sur les campagnes, et en rongent jusqu'au dernier brin d'herbe.
On voit en Bulgarie des sauterelles vertes, sans ailes, et tellement énormes, qu'elles
en valent dix des nôtres. Il y a d'autres sauterelles ailées, que l'Orient envoie par
masses capables d'obscurcir le ciel. Contre ce fléau, la population entière se lève
et marche en colonnes, comme pour se défendre d'une invasion.
Les Grecs excellent à soigner les vergers; ils en font de véritables jardins d'Ar-
mide. Aussi, dans leurs principales villes,' ces vergers servent de promenades pu-
bliques ; mais, dans certaines îles, et sur beaucoup de côtes, les arbres ont presque
entièrement disparu sous la hache turque. Il est remarquable que certaines pro-
vinces sont toutes couvertes d'inutiles forêts, tandis que des districts voisins se
trouvent entièrement dépourvus de bois. Ainsi l'Olympe a d'immenses forêts vierges,
au pied desquelles plusieurs bourgades thessaliennes sont réduites à se chauffer,
comme en Arabie, avec du fumier, tant les voies de communication sont rares. Sur
d'autres montagnes albanaises et grecques, les pâtres, à force d'y brûler les arbres,
ont fait tarir jusqu'aux ruisseaux.
La culture favorite des Gréco-Slaves est celle de la vigne, et, si elle était prati-
quée avec un peu plus de soin, leurs vignobles réuniraient bientôt tout ce qui carac-
térise les crus les plus vantés. Le vin rouge de Ténédos, le vin doré de Chypre,
sont déjà fameux, et s'exportent partout. Le vin blanc de Samos est une espèce de
lunel; celui du mont Athos rappelle les vins d'Espagne, ceux de Moldavie les vins
de Bourgogne ; Anibelakia, Pharsale, toutes les côtes fournissent un vin de liqueur
délicieux. En général, le principe sucré domine trop dans les vins grecs; les vigno-
i)les slaves au contraire, dans la llerlsegovine, la Bosnie, la Serbie, ayant à lutter
davantage contre l'hiver, donnent des vins moins doux, mais plus spiritueux, et qui
se conservent mieux. Enfin les vins du Danube valaque et moldave, beaucoup plus
aqueux et plus acides, sont les moins recherchés. Le Valaque a un moyen d'amé-
liorer ses vins : il les fait geler pendant l'hiver, et ce qui, au fond du baril, a résisté
à la congélation forme le vin le plus généreux. Le Smederevski (vin blanc de Snie
derevo) est excellent. Au dire des Serbes qui les cultivent, les vignobles de Smede-
revo descendent, par une reproduction non interrompue, des ceps que planta l'em-
pereur Probus sur le Mont-d'Or de ce pays. Tous ces vins se conservent, ou dans
de petits tonneaux très-longs qui se portent à dos de cheval, ou dans des outres
goudronnées. Un stardchine (chef de village) ne se met jamais en route sans prendre
avec lui une de ces outres. Les vignobles sont partout sans échalas et rampants
comme en France ; les vignes sauvages, à gros raisins, grimpent seules en festons
d'arbre en arbre. Chaque vignoble a sa vigla (vedette), abritée par quelque vieux
orme ou par un rocher, et d'où la sentinelle armée veille à ce que ni hommes ni
LE MONDE GIIECO-SLAVE. 171
bestiaux ne viennent faire du ilégAt; il en est de mémo pour les champs de maïs.
Après la vendange coinine ai)rès la récolle du mais, le proi)riétaire donne à ses voi-
sins un grand l)anquel.
Bien que les richesses minérales de la presqu'île soient extraordinaires, elles
restent inexploitées. La plu|)art des rivières bulgares, serbes et surtout valaques
roulent des paillettes d'or, que des troupes de tsiganes (Iwhémiens) sont continuel-
lement occupées à ramasser. Le fer, le plomb, l'argent et l'or se trouvent en assez
grande quantité dans les montagnes slaves et grecques. Quelques fourneaux de
forge sont établis à Karatovo en Macédoine, à Samokov en Bulgarie, où l'on fond
des boulets de canon et où l'on fabrique des fusils. La Bosnie et la Croatie, plus
abondantes en minerai, sont aussi mieux exploitées; il y a des forges à Slarimaïdan,
Kamengrad. Klisoura, Egripalanka, etc. Quant à la Serbie, un minéralogiste saxon,
M. Herder de Freyberg, en a parcouru les montagnes en 1855, et y a trouvé la
siénite, le porphyre, la serpentine partout, et sur quatre points différents des dé
pôls de charbon de terre qui seront un jour utiles pour la navigation à la vapeur.
Près du monastère de Stoudenilsa, on a découvert une qualité de marbre blanc qui
a paru comparable à celui de Paros, quoiqu'il ne me semble point l'emporter sur
d'autres marbres de la Bulgarie. On a établi sur le Pek, a Saidchar et ailleurs, des
ateliers de lavage pour séparer l'or du sable. Les deux principales mines serbes
sont à Maidan-Pek, sous le Stol, et à Roudnik, où l'on trouve de l'argent, du plomb
et du fer. Sous le rapport métallurgique, les montagnes slaves l'emportent de beau-
coup sur celles des pays grecs ; peut-être ces dernières furent-elles épuisées dès
l'antiquité. On cite pourtant au mont Ida, en Troade, une riche mine de plomb et
d'argent. Les eaux minérales abondent, depuis celles des Thermopyles, en Livadie,
jusqu'aux fameux bains d'Hercule, sous Mehadia, à la frontière valaque; l'Albanie,
la Bosnie, la Macédoine, en ont d'excellentes; la source sulfurée deBania (les bains)
sur la Moravitsa, en Bulgarie, attire déjà les Anglais, et celle de Toplitsa, près de
Nich, en Serbie, pourra un jour le disputer à Tœplitz. Il y a des marais salants à
Kavak, sur le golfe de Saros (mer Egée), et à Achioli, sur la mer Noire; il y en a
aussi en Albanie, à Bastova, près d'Aulone, à Paliouri. près d'Arta. En Bosnie, à
Touzia, il y a deux sources salées. Toutefois on ne tire de ces diverses salines
qu'une quantité de sel insuffisante pour le pays, et l'on peut dire que ces nombreuses
provinces dépendent entièremeut, sous ce rapport, de la Valachie, qui est, de toute
l'Europe, la contrée la plus riche en sel fossile; celui de la petite ValacUie est du
sel de roche, qui se taille comme de la pierre et se colporte en gros cubes.
IV.
Si des productions naturelles l'attention se porte sur l'industrie, on voit la plus
extrême indigence succéder à une exubérante richesse. A peine trouve-t-on des
vestiges de cet ancien luxe byzantin et mauresque qui faisait l'admiration des croi-
sés. L'industrie est pratiquée à l'antique : comme il y a des tribus de pasteurs, de
moissonneurs, de même il y a des tribus de maçons, de bijoutiers, do fonlainiers,
de faiseurs de tapis. La bijouterie en filigrane est surtout exercée par les Tsintsars
du Pinde; ce sont les Genevois de l'empire. Nos pendules sont encore chose in-
connue : on se sert de clepsydres, horloges de sable, comme au temps d'Alexandre.
Il y on a à Conslantinople dans tous les corps-de-garde. Eij revanche, le pins pauvre
17^ JLE MONDE GRECO-SLAVE.
uiusuluian a sur lui une montre, nécessaire pour lui indiquer l'heure précise des
cinq prières du jour. Les l)eaux lapis turcs, à dessins si riches et si variés, ne se fa-
briquent en Europe qu'à Jarkoeet à Berliovtsa, en Bulgarie. A Jarkoe, toute la popu-
lation n'est occupée que de cette industrie; on y voit les jeunes lilles en longues
rangées, accroupies devant leurs métiers, sous les hangars et les portiques exté-
rieurs de leurs cabanes; elles travaillent du matin au soir et ne gagnent que cinq
francs par mois; encore leur salaire a-t-il été élevé au-dessus du taux ancien. Les
broderies dont les vêtements des Gréco-Slaves sont ordinairement couverts, se font
partout dans l'intérieur des familles; mais les brodeuses reconnues dans tout l'O-
rient comme les plus habiles sont les Grecques. Quoique les armes se fabriquent
aussi partout, les armuriers bosniaques de Travnik et de Mostar sont principale-
ment renommés pour leurs cimeterres damassés. Un officier du génie sous Napo-
léon, Pertuisier (1), en accordant aux ouvriers européens la supériorité pour les
armes à feu, reconnaît que les Orientaux savent toujours forger les meilleures
armes blanches. De même les selles turques sont encore les meilleures du monde.
].,es selliers sont très-nombreux ainsi que les cordonniers ; Vopankc ou ypodema,
bottine slavo-grecque, est la partie la plus richement travaillée du costume hé-
roïque ou palikarîen. Les charrons au contraire sont rares ; il n'y a guère en effet
que les femmes des pachas qui emploient les arrubus, voitures turques, et le cha-
riot du paysan, fait par lui-même, est toujours Yumaxis de l'antiquité grecque, à
roues très-basses, le plus souvent pleines. Des moulins à vent ne se rencontrent
que sur les côtes grecques et dans les îles. Les villages de l'intérieur, pour moudre
leur blé, emploient encore des moulins à bras de la même forme que ceux des an-
ciens. On trouve pourtant des moulins à eau sur la plupart des affluents du
Danube.
Quant aux arts et aux sciences qui fleurirent si longtemps à Byzance, les Gréco-
Slaves n'en gardent plus même le souvenir. La médecine n'est guère exercée que
par les sorcières, et la chirurgie par les barbiers ; le rasoir est leur unique instru-
ment; il leur sert pour la circoncision, pour la saignée, comme pour les amputations.
Point d'accoucheurs, la nature les rend le plus souvent inutiles. Quant aux blessures
laites par les armes, les médecins qui ont vécu dans ces contrées reconnaissent que
le paysan serbe et albanais a pour les guérir des procédés particuliers et très-
efficaces. Il ne serait certainement pas inutile que nos chirurgiens de régiment
s'appropriassent ce qu'il y a de bon dans ces antiques méthodes curatives des
peuples guerriers. La fièvre intermittente et la dyssenterie étant à peu près les
seules maladies, ceux qui en sont atteints se font réciter des prières par les papas,
et boivent force eau pure. En Oi'ient, la cure d'eau est d'usage antique. Les Slaves,
pour leur malheur, sont très-enclins à substituer à l'eau les liqueurs spiritueuses,
ce qui transforme la fièvre intermittente en fièvre jaune. L'absence totale de secours
éclairés doit faire mourir en bas âge tous les enfants faibles; ceux d'une constitution
forte survivent seuls, et leur vigueur naturelle s'augmente encore par la sobriété
que ces hommes apportent d'ordinaire dans toutes les jouissances sensuelles. Si la
population se trouve ainsi diminuée, du moins le pays est-il débarrassé des masses
d'infirmes et d'impotents qui en Europe affligent la vue. L'Orient, quoi qu'en
disent les journaux, n'a généralement que des populations robustes.
Les arts du dessin sont tombés au rang des arts mécaniques. L'église d'Orient,
(1) Promenades dans Comtantinople.
LE MUNUË GnÉCO-SLAVli:. 173
aussi bien que l'islamisiue, proscrit la sculpture; h peine permet- elle d'orner de
quehiues arabosciues les pierres sépulcrales. La peinture fait à elle seule les frais
de décoration des palais counue des temples des deux religions; mais elle est tenue
à des formules sacerdotales, î» des types corrompus qu'elle doit répéter servilement.
L'architecture est plus libre : toutefois les Gréco-Slaves, comme les anciens Hellènes,
continuent î» n'employer la pierre que pour les édifices publics et les travaux d'u-
tilité générale. Parmi ces travaux, on remarque des ponts en très-grand nombre,
la plupart antérieurs aux Turcs et d'origine slave ou grecque. Le plus long de tous,
celui de Silivria, compte cinquante- deux arches; celui de Larisse, sur la Salambria,
en a douze; celui de Mouslapha-Pacha, sur la Maritsa, en a dix-neuf. On admire
celui de Moslar, cpii a donné son nom à cette ville (1), et dont l'arche unique sur
la Narenta présente cinquante aunes d'ouverture. Maltebrun prétend à tort qu'il
fui « bâti par un menuisier de la ville, après que les architectes turcs en avaient
désespéré. » C'est un ouvrage grec très-ancien. On doit citer quelques beaux ponts
modernes en bois, celui de Salonik, sur le Vardar, de trois cents pieds de longueur,
celui de Philippopoli, sur la Maritsa, celui d'Andrinople, sur l'Arda.
Les palais, sans excepter ceux du sultan, sont fort loin d'égaler en éclat ceux des
plus petits souverains d'Europe : l'Oriental, même lorsqu'il occupe le premier rang
de l'État, dédaigne le luxe pour sa demeure privée; tout ce qu'il a de précieux est
réservé à l'ornement des temples ; aussi voit-on des mosquées qui ne le cèdent pas
en magnificence à nos premières cathédrales, et qui l'emportent sur nos églises
quant à la richesse des dotations. Parmi les couvents chrétiens, les plus remar-
quables sous le rapport de l'architecture sont ceux du mont Athos en Macédoine;
en Bulgarie celui du Rilo, tout inconnu qu'il est, peut cependant rivaliser avec les
plus majestueux du catholicisme.
Quant aux simples maisons, même dans les villes, elles forment un réseau de
charpentes reliées par de légères parois d'argile et de chaux. Une de ces maisons,
contenant sept ou huit chambres, se vend à la campagne pour cent ou deux cents
francs. Ces constructions gréco-slaves, qu'on retrouve chez les Mongols et les
Tatars, s'élèvent prodigieusement vite, et l'on conçoit que le peuple en fasse sans
grande peine le sacrifice, comme lors de l'incendie de Moscou. A Andrinople, deux
mille boutiques bridèrent en 1837 ; elles étaient rebâties deux mois après; à Bito-
glia, un même nombre de maisons, brûlées en 1850, étaient toutes relevées l'année
suivante. Les monuments des villes orientales les plus importants après les temples
sont les fontaines; dans les villages même, il y en a de très-belles. Les fontainiers,
sou-teratsi, forment une corporation jjresque exclusivement composée d'Albanais
du canton de Drinopolis, au nord-ouest de Janina, lesquels exercent leur métier de
père en fds dans tout l'empire. Cette tribu a réellement acquis une grande habileté
dans l'art d'amener à peu de frais les eaux des plus grandes distances; elle remplace
d'ordinaire l'aqueduc aérien par des conduits souterrains, et, pour rendre à l'eau
sa force ascendante perdue dans les vallées, elle bâtit des pyramides hydrauliques
nommées taksim. On rencontre de ces pyramides dans toute la péninsule.
Par suite de l'incurie ottomane, les rivières sont dans un état déplorable; des
bancs de sable, des digues de troncs d'arbres amassés par l'ouragan, les barrent
en tous sens, et cependant il serait facile de faire sillonner la plupart de ces cours
d'eau par de légers bateaux à vapeur qui mettraient l'intérieur du continent en
(1) Le mot slave mnst signifie poiil.
174 LE MOIVnE GRÉCO-SLAVE.
conimiinicalion avec la mer. Aujourd'hui, les rivières de la péninsule ne peuvent
pas même porter des bateaux ordinaires; on n'y voit que des trains, ou la caïk
{l'antique monoxylnn), nacelle formée d'un seul tronc d'arbre creusé, et dans
laquelle trois ou quatre personnes au plus peuvent se tenir accroui)ies, car le
moindre faux mouvement ferait chavirer une caïk. Les routes ne sont pas en meil-
leur état, o"u plutôt elles sont à peu près défoncées. Çà et là dans les provinces on
rencontre des fragments de voies pavées, qui au bout d'une lieue ou deux se ca-
chent de nouveau sous l'herbe ou dans les broussailles. Ces voies démantelées ne
sont que des sentiers fort étroits (en grec monopatîa), c'est-à-dire pratiqués pour
un cavalier seul, et il faut plaindre le voyageur forcé de suivre ces routes à pierres
aiguës, à trous profonds. Il est vrai qu'on y peut reconnaître la merveilleuse sûreté
du pied des chevaux slavo-grecs, qui allongent en tâtonnant leurs sabots garnis de
fers pleins et bombés, à peu près comme ces chats dont quelque enfant malin a
collé les pattes dans des coquilles de noix. Mais rien n'approche des skela, chemins-
escaliers, ébauchés plutôt que taillés dans le roc, le long des précipices, pour
franchir les montagnes. Quant aux dromoi, routes carrossables, il n'y en a plus.
Le sultan Mabmoud avait établi une de ces routes lors de son voyage en Bulgarie,
de Stamboul jusqu'à Choumla; cette voie était à la russe, avec des poteaux comme
ceux qui indiquent les verstes ; elle est devenue impraticable, faute d'entretien.
On conçoit qu'avec un tel système de voies de communication le grand com-
merce soit impossible. Chaque province doit consommer prescjue à elle seule les
produits de son sol; aussi le bas prix des denrées surpasse-t-il toute croyance. Le
bétail n'est guère plus cher : la livre de viande vaut 8 à 12 centimes, la livre de
vin (car il se pèse) vaut un sou; un mouton entier se vend 2 francs. Une vache
coûte de 20 à 30 francs, un bœuf 50 ; un bon cheval serbe ou bulgare coûte de 80
à 1-40 francs ; en Macédoine ou en Romélie, il est plus cher; les frais quotidiens de
sa nourriture sont de 15 à 18 sous, de 25 sous à Constantinople (1). Le quintal de
blé coûte en Bulgarie de 2 à 5 francs, en Serbie 5 francs, en Hertsegovine 7. A
Stamboul, pour tenir le pain toujours à bon marché, l'État a ses greniers, les seuls
où les boulangers puissent s'approvisionner. Les paysans de la Thrace sont forcés
de livrer à ces établissements leurs grains à un taux souvent au-dessous du prix
courant. Ces greniers de prévoyance, si anciens dans l'histoire d'Orient, seraient
pourtant une bonne institution, s'ils n'outrepassaient pas leur but et n'enfouissaient
pas la richesse du peuple, au lieu d'en assurer le développement continu. Les pro-
vinces ont aussi des magasins publics, où le paysan porte, comme en Hongrie, sa
dîme, ou l'impôt en nature dû à l'Etat. Les familles gréco-slaves déposent fréquem-
ment leur blé dans des cavernes et des trous garnis de paille, qui rappellent ces
silos d'Egypte où les céréales se conservent durant des siècles.
Les marchés d'approvisionnement ont lieu, non le'feamedi, comme en Occident,
(1) Une peau de bœuf, dans les provinces, coûte de 7 à 9 fr., une peau d'agneau 1 fr.,
une livre de miel -iO ou 50 cent. Les cochons, dont la Serbie fait un si grand commerce,
coûtent de 7 à 15 fr. engraissés, et pèsent de 150 à 200 livres ; ils se vendent en Hongrie
30 ou 60 fr., et à Vienne 75 fr. De Vienne, le surplus de ces cochons suit le Danube,
arrive en Bavière, puis eu Alsace, cl de là vient jusqu'à Paris. Mais, tandis qu'à Zoralin
l'octroi autrichien ne prélève par tête de ces animaux que •' l'r. 75 cent, pour les procurer
aux villes d'Autriche en abondance, la douane française de Strasbourg les impose au taux
énorme de 13 fr. 20 cent., ce qui prive uéccssairemenl Paris d'un plus grand approvision-
nement de bestiaux slaves.
liE MONDE GRÉCO-SLAVE. 17ij
mais le dimanche matin, jour dont le paysan profite pour ai>porler ses denrées à la
ville, en même temps qu'il vient assister à la messe du despote ou vludika. Chaque
habitant se munit alors, comme en Russie, de vivres pour toute la semaine. Les
Francs des Échelles prétendent qu'il n'y a pas de foires dans l'intérieur de la Tur-
quie; il y en a au contraire de très-considérables. Ces peuples à vie sédentaire
s'approvisionnent en ell'el, d'une saison à l'autre, de tout ce qui leur est nécessaire.
A Prilipe, dans la Macédoine slave, à Eski-Djoumaa en Bulgarie, et à Ousoun-
Chaaova, il y a des foires où campent quelquefois cent mille personnes. Les con-
trats sont rédigés par des espèces de notaires, la plupart grecs, qu'on voit dans
tous les bazars, écrivant sur leurs genoux, au fond de leurs petites échoppes, ou
bien se promenant, un encrier de laiton à la ceinture, et portant le kalem, plume
de roseau, dans un étui, avec le kalemtrach ou canif. Ceux qui savent déchiffrer
une ou deux des sept écritures turques, dont la plus haute, celle du divan, est
l'écriture oflicielle, sont déjà des cffendis (personnages). Les paiements se font,
même parmi les Turcs, aux termes adoptés dans l'ancien empire grec, de la Saint-
George à la Saint-Dimitri, du 5 mai au '■lô octobre. Pour montrer combien le
crédit est nul, il suffira de dire que le taux moyen de l'intérêt de l'argent en Tur-
quie, et même en Serbie, est de 20 pour 100 ; en Albanie, il se fait des emprunts
à 48 pour 100; on place sur hypothèque à 12 et jusqu'à 24 pour 100.
V.
Pour étudier la vie domestique des Gréco- Slaves, il faut quitter les grandes
villes, les routes battues, et aller chercher, au fond de leurs gorges et de leurs sau-
vages vallées, les tribus restées fldèles aux mœurs primitives. Là se dévoilent, dans
toute la naïveté de leurs vertus et de leurs défauts, le robuste et laborieux Bul-
gare, au cœur mieux doué que l'esprit; le Serbe paresseux, mais poète et guerrier
intrépide; le simple et obstiné Bosniaque ; le Monténégrin, libre penseur au village,
renard aux mille ruses dans le combat, mais vainqueur généreux; l'astucieux et in-
domptable Albanais; le doux et spirituel Valaque; le Grec à la fois économe et
magniflque, enthousiaste et raisonnable, aventureux et prudent. Mais, pour entre-
prendre un pareil voyage, il faut autre chose qu'une curiosité de touriste. Il faut
se préparer à toutes les privations, savoir coucher en plein air, vivre de fruits comme
un anachorète, et risquer sa vie comme un soldat. Si on ne craint pas de s'exposer,
à travers les repaires de klephles, aux hasards d'une telle excursion, on fait sa pro-
vision de vivres et on se procure un guide pour la route ; une petite boussole même,
pour s'orienter au besoin, n'est point chose superflue. Il faut se garder d'emporter
des armes brillantes; un fusil simple, un poignard et des pistolets communs doi-
vent suffire. Les brigands laisseront passer le voyageur ainsi armé en lui souhaitant
bonne fortune, dobra sretja; peut-être même l'inviteront-ils à partager leur repas
sous le rocher. Il ne faut pas non plus, comme dans un voyage d'Asie, prendre le
turban et l'habit osmanli. Ici le Turc n'est plus chez lui, il est seulement campé.
Si donc l'on veut être respecté de tous, on doit revêtir le magnifique costume grec
ou garder l'habit franc. Comme on est assez exposé à s'égarer, même avec un guide,
il ne faut pas manquer non plus de se munir de cartes : les meilleures sont celles
de Trommelin et Lapie, qui embrassent en seize feuilles toute la Turquie d'Europe.
On monte ces chevaux slavo-latars, maigres et petits, qui semblent n'avoir que
176 LE MOM)E GRÉCO-SLAVE,
le soiilllo et qui vont eoinme le vent. A peine le cavalier a-t-il un pied dans l'élrier
qu'il est emporté au galop. Nos belles voitures à vapeur, marchant sur des lignes
de fer, vont-elles aussi vite? Je ne sais; mais elles offrent certainement aux hommes
lassés de la vie casanière moins de jouissance qu'une caravane ainsi lancée. Au lieu
de grandes routes, à peine trouve-t-on des sentiers ; là où manque un pont, ce qui
n'est pas rare, le voyageur n'a qu'à pousser sa monture dans le torrent, sans s'in-
quiéter de la profondeur, et le cheval le transportera fidèlement vers l'autre rive,
à gué ou à la nage, peu lui importe. Si l'on persévère quatre ou cinq jours, cette
manière de voyager ne tardera pas à séduire; bientôt oncompi-endra tout le charme
de la vie nomade, on comprendra l'Orient, pays des pèlerins et des sophis, où
l'homme ne regarde sa maison que comme une tente, son existence que comme
une halte passagère, pour laquelle il est superllu de s'entourer de tant de meubles
et de choses prétendues confortables à l'usage de notre Europe. Le soir on cherche,
pour y camper, un lieu pittoresque, une colline, un platane près d'une source ; on
enfonce dans le soi la lance à boule dorée, d'où se déroule la toile de lin qui doit
abriter le voyageur. On s'étend sur le sein maternel de cette vieille terre qui nour-
rissait nos premiers aïeux, comme elle nourrira nos derniers descendants. Un tapis
préserve de l'humidité du sol, sans enlever ce qu'a d'embaumé le contact des gazons
fleuris. Aux lèvres le tchibouk, près de soi une amphore de vin grec, on regarde
se coucher le soleil, et dans un repos total, partagé en ce moment avec toute la
nature, on attend le repas du soir. Vous êtes dans le désert, mais en même temps
sur le grand chemin du monde ; tout frère, c'est-à-dire tout homme qui passe,
s'arrête, ou vous envoie la temcna, ce magnifique salut oriental qui consiste à s'in-
cliner en posant la main sur le cœur, et à se redresser en la portant au front,
comme pour dire : Ami, mon cœur l'est dévoué, et mon esprit t'élève vers le ciel.
Si vous prenez votre repas, souvent le passant s'invitera lui-môme, et viendra s'as-
seoir à votre table de gazon. Si c'est vous qui passez, on vous appelle, on vient
vous prendre; il faut que vous partagiez le repas de vos frères inconnus; bergers
ou marchands, grands ou pauvres, n'importe, ils sont vos égaux, et il est si naturel
que des frères partagent ce qu'ils ont.
La nuit venue. Européens et Gréco-Slaves se rangent autour du foyer improvisé,
et la conversation se fait souvent en quatre ou cinq langues. Si les environs du
campement sont infectés de chakals et de sangliers, au lieu d'élever une tente, on
suspend avec des cordes son hamac entre des arbres; d'un lapis étendu on se fait
un dais pour se préserver de la rosée, et l'on s'endort en sécurité. Dans les plaines
situées entre Constanlinople et le Taurus ou les Balkans d'Europe, ces précautions
deviennent même inutiles; le climat y est d'une douceur extrême, et les animaux
sauvages ne se hasardent que rarement dans ces longues steppes nues.
Le malin, le soleil se lève sans aurore et inonde subitement la lerredeses rayons.
Un léger cri du guide fait accourir vos petits chevaux arabes et slaves, aux yeux à
fleur de tête, au front saillant et aigu. Vous partez, et, s'il le faut, votre monture
ira jusqu'au soir sans broncher, sans s'arrêter même pour boire. De dislance en dis-
lance, on rencontre quelque tombeau turc, avec ses deux colonnes debout, que,
sous le crépuscule, on pourrait prendre de loin pour deux rayas qui causent. Parmi
ces colonnes, il y en a de très-belles, et même d'antiques, en marbre blanc ; presque
toujours elles sont penchées : qui sait si par là les anciens imans ne voulaient pas
indiquer la chute du guerrier retombant au soin de la terre? Ces sépulcres aller
nent sur les routes avec les fontaines. Quelquefois celles-ci sont couvertes d'un
LE MONDE GHECO-SLAVE. 177
Ironc d'arbre creusé, ou d'une grosse pierre forée et plantée sur l'orifice du puits.
On trouve de ces pierres qui sont d'élégants chapiteaux pareils à ceux qui ornent
les gracieuses fontaines des petites rues déterrées de Pompeïa. Au-dessus de ces
puits, les Grecs et les Bulgares du désert ont soin d'entretenir, pour l'usage de leurs
caravanes, un balancier et un seau formés d'un tronc d'arbre.
Autant ces jilaines sont tristes et dépouillées, autant les villages sont frais et
riants. Voyez ceux des musulmans gréco-slaves de la Bosnie, de la Macédoine et
de l'Albanie : le silence règne dans les rues désertes; mais ces bosquets qui entou-
rent, qui cachent presque chaque maison, ces arbres qui entrelacent autour des
fenêtres et des portes leurs branches chargées de fruits, ces eaux courant sous
l'herbe haute, comme à la dérobée, vers la cabane qui sert de salle de bain h la fa-
mille, tout cet ensemble, enlin, porte un caractère d'innocence, de pureté calme,
qui ramène la pensée vers les jours des patriarches. Si l'on entre dans un village
chrétien, par exemple dans un celo bulgare, on n'y remarque pas le même luxe de
végétation, parce que le Bulgare, exploitant toute la campagne, ne peut consacrer
autant de soin à l'entourage de sa demeure; et puis il est raya, il tremble de pa-
raître riche, il enfouit sous le sol sa hutte de branchages. Mais attendons le soir.
Dès que la nuit approche, on voit descendre de toutes les montagnes voisines les
bergères et les enfants ramenant du désert leurs innombrables troupeaux. A leurs
chants joyeux se mêlent le bêlement des moutons, des chèvres, le mugissement des
grands buUles et le tintement de la sonnette des vaches-mères. Chaque baba (femme
de ménage bulgare), debout sur le seuil de sa cour, compte le bétail au passage,
et se prépare à traire le lait. Alors se révèle toute la magie agreste des Balkans.
En Orient même, où l'hôte est un être si sacré, l'hospitalité des Bulgares est pro-
verbiale, elle ne peut être comparée qu'à la pMloxenia des Grecs. C'est grâce à
cette hospitalité que les coins les moins fréquentés de l'empire deviennent abor-
dables pour le voyageur. En Serbie, il en est de même : dès que sont dissipés les
premiers soupçons que provoque nécessairement l'arrivée d'un inconnu chez des
hommes qui ont été longtemps esclaves, dès qu'ils se sont assurés qu'on ne leur
veut pas de mal, ils sont tout à l'étranger. Le Serbe offre à son hôte la place d'hon-
neur au foyer, le consulte pour les lois de l'État, comme pour l'organisation de sa
famille. Dans toutes les cabanes où entre l'étranger, les petits enfants viennent :i
lui en souriant, au lieu d'aller se cacher, comme font les enfants des Turcs. S'il vi-
site un riche citoyen, la maîtresse de la maison se présente d'abord pour lui baiser
la main, et il ne peut échapper à cette triste politesse de l'Orient qu'en élevant la
main et la posant à la grecque sur son cœur. Introduit dans la salle d'honneur,
qui sert en même temps de chambre à coucher, sans laisser, ainsi que doivent faire
les Turcs, leurs souliers sur le seuil, il s'avance, en Franc libre, sur les beaux tapis
rouges, et va se placer, en face du knèzc ou chef, sur des coussins de velours.
L'habitant des villes n'exerce pas l'hospitalité avec moins d'empressement que
le montagnard. Pour héberger le Franc, il vient souvent le chercher au hane{{),
que l'on quitte sans regret, car tout ce que le voyageur peut se procurer au liane,
c'est une chambre vide pour lui et une place à l'écurie pour son cheval. Il faut
aller à la mehana (2) prendre ses repas; et si c'est l'hiver, dans une chambre sans
vitres, on n'a pour se préserver du froid qu'un ntaiigal, plat de braises (ju'il faut
(1) Hôtellerie.
(2) Restaurant oriental.
178 LE MONDE GRECO-SLAVE.
renouveler sans cesse. Content de quitter un tel gîte, vous suivez votre nouvel
hôte, dont la famille regarde comme une fête votre entrée sous son toit. Ce jour-là
une activité inaccoutumée règne dans cet intérieur d'ordinaire si monotone. Pour
vous honorer, votre hôte invite tous ses voisins. Le chef de la maison, qui mange
presque toujours à part, trop respecté de la famille pour qu'elle ose partager son
repas, ce pontife du foyer descend celte fois jusqu'à la table commune. Le raki
(eau-de-vie de pinines ou de cerises sauvages) circule d'abord, dans un gobelet
grossier chez le pauvre Bulgare, mais, chez l'Albanais, leGrec, le Slave Macédonien,
dans une belle et ancienne coupe, souvent dorée, où ont bu les aïeux. Transmise
aux convives par le père, qui la vide le premier, elle passe à la ronde. On mange
au même plat, mais avec beaucoup plus de propreté qu'un Franc ne le croirait
possible. Le dîner fini, les toasts commencent, car l'Oriental ne boit qu'avant et
après ses repas, et rit de nous voir boire en mangeant. Si les libations se pro-
longent longtemps, c'est que le Grec et le Slave aiment la conversation, et que le
vin l'anime. L'ancien de la famille se lève enfin de table, en disant : Nous nous
sommes assis honnêtes, nous nous levons en tout honneur. De la salle (oda), on
passe au tchardak (espèce de belvédère), où les pipes et le café ne tardent pas à
être apportés. De même qu'en Orient on boit à la même coupe, ainsi l'on fume, en
signe de respect, au même tchibouk, que l'on se passe de main en main. Aussitôt
après le coucher du soleil, l'étranger est conduit dans l'appartement qui lui est
destiné, et sur le seuil de sa chambre les enfants, de préférence les jeunes filles,
veillent toute la nuit comme des anges silencieux, en se relevant les uns les autres
jusqu'au jour, pour entretenir le feu et garder le sommeil de leur hôte.
D'autres fois, au lieu d'un pareil accueil, le voyageur ne trouve le soir, au bout
de sa route, qu'un lume désert et ruiné, où, seul avec son guide, il étend son
grabat et mange les provisions dont il s'est pourvu. Ce cas se reproduit fréquem-
ment en Romélie, en Bosnie et vers le bas Danube, où les Russes ont tout détruit.
Mais souvent aussi il rencontrera dans ce hanc abandonné une compagnie de pali-
kares, et l'arrivée d'un vrai Franc éveillera chez eux une gaieté, une verve poé-
tique où se révélera tout le moderne hellénisme. Tantôt ce seront des danses
mimiques et à caractères, comme l'Europe n'en connaît plus ; tantôt ils raconte-
ront quelque légende des anciens temps de la ville, c'est-à-dire de Stamboul, qui
égalera en luxe d'images les plus merveilleux contes de l'Asie ; ou bien ils se
livreront à des exercices où éclate leur admirable souplesse, et où l'on reconnaît
tous les jeux décrits par Homère. Puis, s'accompagnant de la lyre de leurs frères
barbares, comme quelques-uns appellent encore les Slaves, c'est-à-dire de la
gousla, ils chanteront leurs derniers combats. Au milieu du silence profond des
auditeurs assis en cercle autour du feu, passe et repasse, pleine de vin pourpré,
l'énorme tchoutoura, bouteille en bois ciselé, dont le bouchon, de bois aussi,
ferme si hermétiquement l'orifice, qu'on a peine d'abord à le croire séparé du
vase. Peu à peu tout s'anime, la réserve fait place à l'abandon, et alors devient
claire la grande, l'éternelle antithèse entre l'Orient et l'Occident. Le raya gréco-
slave a plus de perspicacité, il embrasse, grâce à son esprit naturel, un plus vaste
cercle de faits que nos paysans occidentaux : de là toutes les questions dont il
accable les voyageurs étonnés sur les événements et les institutions de l'Europe
civilisée, et les observations, toutes plus ou moins malignes, faites à parte sur
chacune de leurs réponses. L'Oriental admire le Frankistan pour ses lumières et
pour la discipline formidable de ses troupes, mais il le croit impie, novateur, sans
LE MONDE GRÉrO-SLAVE. 179
rospocl pour les mœurs ol la vioillosso. Noire costiinie le fait sourire, nos rapides
saluts lui paraissoul sans diiinilé, nos danses elFéniinées le révollenl, noire galan-
terie lui semble une prosliluliitn; les statues, la niusicjue instrumentale, Iransfor
ment pour lui nos églises en temples d'idoles; nos théâtres lui paraissent une
insulte au Créateur. Il appelle tyrannie notre manière de traiter les domestiques,
et ne peut comprendre les nuances si variées de noire état social. Kn effet, dans ce
pays, où le dernier raya et le capitaine cau.sent ensemble sur le même pied, les
gens pauvres n'ont pas à supporter les mêmes humiliations que chez nous, et la
classe ouvrière ne peut éprouver les irritations d'amour-propre qu'excitent parmi
nos travailleurs le luxe et le ton dédaigneux de la bourgeoisie et de l'aristocratie.
En Turquie, les valets no sont que ce qu'étaient les pages de notre féodalité, des
enfants que des familles d'un rang égal se conlient entre elles; de cette domes-
licité on peut s'élever aux plus hautes positions. Ouant aux esclaves des musul-
mans, ils ont aussi de très-grandes facilités pour sortir de leur état, qu'on ne |)eul
nullement comparer à celui des nègres de nos colonies.
VI.
Les Gréco-Slaves, beaucoup plus rapprochés delà nature qu'aucune autre race eu-
ropéenne, ont par là même conservé dans leurs mœurs de nombreuses traces de la
vie antique, beaucoup de poésie primilive, comme aussi beaucoup de supei'stitions.
Chez eux, les nymphes et déilés locales du rocher, de la source, de la montagne,
de la ville ou du foyer, n'ont pas cessé d'être vénérées sous le nom iVangcs et de
ffdfiies. Le génie (sticlicîon) se manifeste de diverses manières dans les lieux qu'il
protège; tantôt il apparaît sous la forme d'un serpent; tantôt un souille aérien, une
lumière nocturne, révèlent sa présence. Les sorcières thessaliennes font descendre
la lune des cieux, et l'astre transformé en génisse leur donne un lait qu'elles em-
ploient dans les opérations magiques. La foi dans les talismans est universelle. Chré-
tiens et Turcs, dans leurs maladies, avalent des papiers enchantés, ou boivent de
l'eau que les sorciers ont bénie en y plongeant deux cailloux sacrés, emblèmes de
deux génies, mâle et femelle. Les Slaves portent souvent dans leurs poches du poivre
rouge ou de la corne de chamois pour se préserver du mauvais œil. De là la défense
faite par les Turcs aux ghiaours de regarder leurs étendards. •
Dans ce théocralique Orient, où la religion est restée la base des mœurs, toutes
les fêtes nationales sont des fêtes religieuses. Les Gréco-Slaves ont dans l'année
deux grands jours, celui de Pâques et celui de Noël ou de l'Epiphanie, nommés,
l'un fête des Lumières, l'autre fcte du Jourdain ou de la Bénédiction des eaux. La
veille de Noël, chaque famille se procure un pain sans levain, dit tc/icsnitsa, et fait
rôtir un cochon tout entier ou quelque autre animal ; on appelle ces mets pcsivo, pct-
chenîtsa (le rôti par excellence). La nuit se passe à l'église, ou plutôt dans l'enceinte
qui l'environne. Là tout le peuple est réuni, et quand, caché par les voiles qui dé-
robent le sanctuaire à tous les regards, le papas, au milieu de la liturgie, fait re-
tentir les solennelles paroles : jMix bojiy, Chrislos se rodi (paix de Dieu, le Christ
est né)! alors la population se sent électrisée, et tous répètent d'une voix de ton-
nerre : f^o istitum rodi (il est véritablement né ! ) Puis chaque voisin embrasse son
voisin, l'ennemi cherche son ennemi, pour lui donner, en l'embrassant, \apaix de
DifM; même les époux, s'ils se rencontrent, sont forcés d'échanger un baiser en
180 LE IMOISDE GRÉCO-SLAVE.
public. De retour au foyer, la famille réunie s'embrasse encore, et, chacun tenant
à la main une bougie allumée, on se met à table. Le chêne coupé pour faire cuire
ce l'epas de l'aurore n'a pas été brûlé entièrement ; le premier visiteur qui se pré-
sente le matin est prié de frapper de son bâton sur cette bûche sacrée ; il le fait en
disant : A vous autant de chevaux, de moutons, de vaches, que cette bûche a donné
d'étincelles! L'accent plus ou moins affectueux avec lequel il prononce cette béné-
diction est un augure plus ou moins favorable pour la famille. Les tisons non con-
sumés sont alors éteints et réservés pour être suspendus aux branches des jeunes
arbres fruitiers, qu'ils feront prospérer.
La Pâque , en grec lampri (jour de lumière), commence de même à minuit,
quand le pope du fond de la cella a crié : Christos cmcsti ou voskres (le Christ est
ressuscité). A ces mots, tout le monde répond : Fo istinou voskres (vraiment res-
suscité); et, comme à Noël, ce ne sont partout que fraternels embrassements. L'anu-
phora (pain bénit) est partagé entre tous; on s'invite pour manger l'agneau, que
chaque famille, même la plus pauvre, n'a pas manqué d'immoler. Les villages et les
montagnes retentissent de coups de carabine, et du cri : P"o istinou voskres. Les
passants qui se rencontrent se présentent des œufs de Pâques et les choquent l'un
contre l'autre; l'œuf cassé appartient à celui qui le brise, et qui lire de cette cir-
constance un augure de longévité pour lui-même. Cet usage grec est passé jusqu'à
Pétersbourg, à travers tous les pays slaves. En Serbie et en Bulgarie, les réjouis-
sances pascales ont ordinairement pour théâtre le foyer domestique; car, à cette
époque de l'année, la nature, engagée dans sa dernière lutte contre les vents du
nord, est encore inhospitalière; vers le sud, au contraire, les festins se célèbrent
en plein air sous des tentes. Durant la sainte semaine, l'Albanais et le Monténégrin
cessent de guerroyer; c'est la trêve qu'avaient coutume d'observer chaque dimanche
nos châtelains féodaux. Mais les haines héréditaires ne tardent pas à se jurer de
nouveau sur la tombe des aïeux. Le lundi ou le mardi après Pâques, on se rend au
cimetière ; chaque famille porte une tablette généalogique, transmise d'âge en âge,
où sont écrits les noms de ses morts, et qui ressemble assez aux dypliques des an-
ciennes catacombes latines et grecques. On allume sur les tombeaux des bougies
ou des lampes, et la journée se passe en prières funèbres pour les âmes des défunts.
Alors on songe aussi à leur mémoire terrestre ; on exalte ce qu'ils ont fait de bien,
et, pour perpétuer leur noble sang, on cherche de dignes alliés; les mariages se
concluent, ainsi que les fraternités. Cette dernière institution, que les Gréco-Slaves
ont seuls conservée en Europe, consiste dans une adoption solennelle, comme frère
ou comme sœui', de la personne que l'on préfère. Pendant cette belle cérémonie,
bénie par le prêtre comme un mari;)ge, ceux qui s'aiment se tiennent par la main,
et par-dessus la tombe de leurs pères se mettent mutuellement sur la tête une
couronne de 'feuilles nouvelles; puis ils se donnent le baiser d'union, qui les rend
l'un pour V aulre pobratim, frères ou sœurs d'adoption, poolchim, pomaika, mères
ou pères adoptifs. Ainsi liés, les frères et pères en Dieu sont tenus de s'entr'aider
en toute occasion suivant leurs moyens, jusqu'à l'année suivante, où ces mêmes
liens se renouvellent, à moins qu'on ne préfère les contracter avec d'autres per-
sonnes. Ces liens ne sont plus indissolubles comme il paraîtrait qu'ils l'étaient au-
trefois, mais ils ne sont pas moins sacrés, et le Serbe comme le Bulgare n'ont point
de formule de serment plus solennelle que de jurer par leur frère adoptif. L'in-
stitution du ;jo6m/s<i'o (syn-adelphotis) a chez les klephtes un caractère encore
plus chevaleresque : deux klephtes qui ont formé cette alliance sont unis à la vie
LE MONDE GUÉCO-SLAVE. 181
et à la mort. Un kleplile altaciué par les Turcs doit échapper avec son pobratiiii,
ou succomber avec lui ; ils sont devenus solidaires et inséparables, comme Orcslc;
et Pylade.
Chez les peuples pasteurs des montagnes, ainsi que chez ceux du nord, les
mœurs se distinguent par leur rudesse. Les Slaves danubiens et les Moldo-Vala-
ques ont souvent de sanglantes visions. Les po|)ulations de la Serbie, de la Ilertse-
govine, ont conservé plus d'une sombre légende d'âmes condamnées, après la mort,
à errer sur la terre pour expier leurs fautes, ou même à .se renfermer dans le sé-
pulcre, pour y faire vivre les voitkocll aks oa vampires. Le voukodluk (littéralement
loup-garou) dort dans sa tombe, les yeux ouverts, le regard fixe; ses ongles et ses
cheveux croissent, un sang chaud court dans ses veines. C'est aux nuits de pleine
lune qu'il sort pour faire ses courses, et sucer le sang des vivants, en leur ouvrant
la veine dorsale. Quand un mort est soupçonné de quitter ainsi sa couche, on le
déterre solennellement : s'il est en putréfaction, le pope se borne à l'asperger d'eau
bénite; s'il est rouge et sanglant, on l'exorcise, et, en l'inhumant de nouveau, on
lui plonge un pieu dans la poitrine, pour qu'il ne bouge plus. Autrefois les Serbes
criblaient de balles la tête du cadavre, puis brûlaient le corps. Ils ont aujourd'hui
renoncé à ces vengeances, mais ils répètent encore que les corbeaux les plus af-
famés fuient loin de ce cadavre vivant, sans même oser le toucher du bout de leur
bec. La Thessalie, l'Épire et les f'iakhi du Pinde connaissent une autre espèce de
vampires dont parlait déjà l'antiquité : ce sont des hommes vivants en proie à une
.sorte de somnambulisme, qui, saisis par la soif du carnage, sortent la nuit de leurs
huttes de bergers, et courent la campagne, déchirant de leurs morsures tout ce
qu'ils rencontrent, hommes ou bestiaux. Ces voukodlaks, avides surtout du sang
frais des jeunes filles, s'accouplent, dit le peuple, avec la vicchtitsa, gnome femelle,
fantôme aux ailes de feu, qui descend la nuit sur le sein des braves endormis, les
étreint dans ses embrassements, et leur communique sa rage; quelquefois aussi,
changée en hyène, la vicchtitsa emporte aux bois les petits enfants.
Toutes ces terreurs d'hiver se dissipent peu à peu devant le sourire du printemps.
La résurrection de Lazare devient, dans les chansons des paysans, le symbole de
cette renaissance de la nature. Le lendemain du dimanche des Rameaux, les jeunes
filles, au lever du soleil, rassemblées avec leurs amphores autour de la tchcsma
(fontaine), chantent l'eau délivrée de la glace, le ruisseau troublé, auquel l'œil ar-
dent du cerf, image du soleil, rend, en s'y mirant, la limpidité. Puis, quand vient le
soir, assises à la porte de la chaumière paternelle, elles répètent : « 0 saint George,
ta fête est prochaine; mais en revenant m'amène t-clle un époux? Oh ! puisse-t-elle
ne plus me trouver chez ma mère! Puissé-je être morte ou fiancée! » La veille de
la Saint-George arrive. Alors les femmes mariées s'en vont cueillir des herbes
printanières, surtout celles qui entrent dans la composition des philtres d'amour:
elles jettent ces plantes dans l'eau puisée sous la roue du moulin, emblème de la
roue de la fortune, et le lendemain à l'aurore elles se lavent avec cette eau, espé-
rant rajeunir comme la nature, dont elles aspirent ainsi les sucs mystérieux ; en-
suite elles s'attachent derrière l'oreille ou se mettent à la ceinture des bouquets de
fleurs nouvelles, et s'en vont à l'église. Pendant ce temps, chaque père de famille
fait couler devant sa porte le sang d'un agneau; on sert cet agneau rôti tout entier
au grand repas domestique qui se donne en l'honneur de saint George, patron des
tribus slaves, et représentant général des laboureurs. Cette fête, une des plus po-
pulaires parmi les Danubiens, arrive vers la lin d'avril; elle est, comme le scmik
TOME I. 12
182 LE MONDE GRECO-SLAVE.
des Russes, destinée à célébrer le retour du soleil, en même temps qu'à honorer
un pieux anniversaire. A partir de ce jour, le paysan de la péninsule ne couche |)lus
qu'en plein air, sous ses hangars ou ichardalis, kiosques charapèti'es ouverts de tous
côtés : à ses yeux, le dragon tué par saint George est vraiment le génie noir et
glacé de l'hiver. C'est après la Saint-George que les bergers partent avec leurs
tentes et leurs troupeaux pour le désert, et les haïdouks ou klephtes pour la mon-
tagne. C'est aussi à cette époque qu'ont lieu les grandes assemblées nationales des
tribus libres de la Turquie. Dans ces assemblées, qui rappellent les champs de-mai
de l'ancienne France, on arrête, comme chez les Gaulois du temps de Clovis, le
taux de l'impôt que doit payer chaque tribu dans l'année; on, si l'on est en guerre,
on trace le plan de la prochaine campagne. A ces réunions, qui se tiennent dans
certains couvents privilégiés, le laboureur et le marchand se rendent d'une distance
de cinquante à soixante lieues. Le premier jour est voué aux prières; le commence-
ment et l'issue des offices sont annoncés par des salves de carabines ; on couche en
plein champ autour du monastère; on prie, on délibère, on danse, et le peuple dans
ses hymnes célèbre deux choses que jamais Oriental n'a pu séparer, son Dieu et sa
patrie. La slivovitsa (eau-de-vie slave) coule en abondance; des chèvres, des mou-
tons entiers sont cuits et servis sur l'herbe. Les cimetières, autour desquels se tien-
nent ordinairement ces réunions, sont ornés çà et là de drapeaux de diverses cou-
leurs ; et, comme pour réjouir les mânes plaintives, on se livre sur les tombes à des
divertissements variés.
Pendant ce temps, les vieillards discutent gravement des plans politiques ou des
projets d'alliances entre les familles ou les villages. Chacun parle à son tour et
motive son vote. 11 y a parmi les capitaines de la tribu des orateurs pleins d'élo-
quence, parfois des Gracchus, dont les moines sont obligés de tempérer la fougue.
Le clergé slavo grec, avec des dehors plus austères que le nôtre, est cependant
beaucoup moins séparé du monde civil. Non salarié par l'État et très-pauvre, il est
obligé de vivre davantage avec les populations, de s'associer à toutes les douleurs
comme aussi à toutes les joies des hameaux ; il est l'hôte nécessaire de tous les
festins, il est le juge de toutes les querelles. Soumis par des barbares étrangers au
christianisme, les Slavo-Grecs n'ont sauvé leur nationalité, à travers les âges,
(ju'en la cachant au fond du sanctuaire, en investissant, à l'instar des Gaulois de
l'époque mérovingienne, leurs évoques de tout le pouvoir civil laissé à leurs cités
conquises, et en les proclamant dcspoti, vladikas. Mais le despote, ou mieux Vigou-
mène, présent aux fêtes nationales, n'en trouble point la gaieté, comme ce serait
souvent le cas si un semblable usage existait dans nos communes rurales. Sans
se mêler aux danses, il les regarde en spectateur satisfait. C'est qu'au lieu d'affaiblir
la morale publique, ces danses la fortifient et élèvent les âmes vers l'héroïsme.
Voyez \es: palika7's grecs et les younaks slavons préparer leur danse du kolo; ils se
placent sur deux lignes dans une plaine ouverte : chacun saisit son voisin par la
ceinture, en lui tendant un mouchoir blanc. Alors commence le koln (danse du
cercle), qui va s'élargissant toujours, entraînant par centaines, dans sa course cir-
culaire, tous ceux qu'elle trouve sur son passage.
Ailleurs, dans quelque coin de la plaine, au son de la govsla, s'exécute une
danse plus paisible, celle de Voie, où le danseur et la danseuse isolés tracent des
cercles de plus en plus étroits l'un autour de l'autre. On voit aussi danser la valaque
(la motnatchka igra des Bulgares), qui consiste à tourner sur les talons en se bais-
sant et se relevant, puis à sauter en rentrant les genoux et en faisant claquer les
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 183
doigts. On retrouve celle danse chez les paysans de la Moscovie; burlesque et dis-
gracieuse, malgré la naïveté de ses figures el la prodigieuse souplesse avec laquelle
on les exécute, elle semble avoir été inventée pour des peuples satyres. Les Grecs
ne daignent pas danser la vainque; mais, Ib-haut sur la colline, voyez-les exécuter
leur terrible pyrrhique, appelée aussi Vaîbanaise, qui fait trembler au loin la
terre et inonde de sueur l'homme le plus fort. Celui qui la mène frappe du pied en
cadence, et tous ceux qui le suivent l'imitent, tantôt en brandissant leurs sabres
nus, tantôt en élevant leurs bras entrelacés.
Dans l'ancienne société hellénique, chaque danse était, pour ainsi dire, un récit,
le résumé d'un drame; chacune avait un caractère; il fallait que la pantomime
suppléât la parole, et fftl assez claire pour faire comprendre le sujet. L'art de la
danse, devenu ainsi une véritable étude, atteignit chez les anciens Grecs une haute
perfection, dont il est douteux que nos danses modernes approchent. Chaque pro-
vince grecque a encore aujourd'hui sa danse locale toujours figurée, et qui semble
n'être que le souvenir dénaturé d'une pantomime religieuse d'avant le christia-
nisme. Les paroles chantées qui accompagnent cette pantomime, retracent presque
toujours un événement récent qui intéresse toute la province; celte chanson
accompagne constamment la danse faite pour elle, et l'une ne tombe jamais sans
l'autre en désuétude. Le plus remarquable débris des antiques théories helléniques
est la romaika, dont la simple voix ou le son du Ihéorbe règlent les mouvements
cadencés. Homère décrit en vers magnifiques celte danse, qu'il place parmi les sujets
sculptés sur le bouclier d'Achille. Les figures de la romaika rappellent encore,
comme jadis, les détours du labyrinthe, où le fil d'Ariane dirigeait Thésée contre
le monstre. Le trouble de l'amante de Thésée revit entièrement dans l'éloquente
pantomime de la jeune coryphée, qui dirige, en agitant un mouchoir blanc, la
longue chaîne de ses compagnes, se porte en avant, en arrière, s'élance, puis reploie
en spirale cette belle guirlande, dont elle est la tête et la fleur. Les Slaves ont
modifié, sous le nom de kola, cette antique danse athénienne. Ils ont de même
emprunté leur musique aux peuples grecs, et la yousla parait être le seul instru-
ment d'origine vraiment slave. Cette grossière guitare est de bois dur taillé en
forme de demi-poire et garni en cuivre, avec un long cou à tête de cygne ou de
bélier. Sept ou dix cordes en crin de cheval, étendues sur un tympan de fine peau,
et qu'on touche avec les doigts, complètent l'instrument. A défaut de la flûte d'Al-
banie, la gousla dirige les danses, qui, tantôt douces et fraîches églogues, tantôt
turbulentes tragédies, excitent l'étonnement d'un Européen. Si ces danses, ainsi
altérées, exécutées dans leur simplicité rustique, sont pourtant d'une si profonde
poésie, que deviendraient-elles, rehaussées ou transformées par l'art? Et combien
ne doit-on pas regretter qu'on n'ait pas encore songé à les réhabiliter ! Malheu-
reusement les Gréco-Slaves civilisés, c'est-à-dire francises, dédaignent ces jeux,
transmis par la sainte et noble antiquité; ils regrettent de ne pas connaître les
danses de nos salons, et rougissent d'eux-mêmes comme s'ils n'étaient que des
barbares. C'est ainsi que le mépris des Francs pour des mœurs qu'ils ne compren-
nent point égare les libéraux d'Orient, el les porte à dépouiller leur pays de tout
ce qui en constituait la poésie et la vitalité.
184 LK MONDE GRÉCO-SLAVE.
VII.
L'organisation sociale des Gréco-Slaves n'est pas moins cligne d'attention quo
leurs mœurs. Le génie de ces peuples les appelle impérieusement à l'association, à
la vie communale, aux formes représentatives. Redoutant l'impuissance de l'individu
livré à lui-même, ils agissent toujours ensemble, et s'unissent pour la moindre en-
treprise. Sauf les époques d'anarchie et d'illégalité, la commune orientale s'est
toujours administrée elle-même, nommant ses propres juges et les percepteurs de
l'impôt. Il en était ainsi sous l'empire grec, et les sultans, avant la réforme, main-
tenaient de tous leurs efforts cet état de choses. Les kalifes arabes s'étaient em-
pressés d'introduire dans leurs codes ce principe fondamental des antiques libertés
grecques, d'après lequel toutes les charges imposées aux localités par le gouverne-
ment centi'al. en y comprenant la levée des recrues militaires, doivent être répar-
ties dans chaque commune par la commune même. De cette manière, une fratei'-
nelle solidarité avait pu s'établir entre les membres de la commune, devenue une
grande famille; mais à ce degré s'arrêta le développement de la civilisation gréco-
.slave, et encore aujourd'hui ces peuples ne conçoivent que très -confusément les
idées générales d'empire, d'État, de religion. En revanche, ils ont conservé beaucoup
mieux que les Occidentaux les traditions locales et les observances héréditaires, en
un mot, les mœurs. Un fait remarquable n'a pas peu contribué au maintien des
vieilles coutumes : c'est le respect que les Gréco-Slaves vouent aux vieillards, et
l'influence que ceux-ci exercent parmi leurs concitoyens. Tout raya de soixante ans
ne paie jilus de haratch, et le Turc même qui le rencontre lui passe la pipe et lui
sert le café. Une telle déférence pour l'âge assure au père une autorité qu'il n'a
point parmi nous. Cette royauté domestique et l'obéissance des enfants aux désirs
des anciens, que leur âge rend amis du repos, servent de frein à l'ardeur inquiète
qui entraîne l'Oriental vers la vie nomade, et opposent un puissant remède à cette
fièvre d'itidividualisme, qui mine la société européenne.
Il ne faut qu'examiner rapidement les institutions de ces peuples pour se con-
vaincre qu'elles sont restées à l'étal patriarcal. Souvent un village gréco-slave .se
compose d'une seule famille qui se gouverne elle-même, et ne communique avec
les grands pouvoirs du pays que par son chef, en grec gérante, en slave staréchine.
Ce juge ou père n'est pas toujours le plus vieux de la famille : son pouvoir lui vient
de l'élection; il a été placé sur le fauteuil par l'assemblée domestique, solennelle-
ment réunie sous les icônes (1) héréditaires. On a choisi le plus sage, le plus expéri-
menté, et c'est en vertu de ce mandat que le géronte dirige les travaux, garde la
caisse, fait les prières, paie les tributs à Dieu et à l'empereur. Si la famille vient à
n'être plus contente de son chef, ou si l'âge a affaibli ses facultés, elle en proclame
un autre. Quand plusieurs familles ne sont plus assez nombreuses pour pouvoir
vivre chacune isolée et indépendante, elles s'agglomèrent en un seul lieu, et jurent
\e zadrouga, serment qui les oblige à s'entre-défendre. Telle est, dans la Bulgarie,
l'origine de toutes les municipalités; les cabanes sont réunies, et une haie commune
sert de rempart. En Serbie, au contraire, les huttes sont éparses, cachées dans lé-
(!) Images saintes.
LE MONDE GRECO-SLAVE. 18a
paisseur îles bois el dans les gorges dos montagnes, el les Turcs, même au temps
de leur puissance, ne se hasardïMeul jamais près de ces villages ([ue par troupes
considérables; car, si le mahométan avait pour maxime qu'il est permis de tuer un
gliiaour, le Serbe de son côté ne croyait pas pécher en tuant un Turc. Lestaréchine
de chaque famille distribue à ses enfants et à ses frères les vêtements et la nourri-
ture; il les réprimande quand ils ont commis des fautes. Prêtre du foyer, aux
grandes fêtes il i>rend l'encensoir, et, entouré des siens, encense V iconostase, autel
des patrons de la race. Aux repas sacrés de l'Epiphanie et de Pâques, un cierge
brCde devant lui, el chacun vient respirer la fumée de la cassolette d'encens qu'il
tient durant la prière.
Ainsi le foyer vital de la civilisation de l'Orient est la famille : sur celte petite
république patriarcale est modelée toute la hiérarchie administrative. Les staré-
chines de plusieurs villages, rapprochés par l'intérêt, la position, les besoins, éli •
sent pour présider leur tribunal de police un d'entre eux, qui prend le litre de
hnèze ou prince. La grande cabane de ce prince, appelée konak (palais), esl le plus
bel édifice de la knéjinc oa principauté; elle est ceinte de palissades avec des
tcharduks pour les juges, el des huttes pour les momkcs, soldats, exécuteurs des
arrêts. La sentence est subie sur l'heure, à moins que le condamné n'en appelle à
l'évêque, au pacha, ou, si c'est en Serbie, au sénat de la contrée. Quand il s'agil
d'asseoir un nouvel impôt, le visir ou la régence chrétienne, s'il y en a une, n'a
d'autre moyen légal, pour obtenir le concours des familles, que de convoquer une
assemblée générale de tous les slaréchines : alors chaque famille envoie son chef
voter ce qu'elle a décidé elle-même dans le cercle domestique. Ces parlements,
appelés skoupchtinas , deviennent ainsi l'organe en dernier ressort de la volonté du
peuple, et les fldèles gardiens de tout ce qu'il a conservé, de toulcequ'il reconquiert
peu à peu d'indépendance politique (1).
Chez nous, la portion de souveraineté qui revient au peuple est surtout exercée
par les villes et la bourgeoisie; dans l'Orient européen, où il n'y a que des familles
el des tribus, les cités sont nulles en tant que cilés. Ceux d'entre les habitants qui
ont brisé le lien de communauté de la famille, afin de vivre isolés avec leurs femmes
el leurs enfants, payant, Iravaillant, dépensant pour eux seuls, sont méprisés par le
paysan comme des transfuges passés aux mœurs étrangères. Après avoir répudié
leur vraie famille, ils sont forcés, pour échapper aux périls de l'isolement complet,
de s'en choisir une autre; mais c'est uue famille factice. Sous le nom âeanifrcrk,
chaque corps de métiers forme une association gouvernée par des statuts particu-
liers, exactement comme nos corporations du moyen âge, obéis.sanl à un chef ou
juge élu par tous, qui répond de ses confrères devant l'autorité, et siège par là
même, comme un des slaréchines, dans le conseil du district. Mais ce juge n'est pas
un staréchine de race, un chef de dynastie; il ne représente que des intérêts mer-
cantiles, des ménages isolés, étrangers les uns aux autres ; il est faible, car ce qui
distingue les Gréco-Slaves, c'est le culte pour la pureté du sang, pour les races sans
mélange ; et, tandis que, dans les vieilles sociétés, on voit se multiplier les mariages
•stériles, chez ces jeunes nations, au contraire, il n'y a pas d'homme plus malheu
reux que le célibataire ou l'époux sans enfants.
(1) Celle organisation n'cxisle plus malheureusement que de nom; elle csl paralysée
depuis rabolilion de VArmatolis, milice locale composée de rayas, qui seule pouvait im-
poser aux pachas le respect des droits communaux.
186 I-E MONDE GRÉCO-SLAVE.
L'extrême attachement des parents pour leur race et le respect voué aux liens
de la famille ont préservé rOrient chrétien de ce fléau du célibat prolétaire si
commun chez les nations d'Occident. Tandis que la polygamie dans l'Orient mu-
sulman a eu pour conséquence le célibat forcé des pauvres, une des plus graves
plaies de l'islamisme, le raya chrétien, malgré sa misère, a su garder intacts les
éléments de la famille, et il doit à cette circonstance la supériorité de sa race sur
celle des vainqueurs. On remarque chez les chrétiens d'Orient une tendresse sans
bornes pour les nombreux enfants nés de leurs unions fécondes. La moindre dureté
à leur égard les révolte. A plus forte raison, l'infanticide est-il inconnu parmi eux.
Les mères ne peuvent se séparer de leurs enfants; elles voudraient les tenir con-
stamment sur leur sein. Chez les musulmans, au contraire, le soin des enfants
comme celui du ménage est, dans les bonnes maisons, confié aux esclaves. C'est
grâce à ces mœurs austères, à ce culte profond du foyer, que les familles gréco-
slaves ont toujours été préservées d'une extinction absolue, malgré les avanies et
les proscriptions les plus affreuses. Les hommes peuvent périr dans la tempête, mais
la femme reparait près d'un berceau; génie inviolable du foyer, elle y reste pour en
ranimer les cendres.
Pour des peuples qui comprennent si difficilement encore les idées générales, le
seul mode de gouvernement qui convienne est le système fédératif, ou celui de nos
municipalités du xui" siècle. Toutefois, il ne pourrait s'établir que parmi les habi-
tants des îles et des côtes, là où se sont formées des cités. Les Gréco-Slaves de
l'intérieur mènent encore la vie de clan, et ne peuvent être groupés que par tribus
soumises chacune à une administration particulière. Ce n'est pas notre faute si ces
faits portent en eux la critique complète dvihatH-schérif de Gulhané, que l'Europe
s'est trop hâtée d'applaudir. Absorbé dans les Intérêts locaux, le Gréco-Slave ne
peut saisir nos idées collectives de pays et d'État; il ne vit que pour sa religion, sa
tribu, sa famille, son lieu natal. Aussi, qu'on attaque ces suprêmes objets de son
culte, il les défendra comme un héros, au besoin comme un tigre. Voyez le Monté-
négrin, le Souliote, les glorieux brigands du mont Ida crétois et de l'Olympe.
Loin d'éprouver nos besoins de luxe, de nivellement sous un code unique, et
d'indépendance personnelle, ces peuples en sont donc encore, pour la plupart, aux
mœurs originelles, à l'âge de Thésée et des Argonautes, à l'âge d'une Iliade chré-
tienne. Ils ne réclament pas notre repos d'hommes mûrs; leur exubérante adoles-
cence ne rêve, au contraire, que luttes morales et physiques contre tous les genres
d'oppression ; ils en sont toujours aux croisades contre l'impur islam, à la cheva-
lerie, dont le myslikos, roi de la mer, et le klephtc, roi de la montagne, continuent
les exploits. Leur nationalité exclusive résiste à toute transaction ; ils restent aven-
turiers et fanatiques; ils repoussent tout joug étranger. La seule chose que l'Europe
prosaïque et sceptique puisse tenter, c'est de contenir dans de justes limites cette
noble fougue, car rien de notre sagesse consommée, de nos codes laborieusement
conçus, ne peut convenir à ces populations jeunes, à ces démocraties héroïques,
restées dans l'état grossier, mais puissant, que chantait Homère.
De là deux conséquences que la politique pratique ne doit pas négliger. D'abord,
ceux qui veulent régénérer le monde gréco-slave, en restituant à ses diverses natio
nalités leur ancienne et complète indépendance sur les ruines de l'empire d'Orient,
n'aboutiraient qu'à porter l'anarchie au comble, et rendraient presque inévitables
des luttes acharnées entre les peuples rivaux. Chrétien ou ottoman, républicain ou
monarchique, il faut donc que l'empire de la péninsule subsiste un et indivisible,
LE MONDE GnÉCO-SLAVE. 187
si l'on veut échapper au chaos. On ne doit pas oublier non plus (juc les Gréco^
Slaves, tout comme les chrétiens d'Asie, n'accepteront sans combat qu'une orga-
nisation par tribus, un système de communes confédérées, qui permette à chaque
race de s'administrer à sa manière. Cette séparation des deux sociétés musulmane et
chrétienne, soumises au même empereur, mais placées chacune sous ses propres
magistrats, contentera au fond même les Turcs. Leur soif de domination est pas-
sée; ils ne veulent plus que vivre en paix, dans l'observance de leur loi, mot syno-
nyme de religion dans tout l'Orient. Or, les réformes tentées jusqu'ici par le divan
violent ouvertement cette religion ; elles tendent à placer l'Évangile sur la même
ligne que le Koran, à elfacer toute distinction entre le ghiaour et le croyant. El
quel bon tidèle ne souhaiterait verser tout son sang pour laver d'un tel opprobre
la face du prophète'? Le sultan mine son propre trône en forçant ses concitoyens
à recevoir dans leurs rangs les rayas. Il faut que les deux sociétés obtiennent ce
qu'elles désirent le plus, c'est-à-dire de ne pas se confondre, de rester pures de
tout souffle infidèle, jusqu'à ce qu'étant arrivées par la liberté à une robuste matu-
rité intellectuelle, elles puissent, sans crainte d'altérer leurs éléments propres, se
mêler, s'unir, et prendre part aux grands débats de l'esprit humain.
Tel est le génie de la révolution orientale, telle est la tendance qui pousse à
l'action les peuples gréco-slaves. La Serbie a exclu les Turcs de son sein; la Va-
lachie leur est interdite; la Bosnie, l'Albanie, la Hertsegovine, ofi les deux sociétés
sont mêlées, cherchent à se diviser en deux régions, avec des chefs et une admi-
nistration distincte, ne relevant que du pouvoir central. A Stamboul, les anciens
drograans de la Porte, qui étaient chrétiens et rayas, ont été remplacés par des
interprètes turcs, et tous les efforts de Reschid, alors qu'il était au faite de la puis-
sance, ne pouvaient empêcher le divan de donner exclusivement à des musulmans
les emplois dont il disposait. L'éligibilité des rayas aux dignités de l'État est donc
irréalisable. Ne pouvant distinguer le spirituel du temporel, le mahométan regar-
dera toujours comme apostats ceux de ses coreligionnaires qui obéiront de plein
gré, et sans force majeure, à un chrétien. Le raya, de son côté, en fera tout autant;
il n'y a point de fusion à attendre, et les deux sociétés politiques et religieuses qui
se partagent l'Orient ne se réconcilieront qu'après que leur indépendance adminis-
trative aura été proclamée par le divan.
Si des nécessités politiques on tourne les yeux vers les intérêts matériels, on re -
connaîtra qu'ils n'ont pas été mieux compris par ceux que l'on regarde aujourd'hui
comme les réformateurs de l'Orient, On n'ignore pas dans quel lamentable état se
trouve l'industrie gréco-slave, et combien l'absence de numéraire rend les spécula-
tions difficiles aux indigènes. On sait que le crédit est tombé au i)oint que le taux
moyen de l'emprunt est de 20 à 25 pour 100. Or, c'est devant une pareille ruine
de la fortune publique, que le divan a conclu son fameux traité de commerce avec
l'Angleterre, la France et l'Autriche, traité qui porte le dernier coup à l'industrie
indigène, en déclarant absolument libre, sous la condition d'un droit d'entrée de
5 pour 100, toute importation étrangère. L'Angleterre s'est vantée d'abolir par là
tous les monopoles, et de procurer même aux rayas une plus grande liberté de fa-
brication et de traOc; mais il est évident que, pour fabriquer, il faut pouvoir vendre
au prix courant. Or, les marchandises anglaises, qui encombrent, par suite de ce
traité, les bazars de l'empire, ayant fait énormément baisser les prix, il a été im-
possible aux manufactures indigènes de continuer à produire. Quantité de maisons
arméniennes et grecques se sont trouvées ruinées, comme l'avaient déjà été les
188 LE MONDE GBECO-SLAVE.
Thessaliens d'Âmbelakia par la concurrence des filatures anglaises. Ce traité, si
udieux à Méhémet-Âli, et qui, dans la pensée de Reschid-Pacha, devait régénérer
le commerce de l'Orient, a donc produit sur les intérêts matériels le même effet
que le hatli-schérif de Gulliané sur l'ordre social. Il y a des réformateurs malheu-
reux qui, avec le plus noble cœur, échouent dans tout ce qu'ils tentent.
On objecte qu'un tarif de douanes trop en faveur des fabriques indigènes aurait
développé outre mesure la contrebande, que la configuration du pays turc et les
droits des communes préservaient de toute répression. On aurait pu néanmoins
garder un certain milieu. D'ailleurs, ce n'est pas d'aujourd'hui que les Turcs, à
l'entrée de leurs villes, font payer aux régnicoles trois fois plus qu'aux marchands
étrangers. Ils avaient cru s'enrichir par là aux dépens des rayas, et cependant Per-
luisier remarquait déjà, il y a trente ans, que, « si les Grecs pouvaient donner un
libre essor à leurs dispositions naturelles, l'empire ottoman arriverait bientôt à la
hauteur fies autres puissances pour l'industrie. Eux et les Arméniens suffiraient pour
l'exercer, et masquer l'apathie de la nation dominante. Combien alors cet Ëlat se-
rait puissant, vu la quantité de numéraire qu'il enlèverait à ses voisins! » Mais la
vieille erreur des conquérants, qui croient s'enrichir en sacrifiant l'indigène vaincu
à l'étranger, subsistait encore dans la tête du novateur Reschid, et c'est ce qui le
détermina sans doute, durant toute l'année 1840, à refuser si durement à l'ambas-
sadeur de l'Hellade, Zographos, les droits que la Porte accordait à tout le reste
de l'Europe : les Grecs étant d'anciens rayas, il crut devoir les traiter comme tels.
Ce système règne toujours : les produits de l'industrie des rayas paient encore, pour
entrer dans Stamboul, des droits plus grands que ceux de l'industrie étrangère.
Quel résultat a eu cette absurde méthode? Les rayas, dépouillés de leurs derniers
moyens de production, n'ont pu continuer à payer leurs impôts, et, dans l'alterna-
tive de mourir par la faim ou par le sabre, ils ont saisi le glaive vengeur. Telle a
été, en grande partie, la conséquence de la conquête des bazars gréco-slaves par
les fabricants anglais; cette invasion de l'industrie anglaise a mis la Turquie en
feu. Il aurait dû en être de ce traité comme du hatti-schérif. En supposant que
l'un et l'autre fussent nécessaires pour calmer l'égoïsme franc, et satisfaire l'opi-
nion libérale européenne, on pouvait les proclamer, mais sans prétendre y soumettre
par la force les provinces et les communes qui, en vertu de leurs anciennes fran-
chises, refuseraient de les accepter.
Le fléau des calicots anglais n'est pas le seul qu'ait introduit cette liberté
commerciale. L'importation et le débit des poteries, quincailleries et modes al-
lemandes, ont l'inconvénient mortel, dans un pays tellement dénué de numé-
raire, de ne se faire que par argent comptant. Aussi, dans toute la Turquie
slave, la monnaie courante est-elle forcément l'argent autrichien. L'Autriche ex-
ploite complètement les rives du Danube, tant moldo-valaques que serbes et bul-
gares; ses commerçants, qui ne sont au fond que des marchands de pacotille,
nommés lipsikani, parce qu'ils s'approvisionnent à Leipsig, n'emportent des pays
slaves que de l'argent sans marchandises, et les appauvrissent ainsi double-
ment.
Il n'est qu'un moyen pour l'empire d'échapper à la dissolution qu'un pareil état
de choses rend inévitable : c'est de modifier en même temps et le traité de com-
merce conclu avec l'Europe, et le fatal hatti-schérif; c'est d'opposer au premier un
système d'octroi plus favorable aux indigènes, ainsi que des primes d'encourage-
ment pour les industries locales, et de paralyser le second par des constitutions pro-
LE MONDE OniiCO-SLAVE. 1 89
Yiuciales mieux aJaptées aux besoins des divers peuples de l'empire, et créées de
concert avec leurs représentants.
La France devrait avoir dans cette grande œuvre de régénération le principal
rôle. Elle (pii favorise partout l'essor des nationalités devrait s'intéresser enfin à
celles de l'Orient gréco-slave. Slais, depuis longtemps, la France ne s'occupe guère
que de l'Orient turc et arabe ; elle néglige profondément les rayas européens, qui
néanmoins disposent des clefs de Stamboul. Le cabinet français avait compris que,
pour régner sur l'Asie, il faut avoir à soi les Arabes; mais, pendant qu'il poursui-
vait ce but, l'Angleterre s'affermissait à Corfou, et la Russie obtenait en Moldo-
Valachie et en Serbie le droit de tutèle sur quatre millions de rayas. Depuis que
cette puissance est investie de ce triple protectorat, elle remue incessamment les
provinces gréco-slaves ; en Bulgarie, en Macédoine, en Hertsegovine, en Bosnie,
partout elle répand des bienfaits, et promet sous main des libertés moins men-
teuses que celles du hatti-schérif de Gulhané. Pendant ce temps la France, absorbée
ailleurs, oublie les régions qui, étant les greniers de Stamboul, peuvent envoyer à
cette cité la vie ou la mort.
D'incalculables avantages récompenseraient pourtant la France de l'appui qu'elle
prêterait aux Gréco-Slaves. L'organisation nouvelle de l'Orient chrétien aurait
pour premières conséquences l'agonie du commerce anglais en Turquie, et le refou-
lement de l'action russe vers les contrées asiatiques. Une grande partie du négoce
et du mouvement de transit entre l'Orient et l'Europe, qui maintenant se fait par
l'Allemagne, se rabattrait vers le sud et tomberait en partage aux armateurs
d'Italie et de Marseille. Il est évident qu'une fois constitués sous l'égide du sultan,
les États gréco-slaves, ayant une administration séparée et n'étant plus forcés de
subir les traités de commerce imposés à la Turquie par l'Angleterre, disposeraient
leurs douanes de manière à grever surtout ceux des négociants étrangers qui, ne
cédant leurs marchandises que pour de l'argent, excluent la réciprocité du gain;
ils favoriseraient au contraire ceux qui, en leur apportant tous les objets de fabri-
cation nécessaires à la péninsule, leur offriraient en même temps les débouchés les
plus avantageux pour leur propre industrie. Dans ce cas, l'Autriche, qui exploite
la moitié de la Turquie d'Europe, devrait bientôt céder une grande partie de ses
profits à la France, puisque, déjà [lourvue abondamment par ses provinces hon-
groises de tous les produits bruts qu'elle pourrait tirer des pays gréco-slaves, le
commerce d'échanges avec la péninsule lui devient presque impossible. Aussi,
quoique cette puissance importe dans les seules principautés moldo-valaques pour
plus de 10 millions par an, les spéculateurs autrichiens, forcés de laisser à d'autres
peuples l'exportation des produits indigènes, finissent-ils par se ruiner. Il n'en
serait pas de même pour la France, qui manque souvent des objets dont le sol
gréco-slave abonde. Mieux en élat que les Allemands de faire des échanges, les
Marseillais approvisionneraient avec avantage ces pays de ce qui leur est néces-
saire; et si, pour échapper aux vexations douanières du transit autrichien, ils pre-
naient la voie de Salonik et de l'Albanie, ils réussiraient infailliblement, après
quelques années de sacrifices, à établir, même sur le Danube, en face des Alle-
mands, une concurrence lucrative. Si le commerce autrichien vient au contraire à
prédominer dans ces contrées, on verra s'y reproduire les dévastations qui signa-
lèrent la domination vénitienne. L'Autriche ne fait pas même grâce de l'impôt aux
trente mille sujets allemands établis en Moldo-Valachie; elle prélève sur eux
annuellement au delà de 10,000 ducats, tandis que ces mêmes Autrichiens ne
190 LE MONDE GRÉCO-SLAVE,
paient pas un para au pays étranger qui les nourrit. Pourtant c'est le coninierco
autrichien qui, malgré des conditions défavorables, a le plus de chances de prédo-
miner, si le statu quo se maintient, et si l'Orient, par sa régénération intérieure,
ne parvient pas à lui opposer une concurrence indigène.
Le Danube est le grand canal de communication entre l'Europe continentale et
l'Orient. Fondant sur ce fleuve tous ses rêves de grandeur, l'Autriche va jusqu'à
espérer que le Danube, tombant dans la mer Noire, rivalisera un jour avec la Mé-
diterranée, comme voie de transport vers l'Asie. En effet, les richesses de l'Inde
ont pour s'écouler en Europe trois voies naturelles, an midi et au nord les deux
mers Rouge et Noire, et entre elles la mer Blanche ou l'Archipel De ces trois grands
bassins du commerce, l'Angleterre en a usurpé un ; les Grecs aspirent légitimement
à en occuper un autre; l'Autriche et la Russie se disputent, au détriment des Slaves
du sud, la possession du troisième. Si ce dernier canal tombe exclusivement aux
mains de l'Autriche, elle réduira par là même le commerce de tout le nord de la
France à n'être que son tributaire. La Bavière le sent si bien qu'elle va creuser
enfin le canal, déjà rêvé par Charlemagne, pour unir par le Mein le Danube au
Rhin, et la société viennoise des bateaux à vapeur danubiens élargit déplus en plus
son action. Ses pyroscaplies ne s'arrêtent plus à la Valachie; ils atteignent, à des
intervalles fixes et très-rapprochés. Trébizonde, Scio, Chypre, la Syrie. Ils avaient
porté sur le Danube, en 1837,47,000 passagers et 75,000 quintaux de marchan-
dises; dès l'année suivante, le chiffre des marchandises s'élevait à 520,000 quin-
taux, tandis que le nombre des passagers atteignait 74,000. Oublieuse de ces ré-
sultats, la France n'a pas même de vice consul dans les deux grands ports danubiens,
Galals et Braïla, où tous les pavillons affluent. 449 voiles ont paru en 1857 à Braïia,
dont 25 autrichiennes, 20 russes, 2 anglaises, une belge, de françaises point; à Ga-
lats, dans la même année, sont entrés 528 bâtiments, dont 48 autrichiens, 50 russes,
8 anglais, 1 sous le pavillon belge, aucun sous celui de la France. Pourtant le Da-
nube, qui, suivant Napoléon, avec ses 500 lieues de cours et ses 120 affluents na-
vigables, est te premier fleuve de l'Europe, le Danube n'appartient à l'Autriche que
par l'entremise des Hongrois, et de plus la double rive serbo-bulgare et nioldo-
valaque occupe les 200 principales lieues de son cours. Il serait donc facile d'en
disputer aux Autrichiens l'exploitation exclusive, surtout s'il est vrai, comme on
l'assure, que notre poterie et notre porcelaine commune pourraient être vendues
avec bénéfice en Valachie au même prix que la grossière faïence allemande. Les
objets d'exportation .seraient les viandes salées pour alimenter notre marine, les
bois de construction des immenses forêts des Karpathes et des Balkans, les cé-
réales, le sel, les peaux, les laines, la cire, le goudron. L'extrême bon marché de
tous ces produits bulgares et moldo-valaques, si le commerce de Marseille consen-
tait à aller les chercher, mettrait fin aux gains énormes que font sur nous les ar-
mateurs d'Odessa. Mais il faudrait pour cela des encouragements officiels.
Si du nord de la presqu'île gréco-slave on se tourne vers le midi pour y chercher
l'action de la France, elle est également absente. La république du Monténégro de-
vient d'année en année plus redoutable et plus influente : son débouché naturel est
le golfe de Cattaro, inexploité depuis la chute de Raguse, mais qui n'en offre pas
moins une des premières positions maritimes de la péninsule. De là on domine
Scutari et presque toute l'Albanie. Les Monténégrins viennent à Cattaro, à Boudva
6t sur la côte, vendre aux Autrichiens leurs viandes fumées, leurs pelleteries, leur
cire et leur bétail. Pourquoi ne pas entretenir, au moyen d'échanges commerci aux
LE MONDE OnÉCO-SLAVE. 191
(les relations amicales avec celle montagne libre? A Scnlari, la France avait un
consulat dès l'année IG^iO, et l'y maintint jusqu'au milieu du xviii" siècle; aujour-
d'hui elle n'en a plus. Les prélalures et les monastères albanais sont dirigés par
des ecclésiastiques venus de l'Autriche seule, qui lient par là même l'Albanie catho-
lique sous sa main. En Bosnie, où les agents secrets russes, anglais, autrichiens, se
croisent sans cesse, le nom de la France est inconnu. Les consulats français de Ja
nina el de Prevesa sont-ils sutlisants pour observer celte longue côte, foyer toujours
ardent de guerre civile, qui s'étend de Raguse à Palras?
En général, toute la politique de la France à l'égard de l'Europe orientale a été
jusqu'ici singulièrement indécise, pour ne pas dire nulle. On craint de favoriser la
Russie, en suivant la ligne où elle feint de marcher, el on se met à la remorque de
l'Angleterre. Des écrivains essaient même de prouver qu'il faut autant que possible
refouler l'essor des Slaves et des Grecs, sous prétexte qu'ils sont amis des Russes.
Sans doute, tous les membres de cette famille se tiennent; on n'empêchera jamais
le Grec ou le Slave d'avoir du penchant pour le Moscovite, comme les Italiens,
les Espagnols, les Belges, ont du penchant pour la France. Cette sympathie naît
d'une civilisation et de croyances communes, et du vague souvenir d'une primitive
alliance de races. Mais il en sera pour la chrétienté orientale comme pour les peu-
ples latins, qui ont chacun des intérêts à part et très-souvent opposés, tout en ap-
partenant au même empire moral, au même ensemble d'opinions et d'idées. Il ne
faut, pour atteindre ce résultai, qu'aider généreusement les nationalités, encore si
frêles, de l'Orient chrétien à grandir libres en face de la Russie. Les Gréco-Slaves
du sud sont le principal levier à faire mouvoir pour raffermir l'équilibre euro-
péen. Placés entre l'est et l'ouest, appartenant à l'Orient par les mœurs, à l'Europe
par l'intelligence, ils semblent destinés, grâce à ce privilège de double nature, à
remplir, comme les anciens Grecs, un rôle de médiateur entre les deux hémisphères.
Leur vœu est de se développer dans cette voie, en s'appuyanl sur les secours et les
lumières de l'Occident, en subissant son influence, non son joug. Ce va'u doit être
compris de la France, qui n'a qu'un moyeu de soustraire l'Europe orientale à l'in-
fluence anglaise et à la protection des tzars : c'est d'y subdiviser la puissance ainsi
qu'elle est subdivisée en Occident, d'y relever les nations opprimées, d'y organiser
enfin des souverainetés nouvelles, de nouveaux intérêts, qui puissent conlrc-balancer
puis.samment les intérêts de l'Angleterre et de la Russie.
Cyprien Robert.
FRANÇOINETTO,
5j>ii>^Siiij^
FAR JASMIAf.
l)eux criliqncs éniinoiils, MM. Charles Nodier et Sainle-Beuve, ont déjà fait con-
îiaître à la France du nord, et l'un d'eux dans celte Revue même, le coiffeur poëte
du midi, ce Jasmin dont le nom est aussi populaire sur les bords de la Garonne qu'a
jamais pu l'être dans aucun pays le nom d'un poëte national. Je ne viens pas
essayer de redire ce que ces deux juges éclairés ont si bien dit; mais Jasmin va
jmblier un nouveau volume de poésies patoises : ce volume, j'ai pu le lire un des
premiers, en qualité d'ami, d'admirateur et presque de compatriote de Jasmin, et
je voudrais montrer qu'il n'est pas indigne de ces charmantes PapUlottes si juste-
ment appréciées maintenant par tous les hommes de goùl. Si la renommée du
coiffeur d'Agen s'était produite tout d'abord à Paris, sous les auspices d'un pané-
gyriste méridional, on aurait pu croire, que Dieu et mon pays me passent le mot, à
quelque peu de gasconnade de sa part. Maintenant que le talent de Jasmin a été
constaté et admiré par des hommes du nord, des Parisiens, et des plus habiles, des
plus écoutés, c'est peut-être à nous, hommes du midi, de dire sans craintequelques
mois sur notre poète : celebrare domestica fada.
J'ouvre donc sans autre préambule le nouveau volume de Jasmin, et je trouve
d'abord V Aveugle de Castel-Cuillé (V JbiKjlo de Castel-Cuille), cette louchante his-
toire qui a fait verser tant de larmes sur toule la ligne des Pyrénées. Si je parle de
larmes versées, ne croyez pas que ce soit une métaphore, comme s'il s'agissait de
quelque drame classique ou de quelque roman élégant; non, c'est une vérité litté-
rale et dont j'ai été souvent témoin : quand Jasmin récite devant un auditoire qui
le comprend, son beau poëme de l'Aveugle, il est difficile de ne pas pleurer avec
lui sur les malheurs de la pauvre délaissée.
FRAISÇOUNETTO. 19^
J'ai vu, j'ai vu couk-r dos larmes véritables.
Kl CCS lannos, ce n'csl pas seulement le peuple qui les répand, le peuple à qui
appartient à la fois le poëte, la langue et l'héroïne, ee sont encore les belles dames
(i'Agen, de Toulouse, de Bordeaux et de Pau, car Jasmin exerce sur toutes celles
qui l'entendent une sorte de fascination que lui-même a très-bien exprimée dans
les vers suivants, en s'adressant à l'une d'elles :
T'ey bisto rire quand rizioy,
T'ey bisto ploura quand plourûbi.
Je l'ai vue rire quand je riais,
Je l'ai vue pleurer quand je pleurais.
Je voudrais bien donner ici une idée de ce poème, mais il a été déjà analysé de
main de maître par M. Sainte-Beuve : je n'ai garde d'y revenir. Quand on a com-
mencé à parler, à Paris, de Jasmin et de ses poésies, l'Âveugle avait déjà paru, mais
à part. La publication d'aujourd'hui n'est qu'une réimpression. Tout ce que je puis
dire, c'est que je l'ai relu avec un plaisir peui-èlre plus vif que dans sa nouveauté.
J'ai retrouvé un charme indicible dans ces descriptions si franchement populaires
et si poétiques pourtant, dans ces détails de mœurs campagnardes d'une vérité si
vivante et en même temps si exquise, dans ce mélange merveilleux de folle joie et
de sensibilité pénétrante, dans ce récit d'une catastrophe soudaine qui vient attrister
les plaisirs bruyants d'une noce de village, dans ces vers surtout faits avec tant
d'art que leur mesure même est l'expression des sentiments qui les inspirent, dans
ces habiles changements de rhythme, ces combinaisons d'harmonie empruntées par
Jasmin aux troubadours qui les avalent eux-mêmes empruntées aux Arabes;
délicatesses savantes qui n'ont de rivales en français que les coupes capricieuses de
strophe inventées parles poètes du xvi" .siècle, et reproduites de notre temps par
Victor Hugo. Qui ne sait maintenant par cœur dans tout le midi la plus grande
partie de ce drame lyrique, et surtout ce refrain si fortement empreint de la saveur
natale?
Las carreros diouyon fleuri,
Tan belo nobio bay sourli,
Diouyon fleuri, diouyou grana.
Tan belo nobio bay passa.
Les chemins devraient fleurir,
Si belle fiancée va sortir;
Devraient fleurir, devraient gfranier, r
Si belle fiancée va passer.
Je demande pardon de citer ainsi des vers écrits dans une langue que personne
ne comprend en-deçà de la Loire, mais il est impossible de faire connaître les
poêles autrement qu'en les citant. Je citerai beaucoup dans le cours de cet article,
j'en préviens d'avance le lecteur. C'est à lui de voir s'il a le courage de s'aventurer
dans ce voyage au milieu d'un monde nouveau, qui lui présentera à tout momenl
des énigmes à deviner, le tout pour connaître quoi? les vers d'un coiffeur qui vit à
deux cents lieues de Paris, cl qui rime en patois gascon. Encore dois-je l'avertir.
194 FRANÇOUNETTO.
pour achever d'être franc, qu'il ne connaîtra ces vers eux-mêmes que irès-impar-
failement, attendu que leur plus grande grâce est dans une mélodie qui tient tout
entière à la prononciation, et dont le langage écrit ne peut donner absolument
aucune idée.
Maintenant, s'il y a un curieux qui ait osé passer outre, malgré cette formidable
annonce, j'aurai moins d'embarras avec lui. Celui-là se sera souvenu que le pauvre
patois gascon, aujourd'hui si méprisé, n'est autre chose que cette antique langue
romane ou provençale, la première langue cultivée de l'Europe moderne, bien dé-
figurée sans doute, bien abâtardie par sa longue décadence, mais charmante toujours
dans son abaissement; celui-là sait que, lorsque le reste de l'Europe était encore
silencieux et barbare, notre langue avait déjà des poètes comme Bertrand de Born,
Arnaud de Marveil, et tant d'autres, et que, même après le naufrage de la nationa-
lité provençale, elle inspira les premiers essais de ses deux filles plus heureuses, les
langues d'Espagne et d'Italie; celui-là n'a pas oublié que Dante se glorifie d'avoir
eu pour maître un troubadour, que Pétrarque a appris à chanter au bord d'une
fontaine de Provence, et que les rois d'Aragon ont appelé à Barcelone des maîtres
dans l'art des vers du pays toulousain pour apprendre d'eux ce qu'on appelait
alors le gai savoir, el gay sabcr.
Toutes ces grandeurs ont disparu, mais le fond du vieux langage est resté. Tout
altéré qu'il est par une longue infiltration du français, ce langage antique a con-
servé des restes nombreux de son originalité primitive. Six siècles de proscription
n'ont pu éteindre complètement son génie. Seulement, après avoir été l'organe des
courô les plus polies et de la société la plusraQinée de la première moitié du moyen
âge, il est devenu l'idiome du peuple seul. S'il a perdu celte subtilité, cette re-
cherche éléganle qu'il avait apprise dans les cours d'amour, et par le commerce
d'esprit des princesses avec les poètes de son beau temps, il a gagné à se re-
tremper dans des mœurs moins apprêtées plus de vie et de liberté. Il est mainte-
nant plus grossier, mais plus expressif, et les .sentiments, les idées qu'il rend, pour
lui venir de l'ouvrier et du paysan au lieu du chevalier et de la dame, n'en ont que
plus de franchise et de verdeur.
Avant d'entrer dans l'examen du nouveau recueil de Jasmin, il est nécessaire de
dire ici quelques mots des formes de la langue el de sa prononciation, afin de
rendre autant que possible les beautés du texte intelligibles à ceux qui sont nés
loin des anciennes provinces du Languedoc, de la Guienne ou de la Provence.
Le patois méridional, connu à Paris sous le nom générique de patois gascon, se
divise, comme tous les patois, en un nombre infini de dialectes. Les principaux
sont : le provençal proprement dit, qui se parle d'Avignon à Marseille, et dont le
caractère distinctif est d'être rude et grasseyant; le bas-languedocien, dont le siège
est à Montpellier, et qui est, au contraire, d'une douceur et d'une mignardise
extrêmes; le gascon proprement dit, qui est répandu dans toute l'ancienne Gas-
cogne, au pied des Pyrénées, et qui est le plus âpre, le moins altéré de tous, parce
que le pays où il domine a été le dernier ouvert à l'infinence du nord; le béarnais,
qui règne à Pau, et qui a gardé quelque chose de l'ancienne culture de la cour de
Navarre; enfin, le dialecte qui se parle dans la vallée de la Garonne, et qui est
comme le mélange de tous les autres, singulièrement modifiés par un contact plus
immédiat avec le français. C'est ce dernier que parle Jasmin. Il y aurait une étude
très-intéressante à faire sur les causes historiques, philosophiques et physiologiques
de ces difl'érences, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour le moment.
FRANÇOUNETTO. 19;>
Comme depuis longtemps le patois a cessé d'être une langue écrite, il n'a pas
une orthographe h lui. Ceux qui ont essayé de l'écrire ont adopté des systèmes dif-
férents. Celui que Jasmin emploie me paraît bon; je dois dire cependant que ce
système ne convient qu'au dialecte particulier des bords de la Caronne, car s'il s'a-
gissait de rendre, par exemple, la langue des montagnes, il serait insullisanl. Les
dialectes pyrénéens sont pleins d'aspirations qui manquent au patois d'Agen; on y
trouve dans toute sa pureté lej espagnol, et, pour l'écrire, il serait nécessaire d'a-
dopter celte lettre. Sur d'autres points, d'autres prononciations particulières exige-
raient aussi l'emploi de certains signes distinctifs. Mais il n'en est pas ainsi du
patois d'Agen ; les seules consonnes qui diffèrent nn peu, dans ce patois, de la pro-
nonciation française, sont le c italien, qui se prononce tdi, comme on sait, et que
Jasmin écrit ch, et VI mouillée, que Jasmin écrit par une double l, comme les Es-
pagnols.
J'ai cependant une observation à faire sur l'orthographe de Jasmin relativement
aux consonnes. C'est pour la manière singulière dont il écrit le son, fort commun
en français, de qu ; il écrit, je ne sais pourquoi, Uh. Le mot baqui, par exemple, il
l'écrit bakhi. Qu'on orthographie ainsi certains mois turcs ou arabes qui ont une
aspiration après le son k ou qu, rien de mieux; mais en patois il n'y a pas, que je
sache, d'aspiration au milieu du mot baqui et des mots qui lui ressemblent. Yoilù
pour le h. Quant au k, il a une flgure barbare qui ne convient nullement à une des
langues les plus douces qu'il y ait au monde; une telle orthographe est en contra-
diction évidente avec le génie même du patois, qui est (ils du latin, où il n'y avait
pas de k. Jasmin aura cru sans doute que, dans toutes les langues méridionales, qui
se prononçait coui. C'est une erreur : ce genre de prononciation n'est usité qu'en
italien; en espagnol, qui, que, se prononcent comme en français ki, kc, et cette
analogie suffit à justifier l'emploi de qu en patois pour rendre le même son qu'eu
français. Tout vaut mieux, d'ailleurs, que d'en venir à cette horrible extrémité
du k, et accompagné d'un h encore!
Passons aux voyelles. Les voyelles aussi ont en patois le même son qu'en fran-
çais, même I'm; il n'y a de différence que pour Ye, qui n'est jamais muet et qui se
prononce toujours e. Les diphthongues sont différentes. Ai se prononce en patois
comme en italien et en espagnol, «ïe; ci se prononce eïe.oi se prononce oïc. Jasmin
a adopté Vy grec pour ces diphlhongues, et il écrit au, cij, oij. Cette précaution
n'était pas obligatoire, dès que les analogues se trouvaient dans les autres langues
méridionales ; mais, puisque Jasmin l'a crue nécessaire pour la clarté, nous l'ad-
mettons. Il en est de même des diphlhongues eu et au, qui se prononcent en palois
à peu près comme eou et aou. Jasmin aurait pu les écrire eu et au, comme on les
écrit dans les deux autres langues; il a mieux aimé suivre la prononciation et écrire
cou, auu. Ce n'est pas étymologique, ce serait une véritable énormité s'il s'agissait
de fixer académiquemenl l'orthographe de la langue; mais enfin, puisqu'il ne s'agit
que de s'entendre, va pour eou, aou, quoiqu'en réalité ces deux manières d'écrire,
qui ne représentent, pour un Parisien, qu'une sorte de miaulement, soient bien
loin de rendre le véritable son de ces mélodieuses diphlhongues qui ressemblent à
un chant d'oiseau.
Il résulte de ce qui précède que, pour bien lire le palois méridional, il suffit de
savoir un peu d'italien ou d'espagnol. Presque tout le monde maintenant sait au
moins une de ces deux langues. C'est une raison pour se risquer avec moins d'in-
quiétude à parler de poésies patoises. Si la prononciation des lettres est ;i peu près
196 FRANÇOUNETTO.
la même dans ces trois idiomes, l'accentuation des mots est la même aussi. En
français, il n'y a pas d'accent proprement dit ; celui qui ne sait que le français ne
peut comprendre quelle musique fait entendre à l'oreille le chant naturel des
langues du midi. Là toutes les syllabes sont tour à tour brèves ou longues, et l'ac-
cent tonique, placé tantôt à la fin des mots, tantôt au milieu, donne une variété
charmante à cette harmonie. Là, toutes les voyelles sont expressives, tous les
chocs de consonnes sont évités, tous les sons sourds ou nasaux ont disparu, et le
patois est peut-être, de toutes les langues méridionales, la plus agréable à entendre,
car il n'a pas ces finales aiguës, ces i répétés qui ôtent à l'italien une partie de
son charme; il n'a pas non plus, du moins à Agen, ces s fortes, ces j aspirés, qui
ajoutent à l'espagnol quelque chose de dur et d'énergique.
J'insiste sur ces questions de prononciation et de prosodie, parce que c'est par
là surtout que le patois diffère maintenant du français. Quant au vocabulaire, il
est, hélas! devenu presque entièrement français. Bien peu de mots sont encore
d'origine locale; il y en a pourtant, et des plus curieux. Les uns remontent jusqu'au
grec, et ont été importés en Provence par les Hellènes de Massilie; les autres
dérivent directement du latin, et restent couime autant de débris de la domination
romaine dans les Aquitaines; quelques-uns ont une source inconnue et primitive;
d'autres sont évidemment le produit spontané de la création populaire. Le poète
lui-même se laisse quelquefois aller, dans un de ces moments où l'expression manque
à la pensée, à inventer hardiment un de ces mots pittoresques que l'analogie
suggère, et qui peignent par le son même. Mais de tels exemples ne sont que trop
rares. Les trois quarts des termes ne sont plus que du français /j«<oJse, c'est-à-diro
soumis à l'assimilation du son et de la forme, les dernières propriétés qui meurent
dans les langues.
J'ai déjà parlé du son ; il me reste, pour finir cette digression nécessaire, à
parler de la forme; ici se retrouve la dualité que j'ai signalée. Les règles gramma-
ticales du patois sont à très-peu celles du français, tandis que les formes de set;
déclinaisons et de ses conjugaisons se rapprochent des langues méridionales, et
surtout de l'espagnol. Le pluriel se forme toujours par l'addition d'une s au singu-
lier, comme en français, avec cette différence qu'en français Ys additionnelle ne se
prononce pas, taudis qu'elle se prononce en patois comme en espagnol. Le pluriel
en i et en e des Italiens n'y est pas connu. Dans les verbes, les personnes se mar-
quent par les désinences, sans le secours des pronoms, comme en lalin et dans
toutes les langues émanées directement du latin. Les désinences des différents
temps et des participes tiennent aussi du lalin, et par suite de l'espagnol. Enfin, ce
qu'il y a de plus original dans les formes du patois et qui montre le plus sa double
nature, c'est la forme féminine. Dans l'italien et dans l'espagnol, la désinence du
féminin esta,- c'était aussi la désinence féminine de l'ancienne langue romane.
Le patois moderne a trouvé sans doute que c'était trop s'éloigner du français, qui
a pour désinence féminine l'e muet. Il a adopté pour signe du féminin Vo, mais un
0 qui se prononce si insensiblement, que c'est presque un c muet; et Vo est en effet
de toutes les lettres, après notre e, celle qui se prête le plus à une prononciation à
peu près insensible.
Exemple : huroiis, heureux, fait hurouzo, heureuse; poulit, joli. Ml poulido,
jolie; mais ces deux mots, hurouzo, poulido, et généralement tous les mots où l'o
est à la place de l'e muet, se prononcent en mettant l'accent sur l'avant-dernière
syllabe, si bien que la dernière ne forme plus en quelque sorte qu'un faible mur-
rn ANÇOIINETTO . 1 î) 7
mure. Du reste, cette prononciation n'est pas exclusivement celle des mots fémi-
nins; elle s'applique en général h tous les mots qui ont l'accent sur la pénultième,
quelle que soit la voyelle de la dernière syllabe ; dans aucun de ces mots, elle n'est
plus marquée et plus douce que dans ceux en o, quand ceux-ci appartiennent à la
forme féminine, ou qu'ils sont une corruption de mots franc^ais terminés en c
muet .
Ceci nous amène à parler des règles de la versification patoise. Ces règles sont
identiquement les mêmes que celles de la versification française. Les vers assnnants
des Espagnols, les coupes nombreuses de vers italiens, n'y sont pas usités. vSeule-
ment, comme le patois n'a pas d'e muet, il obtient l'équivalent des vers féminins fran-
çais par la désinence féminine en o muet dont je viens de parler, et en général par
tous les mots qui ont l'accent sur la pénultième.
Après cette dissertation qui ressemble un peu, j'en conviens, à la leçon du
maître de philosophie dans le Bourçjcnis genlilliommc, je passe à l'examen du nou-
veau volume de Jasmin : il en est temps.
Je trouve d'abord une espèce d'épître adressée par Jasmin à un riche agricul-
teur qui lui avait conseillé de s'établir à Paris, où il ferait nécessairement fortune.
Ces sortes de pièces familières, dédaignées par nos grands poètes du jour, ont été
de tout temps un des exercices favoris des muses. Horace n'en a pas fait d'autres
toute sa vie. Les poètes français du xvi" siècle y excellaient, et dans le xviii" Vol-
taire y a jeté tout ce qu'il avait d'esprit, de bon sens et de gaieté. C'est aussi un
des meilleurs genres, le meilleur peut-être de Jasmin. Les poètes en général sont
un peu personnels; ils aiment à parler d'eux-mêmes. Jasmin est de ceux qui se
mettent en scène le plus volontiers, et il a raison. Son chef-d'œuvre est précisé-
ment la pièce où il a raconté toute sa vie, et qu'il a appelée mes souvenirs. Mous
Soubcnis. C'est qu'en effet il y a peu de personnalités plus originales, plus vivantes,
plus poétiques, que celle de Jasmin. Son principal mérite est d'être lui-même. Son
recueil n'est pas un assemblage de ces productions vagues qui peuvent appartenir
au premier venu; ce n'est quelque chose que parce que c'est quelqu'un.
E bous labé, moussu, sans crcgne
De troubla mous jours cl mas neys,
M'escribès de pourta ma guitarro ol moun pegne
Dins la grando bile des reys !
Et vous aussi, monsieur, sans craindre
De troubler mes jours et mes nuils,
M'écrivez de porter ma guitare ei mou peigne
Dans la grande ville des rois !
Oui, sa guitare et son peigne, comme Figaro ; car Jasmin est resté coiffeur, et il
ne rougit pas de l'être. Comme le fameux barbier andaloux, le coiffeur gascon,
laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin,
lient boutique ouverte de poésie et de frisure, unit aux honneurs de la plume
l'utile revenu du rasoir, va philosophiquement riant de tout, faisant la barbe ou
les cheveux à tout le monde, et ne croyant pas que l'amour des lettres soit incom-
patible avec l'esprit des affaires.
Et pourquoi veut-on que Jasmin aille à Paris? Pour y gagner de l'argent, beau-
coup d'argent. Hélas! dit-il, je le garderais mal, je le dépenserais vite.
T011E I. 13
1 98 FnA!^çor^ETTO .
Sâbi pas soulomen counserba de pessetos
Je ne sais pas seulement conserver de petites pièces.
D'ailleurs la richesse subite a de grands dangers pour un pauvre ouvrier
comme lui.
Des perbenguts boudroy siègre la modo,
Beleou bendroy glourioiis, fièrrous;
Escaougnayoy lous grands segnous.
Dins un bel char fayoy la godo ;
Renegagoy près de las grandes gens
Mous bielsamils è mous parens,
El fayoy ta pla que dins gayre
Minjayoy toutmoun amassai;
E de riche, fier, mesprezayre,
Tournayoy paoure è mesprezat.
Des parvenus je voudrais suivre la mode,
Penl-êlre deviendrais-je glorieux, fier;
J'imiterais les grands seigneurs,
Dans un beau char je ferais la roue;
Je renierais auprès des grandes gens
Mes vieux amis et mes parents,
Et ferais si bien que dans guère
Je mangerais tout mon amassé ;
Et de riche, fier, mépriseur.
Redeviendrais pauvre et méprise.
La pièce entière est de ce ton ; il faudrait citer chaque vers pour en faire sentir
tout l'intérêt. C'est surtout quand Jasmin revient sur lui-même, sur sa ville natale,
que sa voix a de la grâce. Il ne rit plus alors, il n'est plus ironique, il s'attendrit
sur les souvenirs d'enfance qui l'entourent et qu'il lui faudrait quitter. Il aime h
songer (saounc'ja) sous les arbres qui l'ont vu naître. Il ne sait d'ailleurs chanter
ni de galants chevaliers,
Ni de grandes damos d'aounou,
Que parlon commo un libre, nou ;
May simple, de la pastourelo
Canti l'amou tendre, que play
Aoulan qu'amou de doumayzelo ;
Car n'es pas, coumo dit ma may,
La qui parlo millou que sat ayma lou may.
Ni de grandes dames d'honneur.
Qui parlent comme un livre, non;
Plus simple, de la pastourelle
Je chante l'amour tendre qui plaît
Autant qu'amour de demoiselle ;
Car ce n'est pas, comme dit ma mère.
Celle qui parle le mieux qui sait aimer le plus.
Si le lecteur et moi nous n'avons pas conipiétemenl perdu noire temps, moi en
FnANÇOUNETTO. ] î){)
écrivant et lui en parcourant les observations qui précèdent sur la prosodie du
patois, il ne doit pas être tout à fait insensible à l'harmonie délicieuse de ces
deux vers :
Car n'es pas, coumo dil ma may,
La qui parlo miliou que satayma lou may.
La fin de la pièce est encore plus touchante, s'il est possible; pour bien chanter
la pauvreté joyeuse, dit le poète, il faut être pauvre et joyeux :
Damori doun jouyous è paoure
Dambé moun pa de segic è l'aygo de ma fonii;
On badailla dins un saloun,
On rils débats de feilios d'aoure ;
Et jeu risi de tout; res plus bèn m'alrisla,
Ey pleurât trop lountèn ; boli me resquita.
Je demeure donc joyeux et pauvre
Avec mon pain de seigle cl l'eau de ma fontaine;
On bâille dans un salon,
On rit sous des feuilles d'arbre;
Et moi. je ris de tout ; rien ne vient plus m'attrister ;
J'ai pleuré trop longtemps; je veux mcracquitter.
Connaissez-vous un vers plus charmant que celui-ci, qui résume si bien la pau-
vreté insouciante du midi, cette pauvreté si peu exigeante et si tôt satisfaite?
Dambc moun pa de segle è l'aygo de ma foun.
Quant au dernier trait : Ey plourat trop lountèn, holi me resquita, il est sur-
tout expressif pour ceux qui connaissent les Souvenirs de Jasmin, l'histoire de
son enfance si malheureuse, si dénuée, l'épisode admirable du départ de son
grand-père pour l'hôpital, les efforts souvent infructueux de sa jeunesse pour
échapper à l'affreuse indigence, l'éveil de son talent, le progrès de sa renommée
changeant peu à peu sa situation, le rire succédant aux larmes sous son toit visité
par la Muse, la joyeuse indépendance de son âge mûr et la douceur nouvelle qu'a-
joute à son bonheur présent la mémoire de ses souffrances passées. Ce sentiment
est si vif chez lui, qu'il perce dans presque toutes ses poésies, et c'est ainsi que,
dans une de ses plus jolies chansons, adressée à un curé qui voulait lui faire faire
maigre un jour d'abstinence, il s'excuse gaiement de ne plus jeûner par ce
refrain :
En fct de jûnc, ey tant pagat d'abanço,
Que le boun Diou
Me diou.
En fait de jeûne, j'ai tant payé d'avance,
Que le bon Dieu
Me doit.
Cette première pièce peut déjà donner une idée de la manière de Jasmin. On y
trouve tout ce qui caractérise son talent, l'accord d'une douce et fine gaieté avec
nn fonds de mélancolie toujours près des larmes, un instinct populaire très-pro-
yOO FRANÇOUNETTO.
nonce sous des formes très-élégantes et très-polies, et enfin, s'il faut tout dire, une
assez bonne dose de hâblerie gasconne. Dieu merci! notre ami Jasmin n'est pas
aussi pauvre qu'il le dil poétiquement. Sa pauvreté est celle qui convient à un fds
de la lyre. Sans doute il a toujours sa boutique de coiffeur, mais c'est surtout sur
les étrangers qui passent à Agen qu'il exerce son art. Sur le comptoir se trouvent
par hasard, au milieu des fers a friser, quelques exemplaires du fameux volume des
Papillotes. Après avoir joui de la conversation du poète tout en se laissant accom-
moder par lui, après lui avoir entendu réciter quelques-unes de ses dernières pièces,
l'étranger ne peut guère s'en aller sans acheter ce recueil qui contient de si jolies
choses, et voilà tout de suite quelques coups de peigne qui ont rapporté plus que
la meilleure séance du plus célèbre coiffeur de Paris.
Les compatriotes de Jasmin, et par ses compatriotes j'entends tous les habitants
du midi qui savent le patois, rivalisent avec les étrangers pour assurer une heureuse
aisance à leur poète favori. Les Papillotes se sont vendues à des milliers d'exem-
plaires. Le nouveau volume dont il s'agît ici n'a pas encore paru, et il y en a déjà
deux mille de placés par souscription. Les poètes les plus en renom de la capitale
sont bien loin d'un pareil succès matériel. Jasmin, qui se plaint si spirituellement
de ne pas savoir conserver des sous, a, au contraire, tant d'ordre et d'économie,
qu'il a su parfaitement administrer sa petite fortune. 11 a un fils qui vient de s'as-
socier à une maison de commerce avec une portion des économies paternelles. Tout
cela est le fruit de la poésie. Jasmin n'a pas cessé d'être un ouvrier, mais c'est un
ouvrier qui n'a plus besoin de travailler pour vivre, et qui peut rêver tant qu'il lui
plaît. Lui-même ne fait pas toujours le pauvre dans ses vers, et il a exprimé naïve-
ment l'orgueil légitime que lui donne un avoir si bien acquis, dans ce charmant
passage de ses Souiwnirs :
May canti, may nioun riou grossis;
E gayrc à l'cspital a quel rlou nou counduis;
Pulcou m'a counduil al countrary,
Dins un grand bureou de noulary;
E dunpey, fier do ma grandou,
Jeu, lou prumé de ma famille,
Ey bis moun pichou noun que brillo
Sur la lislo del couletou.
Ma fenno qu'abio la coustumo,
En prumé, quand lous bers n'eron pas argcntons,
De sana moun pape, de brigailla ma plunio,
Aro, m'ofl'ro louljour, d'un nyrc gracions,
La plumo la plus fine et lou pape pu dous.
Tabc, malliur à jou, quand las Muzos m'oublidon !
Fay de bcrs ! fay de bers ! lous mes parons me cridoii !
Plus je chante, plus mon ruisseau grossit;
El guère à rhôpilal ce ruisseau ne conduit;
Plutôt il m'a conduit au contraire
Dans un grand bureau de notaire ; ,
El depuis, fier de ma grandeur,
Moi, le premier do ma famille,
J'ai vu mon petil nom qui brille
Sur la liste du coUocteur.
Ma femme, qui avait la coutume,
Kn premiLT, qiiaïul les vois élaienl peu lUijenLcux,
Do serrer mon papier, do déchirer ma plume,
IMaiiilenaiil m'ollVi! toujours d'un air graeieux
La plume la plus line ol le papier le plus doux .
Aussi, uiallieur à moi, quand les Muscs ui'oublieul ,
Fais dos vers ! fais des vers ! tous mes parents me orient.
Du reste, il est bien évident que Jasmin a raison de rester à Agen. Hors d'Ai;;en,
que serait-il? Uu pauvre songeur qui ne saurait plus à qui parler. A Agen, il est
chez lui. Tout lui répond quand il chante; tout lui souille quelque mot heureux,
quelque image locale, quand il en a besoin. Dès que ses vers s'échappent de sa
veine, ils sont répétés partout autour de lui, ils courent les rues et les campagnes.
Il est la plus grande curiosité du lieu, le premier nom que prononce, en descen
dantà l'auberge, le touriste anglais ou l'artiste fran(,ais en voyage. 11 lui faut à la
fois cet entourage et ce piédestal. Sa renommée se confond avec celle du fameux
Gravier et du nouveau pont d'Agen, comme sa voix est l'écho poétique des popu-
lations environnantes. Pour produire tout leur efiet, ses poésies doivent être enten-
dues sur les rives du fleuve gascon, sous le soleil de son pays ou dans une de ces
belles nuits du Languedoc, si claires et si pures que je n'en ai pas vu de pareilles
en Italie, même en plein été.
Nous venons de voir Jasmin se défendre de venir à Paris; nous allons le voir
maintenant plaider nue autre cause qui ne lui convient pas moins. M. Dumon, dé-
puté de Lot-et-Garonne et président de l'académie d'Agen, prononça un jour, dans
une séance de cette académie, un discours où se trouvait le passage suivant sur
Jasmin :
« Un poète nous a été donné, formé par la nature et s'élevant à l'art comme à
la perfection de la nature; ingénieux et naïf, élégant et familier tout ensemble,
aimant à peindre les mœurs du peuple dans la langue que le peuple aime à parler,
mais poussé par un instinct supérieur de plus nobles images et de plus hautes
pensées; Udèle à son patois comme à la langue natale de son génie, mais donnant
au patois même la grâce correcte et l'élégance travaillée d'une langue savante. Quel
sera le sort de cette poésie originale? Elle vivra sans doute autant que la langue
qui en a reçu ledépôt; mais cette langue elle-même doit-elle vivre? Sera-t- elle par-
lée par notre postérité aussi longtemps qu'elle le fut par nos pères? Je ne l'espère
pas, ou plutôt, si j'ose dire toute ma pensée, je ne le souhaite même pas. J'aime ses
tours naïfs et ses expressions pittoresques, vives images de mœurs qui ne sont plus,
«omme ces ruines qui dominèrent notre pays et qui décorent encore nos paysages.
Mais le mouvement qui elTace ces derniers vestiges des vieilles ma'urs et des
vieux pouvoirs, ne le méconnaissons pas : c'est le mouvement de la civilisation elle-
même. Poète populaire, vous chantez l'avenir sur la langue du passé. Cette langue
que vous parlez si bien, vous la rajeunissez, vous la créez peut-être; et cependant
ne sentez-vous pas que la langue nationale, cet instrument puissant d'une civilisa-
tion nouvelle, l'assiège, l'envahit de toutes parts, comme la dernière forteresse d'une
civilisation vieillie? »
Je ne chercherai pas à dissimuler que ces observations, si parfaitement exprimées-
d'ailleurs, sont d'une justes.se évidente. Quiconque a vu de près ce grand mouve-
ment de transformation qui s'accomplit dans le midi de la France, ne peut douter
que le vieux patois gascon, qui a résisté à tant de siècles et de révolutions, ne soit
bien près d'être emporté par l'irrésistible progrès de la langue nationale. La dit-
202 FRANÇOUNETTO.
fusion toujours croissante de l'instruction primaire lui porte priucipalemeut les
derniers coups. Est-ce un bien? est-ce un mal ? Qui peut le dire ? Toujours est-il
que Jasmin n'a pu admettre que ce fût seulement possible. Sans être séduit par
les éloges dont l'orateur français avait accompagné ses prophéties de mort, le poêle
méridional a fait une protestation éloquente en faveur de son langage chéri. Cette
réponse à moussu Duviouii est une de ses plus belles pièces. Je vais essayer d'en
faire connaître les principaux passages. Voici d'abord le commencement :
Lou pu grand pessomen que truque l'homme, aci,
Acô quand nostro may, bieillo, feblo, desfeylo,
S'arremozo toute et s'allieylo
Coundannado pel medeci.
A soun triste cabès que jamay l'ou nou quille,
L el sur soun èl et la ma dins sa ma,
Pouden bé, per un jour, robls coula sa bisto,
Mais, hélas ! aney biou, per s'escaiili douma.
N'es pas alal, moussu, d'aquello ensourcillayio,
D'aquelo lengo musicayro,
Nostro segoundo may; de sabens francimans
La couudanon à mort dezunpey 1res cens ans,
Tapla biou saquela ; lapla sous mois brounzinon ;
Chés elo, las sazous passon, sonon, lindinon,
Ecen-milo-mllès enquèro y passaran
Sonaran è lindinaran.
Le plus grand chagrin qui frappe l'homme ici-bas,
C'est quand notre mère, vieille, faible, défaite.
Se pelotoune toute et s'alite,
Condamnée par le médecin.
A son trisle chevet qne jamais on ne quille,
L'œil sur son œil et la main sur sa main.
Nous pouvons bien, pour un jour, ranimer un peu sa vie,
Mais, hélas! aujourd'hui elle vil pour s'élcindre demain.
Il n'en est pas ainsi, monsieur, de celle ensorceleuse,
De celle langue musicale.
Notre seconde mère ; de savants /rancima«*
La condamnent à mort depuis trois cents ans ;
Elle vil encore cependant; cependant ses mots bourdonnent ;
Chez elle, les saisons passent, sonnent, tintent.
Et cent mille mille ans encore passeront,
El sonneront et tinlcront.
Je ne m'arrêterai pas à faire remarquer les expressions heureuses et toutes pa-
loisesqui fourmillent dans ces vers: s'arremoza, s'affaisser; rcbiscoula, ranimer;
s'escanti, s'éteindre; eiisourcillayro, enchanteresse; brounzina, bourdonner; ^//J-
dina, tinter ; le poète a fait exprès, en prenant la défense de sa langue, d'accumuler
dès le début les locutions les plus originales, les plus caractéristiques, celles qui
peuvent porter le plus frappant témoignage de la vitalité du patois. Malheureuse-
ment, ce sont là des beautés locales qui ne peuvent guère être comprises que par
ceux qui ont l'habitude de l'idiome et le sentiment de son génie particulier. Je
crains bien aussi de n'être pas très-intelligible quand j'appellerai l'attention du
lecteur sur l'harmonie si expressive des quatre derniers vers. Là se trouvent réu-
FRA.N<;OUIVETTO. 205
nies avec un soin coquet toutes les consonnanees propres au patois ; le poêle s'a-
muse à les taire tinter, iindina, aux oreilles de» blaspbéniateurs, comme ces clo-
chettes magiques dont la voix argentine et moqueuse révèle l'invisible présence
des fées, et dont elles lutinent avec malice ceux qu'elles veulent punir de ne pas
croire en elles :
Clics olo, las sazous passon, soiion, lindinon ;
E ccii-milo-milès ciiquoro y passaran,
Sonaran et liiidiiiarau (1).
J'aime mieux insister sur l'idée elle-même, sur cette tendre comparaison entre
une vieille mère qui se meurt et cette bonne vieille langue, qui est une mère aussi,
mais qui ne meurt pas, elle, qui est jeune au contraire, selon le poète, et plus
jeune, plus vive, plus folâtre, plus alerte que jamais. Les premiers vers de la strophe
sont d'une tristesse, d'un abattement, qui font mal; les derniers se relèvent tout à
coup comme une joyeuse lille qui ferait d'abord la malade, et qui rejetterait brus-
quement son linceul pour danser au bruit des castagnettes. C'est bien là la muse
de Jasmin, tour à tour pleurante et rieuse, et passant comme un éclair des larmes
au rire et du rire aux larmes ; véritable enfant du peuple, qui s'attriste et s'amuse
à la fois de sa condition humble, mais libre. Tous les vers qui suivent portent l'em-
preinte de ce double sentiment; tantôt le poète paraît craindre pour l'avenir du
patois, et il appelle alors à son secours tout ce qu'il peut trouver de plus propre à
attendrir; tantôt il se persuade que le danger est illusoire, et il jette des cris de
triomphe. 11 supplie, il menace, il demande grâce, il déûe; rien n'est plus touchant
et plus divertissant à la fois.
Pour lui, dit-il franchement, et on ne saurait lui en faire un reproche, car il a
bien ses raisons pour cela,
La pichouno patrio es bien aban la grande.
La pelile patrie est bien avant la grande.
Il se demande quelle ligure ferait le français, la Icngo des ■moussus, la langue
des messieurs, quand il lui faudrait aller aux champs, conduire les bœufs au la-
bourage, charmer par un refrain la peine du pauvre, reposer le travailleur lassé,
calmer par la voix de la mère les premières douleurs du nourrisson. Puis, se lais-
sant aller à une illusion poétique : n N'entendez-vous pas là bas, s'écrie-t il, cette
aimable chanson de noce ?
Nobio, ta may lo ploiiro,
El lu l'en bas !
Plouro, plouro, pastouro,
— Nou podi pas.
Jeune fiancée, ta mère le pleure,
El lu t'en vas !
Pleure, pleure, bergère ;
— Je ne peux pas.
N'entendez-vous pas, d'un autre côté, le bouvier dans la prairie, l'ouvrier dans la
(1) Prononcez : pnsHirann, sonarann, linndinarann .
204 FRANÇOUNETTO.
boutique, le passant sur le grand chemin? Tous chantent dans leur langue natale,
et ces chants, qui ont bercé leurs pères, berceront encore leurs enfants.
Que boules? semble qu'en cantaii
Lou fel des pcssomens n'amarcjo pas tau.
Que voulez-vous? il semble qu'eu cbaulaut
Le fiel de nos chagrins ne s'amère pas tant.
Jmareja, devenir plus amer, comme passeja, faire beaucoup de pas, se prome-
ner; jjuutouneja, couvrir de baisers; taoulcja, rester à table; castelleja, aller de
château en château, etc. ; ces verbes en eja, qui expriment une habitude, une ré-
pélilion, une augmentation, ont un charme qu'il est impossible de rendre, et qui
n'a d'analogues que dans les formes augmentalives et répétitives de certains veri)es
latins, italiens ou espagnols.
Je ne finirais pas si je voulais analyser toutes les finesses de cette poésie qui
prouve si bien ce qu'elle veut prouver, savoir que le patois vit encore. Mais vivra-
t-il longtemps? C'est ce que ne croit pas M. Dumon, et j'avoue que je suis de son
avis, quel que soit mon amour pour le génie de Jasmin. Tout passe sur la terre. Ce
qui reste de la langue des troubadours doit passer aussi. D'ailleurs, comme M. Du-
mon le laisse entrevoir et comme il faut bien que j'en convienne à mon tour, le
patois de Jasmin est si travaillé, qu'il cesse presque d'être un patois. L'inévitable
fatalité de la décadence s'accroît même des efforts que fait Jasmin pour l'arrêter.
Quelque peine qu'il se donne pour n'être que Gascon, il est Français par le goût,
par l'atticisme. Même dans cette pièce où il recherche avec tant de soin la pureté
patoise, il est curieux et aifligeant de voir l'esprit français se glisser sous les mots
les plus imprégnés de couleur locale, et se rire à son tour des airs de victoire de
son rival. Éternelle inconséquence des choses humaines! contradiction inévitable!
Tout effort suscite un effort opposé; tout succès est près d'une chute; ce qui ral-
lume pour un moment un feu prêt à s'éteindre, achève de l'étouffer.
Mais écartons ces idées tristes, et soyons tout entiers à notre poète. Aussi bien
le voici avec son Foyage à Marmande, qui est parfaitement gai d'un boula l'autre.
Un jour Jasmin était invité à dîner près de Fougaroles, sur la route d'Agen à Mar-
mande; il part dans la diligence au commencement de la nuit. Personne ne le con-
naît dans la voiture; la conversation s'engage sur lui et ses poésies. Un voyageur,
qui doit être, dit-il, un régent de collège, se permet d'en parler légèrement; une
dame le défend; il est reconnu; tous les voyageurs rient de l'aventure; lui-même
en rit si bien, qu'il oublie son rendez-vous, et il arrive jusqu'à Marmande, où tout
le monde se moque de lui. Furieux de s'être ainsi joué lui-même, il cherche à
prendre sa revanche. On lui en fournit l'occasion; il la saisit.
C'est ici le moment de dire que Jasmin ne se contente pas de bien faire les vers ;
il les récite encore mieux qu'il ne les fait; c'est sous ce rapport un véritable rhap-
sode. Il n'y a pas de bonne fête aux environs d'Agen, et même à vingt lieues à la
ronde, que Jasmin n'y soit invité. Quand son arrivée est annoncée quelque part, on
accourt de tous côtés pour l'entendre. Depuis près de vingt ans, il ne se lasse pas
de redire, et on ne se lasse pas d'admirer les mêmes vers, car il produit peu, et son
bagage poétique ne s'accroît guère que d'une ou deux pièces par an. Mais comme il
renouvelle .ses plus anciennes poésies par la verve toujours vivante de son débit!
comme il les joue! comme il les mime! comme il les cadence! comme il en rend
l-RANÇOUNETTO. 20j
les moindres iiUentions, les délicatesses les plus subtiles et les plus exquises! Sa
physionomie est incroyablement mobile, son geste naturellement expressif, sa voix
souple et sa prononciation agile comme celle des bons auteurs italiens. Il est pleu-
reur, il est houlVon, il est sublime, il est naïf; c'est un grand artiste. Je ne connais
(jue Lablache qui lui ressemble, et ce n'est pas étonnant; du Gascon au Napolitain
il n'y a que la main.
On devine donc quelle fut sa vengeance. Les voyageurs arrivés avec lui à Mar-
mande attendaient le départ du bateau à vapeur pour Bordeaux. On lui propose de
dire des vers pour passer le temps; il y consent. Peu à peu le charme s'empare de
ses auditeurs, même de ceux qui l'avaient critiqué sans le connaître. Il est vrai qu'il
y met tout son art, tout son esprit, toute sa verve. On lui demande toujours de nou-
veaux vers ; toujours il en donne. Les heures s'envolent, les lumières s'éteignent, la
nuit entière se passe dans l'enchantement, et quand on se souvient pour la première
fois du bateau à vapeur, on apprend qu'il est parti depuis une heure. C'est alors
au tour de Jasmin de se moquer de ses compagnons d'infortune, et il n'y manque
pas. Le comédien de tout à l'heure redevient le poète satirique, et Dieu sait quelles
épigrammes peut imaginer en pareil cas la malice gasconne! Toute cette petite mys-
tification est racontée avec un esprit infini; et n'est-ce pas là, dites-moi, une ma-
nière charmante d'attraper les gens, et qui sent bien son terroir? Manquer le ba-
teau à vapeur pour entendre des vers ! Partout ailleurs, on le prendrait pour les
fuir.
Nous sommes arrivé au plus important des morceaux qui composent le nouveau
recueil, le poème de Françounetto ; avant d'entrer dans l'examen du poème en lui-
même, il faut faire l'histoire de sa composition, car il y a toujours une histoire at-
tachée à chacune des œuvres de Jasmin.
Depuis longues années déjà. Jasmin jouissait à Agen d'une popularité sans égale.
Sa renommée avait même gagné de proche en proche jusqu'à Bordeaux; il y était
allé, il avait récité ses poésies en public, et il avait obtenu son succès accoutumé.
Cependant il n'était pas encore complètement satisfait. Parmi les grandes villes du
midi, il en était une, la première peut-èlre, qui n'avait pas encore adopté sa gloire
et qui ne le connaissait presque pas. Toulouse est toujours, quoi qu'en disent ses
rivales, la capitale intellectuelle et artistique d'un grand tiers de la France. Son
antique université, où sont venus s'instruire de tout temps les enfants du midi,
ses jeux floraux dont on rit et que l'on envie, cotnme on fait de l'Académie fran-
çaise, ont entretenu de siècle en siècle celte notabilité qui ne peut être contestée
que pour la forme. D'ailleurs le suffrage de Toulouse devait avoir un prix particu-
lier aux yeux de Jasmin : cette ville est la patrie de Goudouli, le plus célèbre des
poètes patois, celui dont le coiffeur d'Agen ambitionne le plus l'héritage. En voilà
plus qu'il n'en fallait pour troubler son sommeil.
Mais en même temps on savait, dans le midi, que Toulouse avait un esprit mu-
nicipal très-prononcé (elle en a donné récemment de trop fortes preuves pour qu'il
soit nécessaire d'insister beaucoup sur ce point), on savait que les Toulousains
étaient sévères en général pour tout ce qui ne venait pas d'eux-mêmes. C'était là
un fait irrécusable et très-inquiétant pour Jasmin. Enfin, après bien des hésitations,
il se décide à venir à Toulouse ; c'était au mois de janvier 1856. Il est parfaitement
reçu ; quelques lectures de salons le mettent à la mode; les littérateurs du pays
lui donnent un banquet; succès, succès complet. Ivre de joie, il remercie les Tou-
lousains dans quelques jolis couplets, et part en promettant de revenir. Il est revenu
200 FIIAIXÇOUNETTO.
en eftet, mais près de quatre ans après, et apportant avec lui le poèuie de Fraii-
çounctto, dédié à la ville de Toulouse. C'est ainsi qu'il travaille à sa gloire; il y met
beaucoup de temps et de patience, mais aussi il la construit solidement, et, en
t'ait de popularité, il ne perd rien pour attendre, comme on va voir.
Dès son arrivée, le maire mit à sa disposition une des salles du fameux Capitole
de Toulouse, appelée le petit consistoire, où se sont souvent rassemblés les succes-
seurs des sept pnctes qui fondèrent, il y a cinq siècles, le corps des jeux floraux.
C'est dans cette salle poétique que Jasmin lit une première lecture de son nouveau
poème; celte lecture ne dura pas moins d'une heure et demie, et il n'y eut pas un
moment de fatigue ou d'ennui. L'auditoire, sans être encore très-nombreux, était
pourtant plus considérable qu'aux auditions du premier voyage. L'enthousiasme
fut universel. Cet enivrement inexprimable que Jasmin sait produire gagna toutes
les têtes. Bientôt toute la ville de Toulouse voulut entendre l'heureux poète. C'était
le momenl que Jasmin avait préparé par ces transitions habiles, car il ne soigne
pas moins ses succès que ses ouvrages. On chercha une salle immense qui pîit con-
tenir tous les curieux, et on ne la trouva que dans la grande salle du musée. Une
estrade fut élevée au milieu pour le poète, et, au jour fixé, quinze cents personnes
se pressèrent dans l'enceinte, avides de voir et d'entendre Jasmin.
Tous les voyageurs qui ont passé par Toulouse, soit pour aller aux eaux des Py-
rénées, soit pour toute autre cause, connaissent maintenant le musée de celte ville,
le plus beau de province sans comparaison. La salle principale n'est autre chose
que la nef de l'ancienne église d'un couvent d'augustins, transformée avec art par
un architecte habile, pour recevoir et bien éclairer des tableaux. A cette salle si
vaste touchent deux cloîtres, l'un petit et gracieux dans le goût élégant de la re-
naissance, l'autre très-grand et magnilique, qui date du moyen âge. Sous les ogives
de ce dernier cloître, à l'ombre de ses fines colonnettes et des guirlandes de pam-
pres qui couronnent leurs chapiteaux historiés, sont rangées de nombreuses statues
d'évèques, de saints et de chevaliers, les unes debout, les autres couchées, toutes
provenant d'églises ou d'abbayes détruites pendant la révolution, et rassemblées
avec un soin intelligent. Il ne se peut rien imaginer de plus intéressant et de plus
pittoresque. C'est dans ce local unique, au milieu de toutes ces ruines des temps
passés, au pied des tableaux des maîtres, que Jasmin récita pour la seconde fois
son poème, en présence de l'élite de cette ville, dont il avait tant désiré et tant re-
douté le jugement.
Jamais il n'avait été mieux inspiré. La grandeur extraordinaire du théâtre agis-
sait sur sou imagination méridionale et relevait au-dessus de lui-même. Le silence
religieux de la foule n'était interrompu de moments en moments que par des fré-
missements d'admiration. Les deux mille cinq cents vers de Francounctto passèrent
comme un rêve éblouissant, et après le poème, d'autres vers encore, car on ne pou-
vait se lasser d'écouter. Les jeunes ouvriers toulousains, qui forment, le soir, dans
les rues, des chœurs remarquables par la fraîcheur des voix et la justesse du senti-
ment musical, avaient été invités à cette solennité poétique. Dans les intervalles de
la déclamation, les chœurs s'élevaient comme une réponse céleste, et remplissaient
d'une nouvelle harmonie la large nef et les longues galeries des vieux cloîtres.
Quel est, de notre temps, le poète qui peut espérer d'avoir un pareil jour dans sa
vie? Et ne faut-il pas remonter, pour trouver de semblables scènes, jusqu'à
ces temps de la Grèce antique où les poètes et les historiens lisaient leurs
œuvres devant le peuple assemblé, ou du moins jusqu'à ces jours célèbres
FRANÇOCJNETTO. ■-207
(Je l'Italie où les chaulres divins étaient couronnés clans les fêtes publiques?
C'est qu'en efl'et, dans les pays du midi, les arts suprêmes, la poésie et la musique,
sont |)!iis éminemment populaires qu'ailleurs. L'intelligence et le goût y sont si
naturellement répandus dans les classes les plus inférieures, que la dilférence qui
sépare dans le nord le peuple proprement dit des classes lettrées, n'y existe presque
pas. Véritables terres d'égalité, où le pauvre parle familièrement au riche, où tous
les hommes se confondent, parce qu'ils ont tous à peu près les mêmes facultés éga-
lement développées, parce qu'ils jouissent tous de ce qui n'est ailleurs qu'un privi-
lège de la fortune, le loisir. On sait avec quel air d'aisance le Manolo de Madrid
aborde dans la rue le grand d'Espagne pour lui demander d'allumer son cigare au
sien, et dequehoil superbe le Trnnstevcriii de Rome regarde passer, drapé dans son
manteau, le carrosse doré des cardinaux. L'égalité pratique n'est pas poussée tout a
fait aussi loin dans le midi de la Franco, mais peu s'en faut. L'homme du peuple y est
moins respectueux que dans les provinces septentrionales, parce qu'en effet la diffé-
rence entre les rangs est moins sensible dans l'esprit et dans les manières. A Toulouse,
les ouvriers fréquentent en foule le théâtre, et ils ne sont pas les plus mauvais juges.
C'est là ce qui explique le succès universel de Jasmin ; c'est là aussi ce qui donne
le secret de son talent, si élégant et si familier tout ensemble. Il sort du peuple,
mais d'un peuple privilégié chez qui la distinction est naturelle, et qui comprend
parfaitement tout ce qu'il y a de fin et de classique dans son poète. Ce n'est pas
seulement pour avoir étudié quelque peu au séminaire dans sa jeunesse, que Jasmin
a un si vif sentiment du beau, c'est encore et surtout parce que ce sentiment est
général autour de lui. De tous ses ouvrages, le poème de Françounetto est celui
OH il a voulu être le plus complètement ;je»;;Ze, et c'est en même temps le plus
noble et le plus châtié. Le Gascon s'est piqué au jeu, il a voulu faire à M. Dumon
une seconde réponse plus frappante, plus décisive que la première, et il a réussi.
Pour mon compte, je dois confesser qu'il m'a un peu ébranlé ; je n'aurais jamais cru
qu'il y eût encore dans le patois tant de ressources. Le style de Françounetto n'est
pas seulement un modèle d'harmonie, c'est encore un tour de force. Dans le lan-
gage comme dans les idées, tout souvenir du français a presque disparu ; on dirait
par moments du patois écrit depuis un siècle.
Le poème commence par la dédicace à la ville de Toulouse.
Quand bezioy punleja l'aoubeto blanqiiigiiouso
D'aquel mes que fay espeli
La flou de poesio è del brol è del II.
Me disioy douçomen : o Toulouzo! Toulo uzo!
Que me Irigo d'ana sur la berdo pelouso,
Floiica de pimpouns d'or lou clôt de Goudouli !
E pimpouns d'or en ma. taloou que jour bcsqucri,
Troubadour pèlerin de cals à lu m'abièri.
Quand je voyais poindre l'aube blanchissante
De ce mois qui fait épanouir
La fleur de poésie et du buisson et du lin,
.le me disais doucemenl : 0 Toulouse! Toulou se !
Qu'il me tarde d'aller, sur ta verte pelouse ,
Fleurir de boulons d'or le lonibeau de Goudouli:
El boulons d'or en main, dès que je vis jour,
Troubadour pèlerin, devers loi je m'en allai.
!^08 FRANÇOUNETTO.
M'abièri, je m'en allai, je me fis sortir, expression empruntée, connue beaucoup
d'autres du même poënie, au langage des champs. On dit à la campagne : Jdia
Jou bestial, faire sortir le bétail de l'étable; de là s'ubin, se faire sortir, s'en aller,
s'arracher soi-même du lieu où l'on est pour aller ailleurs. Je cite cet exemple,
j'en pourrais citer cent autres du même procédé.
On trouve dans la même dédicace :
Espoumpat d'espereiiço,
Entrôqui lous cabcls de ma recouiicchciiso,
E te porti ma garbo.
Tout gonflé d'espérance,
Je ramasse les épis de ma reconnaissance,
El le porte ma gerbe.
Espoumpat, tout gonflé, comme une éponge qui a povipc toute l'eau qu'elle peut
contenir; les cpis de ma reconnaissance, autre métaphore em[)runlée à la vie des
champs.
La scène de Franeonnetto se passe à l'époque des guerres de religion dans le
midi. C'était le temps, dit le poëte en commençant, où le sanguinaire Blazy tombait
à bras raccourci sur les protestants, les taillait en pièces, escartaillâbo, et, au nom
d'un Dieu de paix, couvrait la terre de sang et de pleurs, il y avait cependant un
moment de trêve; on n'entendait plus sur les coteaux le bruit des fusils et des
couleuvrines; après avoir tué du monde à en remplir des puits jusqu'au bord, à
n'arraza de ponts, le bourreau lassé s'était enfermé dans son château de guerre,
et, derrière ses triples ponts et ses triples fossés, il communiait tout couvert de
sang. De leur côté, les jeunes bergers et les jeunes bergères, pasloxirelcts elpaslou-
rcletos, au milieu d'un pays dévasté, presque désert, avaient repris leurs fêtes, leurs
chansons et leurs amours. El là se place une description animée de la fêle locale du
village de Roquefort.
Rès de pu poulit saquela
Que de beyre aquels piffraj ros
Eslifla;
E dansayros et dansayrcs
Biroula !
llegaylas sourli de la dcsco
Tourtilloun è curbclct!
Té ! té ! la limounado fresco !
Ooumo la pin Ion à galel !
Uien de plus joli tout de môme
Que de voir tous ces joueurs de muselle
Souffler,
El danseurs et danseuses
Tourner;
llegardcz sortir de la corbeille
Tortillon et biscuit !
Tiens! liens! la limonade fraîche,
(-omme ils la boivent à la régalade!
Je ne réponds pas que la peinture soit parfaitement exacte quant au temps; je
rnANÇOUNETTO. 20J)
ne jurerais pas, par exemple, que la limonade fraîche ait été fort h la mode dans
les campagnes de (iascognc au temps de Montiuc; peu ini|torte. Elle y est très en
usage de nos jours, de même que ces espèces de gâteaux qu'on appelle lorlillon et
curbelct; cela suilît. Ce qui est plus sûr, c'est l'entrain merveilleux de toute cette
description dont je n'ai cité qu'un court extrait; ce sont ces expressions locales si
bien choisies : saqucla, tout de même; jnffrayrcs, joueurs de musette, les pifcrari
d'Italie; vsti/la, nonûlvv ^birouln, pirouetter; la dcsco, corbeille ronde, dont le nom
est emprunté du disiiue antique, etc. Mais voici une jeune iille qui se mêle à la
danse; c'est l'héroïne du poëme, c'est Françounelte; deux mois sur elle, s'il vous
plait, dit gaiement le poète.
Françounetto, diminutif de Framyun, Françoise (on sait quelle grâce ont les
diminutifs dans les langues méridionales, et le patois en a autant que toute autre),
à été surnommée dans son canton la belle des belles, la poulido de laspoulidos.
N'allez pas cependant vous figurer que ce soit une de ces beautés à la mode dans
les salons, qu'elle soit pâle comme un lys, maigre, courbée et languissante
Comme l'aouba que plouro al bord d'uno aigo fino
Comme l'aubier qui pleure au bord d'une eau limpide.
Non, non; Françounelte est une belle fille, une vraie paysanne, bien portante, bien
vigoureu.se ; ses yeux brillent comme deux étoiles.
Semble que l'on prendre las rezos à manâdos
Sur sas gaoulos rapoutinâdos.
Il semble qu'en prendrait les roses à poignées
, Sur ses joues rebondies.
Aussi tous les jeunes gens du pays l'airaent-ils à en })erdre les ongles,, expression
proverbiale qui en vaut bien d'antres pour peindre la violence de la passion. La
jeune coquette jouit de son triomphe, et son front s'illumine, se dore de plaisir :
e soun froun n'en daourejo ; mais elle n'a voulu encore donner son cœur à personne.
Les pauvres amoureux ne vont pas graver leurs peines sur l'écorce des arbres, car
ils ne savent pas écrire;
Mes que d'utis près al rebès.
Mes que de bignos mal peudûdos,
Que de brencos mal rcbugâdos,
El que de regos de trabès !
Mais que d'outils pris à l'envers.
Mais que de vignes mal taillées,
Que de branches mal émondées,
Et que de sillons de travers !
Il est d'usage, parmi les paysans gascons, que le danseur qui a lassé sa danseuse
lui donne un baiser. Tous les jeunes gens veulent danser avec Françounetto :
Mes tillello jamay n'es lasso que quand bol.
Mais fillette jamais n'est lasse que quand elle veut.
210 FRANÇOUNETTO.
et déjà Guillaume, Louis, Jean, Pierre, Paul, ont été mis hors d'haleine, sans avoir
gagné le prix désiré. Enfin Marcel se présente, il coupe, comme on dit en Gas-
cogne quand un danseur se substitue à un autre dans le rondeau. Marcel est un
soldat, un favori deMontluc; il aime la jeune fille comme les autres, et il compte
que son uniforme, son grand sabre, la séduiront un peu. Tout le monde se presse
pour voir s'il aura enfin le baiser. Hélas! Françounette saute plus fort que jamais;
Marcel s'épuise en vain, il va tomber de fatigue ; un jeune forgeron nommé Pascal
s'élance alors, il coupe ; après quelques sauts, Françounette sourit, s'avoue vaincue :
elle avance la joue, et Pascal l'embrasse aux applaudissements universels.
A cette vue qui montre que Pascal est le préféré, Marcel ne peut contenir sa
fureur et sa jalousie. Il insulte Pascal, qui lui répond par des coups de poing, comme
un véritable paysan qu'il est. Le soldat lire à demi son sabre, mais le forgeron est
le plus fort. Quoique blessé à la main, Pascal saisit son rival et le terrasse. —
Achève-le! achève le! lui crient ses camarades; mais Pascal est aussi généreux
que brave, il épargne Marcel, qui se relève et se jette sur lui le sabre à la main.
La lutte serait devenue mortelle, si Montluc lui-même, qui passait par hasard,
n'était intervenu. Le vieux guerrier sépare les combattants avec l'autorité de son
rang et de sa renommée. Marcel, blessé à la fois dans son orgueil et dans son amour,
jure en lui-même que Françounette ne sera pas à d'autre que lui. Ainsi finit le
premier chant, qui dessine très-bien, comme on le voit, le sujet et les personnages,
et où le drame à son début n'exige rien moins pour se dénouer que l'intervention
de Montluc, le terrible héros gascon ; nec dcus intersit nisi dignus vîndice nodus.
Nous avons vu dans le premier chant les réjouissances du peuple des campagnes
pendant l'été; nous allons voir dans le second ses plaisirs de l'hiver. Le chant
commence par cette peinture de la mauvaise saison :
Un mes, dus mes, très mes, en joyos se passoron ;
Mes dansos, jols, escoboussols,
E touls lous plazès faribols,
Dambé las feillos s'entournèron.
Tout prenguèl, en hiber, un ayre triste e biel.
Débat la capèlo del ciel;
Taleou ney, dins lous cans, digun plus s'azardAbo;
Triste, cadun s'acoufinâbo
A) tour de grans fets carraillès ;
E loul-carous e fatchillès
Que fan grumi de poou l'oustal è la cabaiio
Eron sancé fa la pabàno
Débat lous ourmes nuts è l'enlour dès paillés.
Un mois, deux mois, trois mois, en plaisirs se passèrent;
Mais danses, jeux, escoboussols,
Et tous les folâtres plaisirs,
Avec les feuilles s'en allèrent.
Tout prit, quand vint l'hiver, un air triste cl vieux
Sous la couverture des cieux;
Dès la nuit, dans les champs, nul ne se hasardait plus;
Triste, chacun se ramassait
Autour des grands feux carraillès;
Et les loups-garoux, les sorciers.
Qui font trembler de peur la maison et la cabane,
FKAÎSÇOUNETTO. i> 1 1
Klaiciil ronsôs f;iiro leur ronde
Sons les grands oiincs mis (H aiUoiir des paillers.
Je ne crois pas exagérer en disant qu'il faut remonter jusqu'à La Fontaine pour
trouver des deseri|)lions eoniparahies à celle-ci. D'abord les mots originaux y abon-
dent : Vescuhonnsul est la petite fête que donne le propriétaire de campagne à ses
ouvriers ([uand le dernier grain de blé a été enlevé de l'aire; le feu carraillc est un
de ces feux h pleine cheminée comme on n'en trouve plus que dans les coins les
plus reculés des provinces; les fatchillcs nanties sovciera, de fatum, d'où vient aussi
le nom de fa les ou fécsi mais ce n'est pas encore là ce que j'admire le plus dans ce
morceau. L'harmonie imitativey est poussée à un point extraordinaire. La vague
impression de terreur que donnent les nuits d'hiver est rendue de main de maître.
Je n'ai jamais entendu Jasmin réciter ces vers, mais je suis convaincu d'avance
qu'il doit faire frissonner les plus hardis en disant ce vers formidable :
Taleou ney, dins lous cans, digun plus s'azardâbo.
S'azardâbo, toute l'obscurité immense de la nuit est dans ce mot, qu'il ne doit
prononcer qu'à voix basse et en jetant autour de lui ces regards inquiets qu'on
jette dans les ténèbres; il ne doit pas être moins effrayant quand il traîne la voix
sur ces deux autres vers qui peignent si bien l'effroi lointain qu'inspire la tournée
nocturne des sorciers :
Eron sancé fa la pabâno
Débat lous ourmes nuls è l'entour des paillés.
Un vendredi, veille du premier de l'an, les jeunes garçons et les jeunes filles du
village sont convoqués pour une grande soirée de dcvi'duf/e. On se rassemble dans
une grande chambre; filles et garçons font tourner de nombreux dévidoirs. l\ faut
une chanson pour animer la veillée; cette chanson, c'est un des amoureux de
Françounette, c'est Thomas qui va la chanter, ce qui veut dire sullisaniment que
la belle des belles en sera l'héroïne. — Écoutons Thomas ou plutôt Jasmin, car
Jasmin ne s'est pas borné à faire les paroles de sa chanson, il en a fait aussi la mu-
sique, ou plutôt il a arrangé, pour .ses vers, un vieil air de son pays, et il le chante
à ravir :
Faribole paslouro,
Sereno al co de glas,
Oh! digo, digo couro
Entcndren linla l'houro
Oun l'amistouzaras;
Tout jour fariboulèjes,
E quand parpaiiloulèjes,
La foulo que meslrcjes,
Sur loun cami se mèl
E le sièt.
Mes rcs d'acos, maynado,
Al bounhur pol mena ;
Qu'es aeos d'esire aymado,
Quand on sat pas ayma ?
212 FRANÇOUISETTO.
0 folâtre bergère.
Syrène au cœur glacé,
Oh ! dis, dis-nous, quand donc
Nous entendrons sonner l'heuro
Où tu l'adouciras.
Toujours tu folâtres,
Et quand tu papillonnes,
La foule que lu maîtrises,
Sur ton chemin se met
El te suit.
Mais rien de cela, fillette,
Au bonheur ne peut mener ;
Qu'est-ce donc d'être aimée.
Quand on ne sait pas aimer ?
Je dois dire tout de suite que, de ce poënie qui a eu tant de succès, la chanson
est encore ce qui en a eu le plus. Tout le monde la chante maintenant dans le midi,
et, pour quiconque voudra se donner la peine de la lire avec un peu de soin pour
la bien comprendre, son immense popularité n'aura rien d'étonnant. On n'avait
encore rien fait de plus gracieux sur ce thème éternel de l'amour que tous les
temps et tous les pays ont brodé h leur manière. Chaque mot est harmonieux,
chaque image est délicate. Je n'essaierai pas d'analyser ce qui ne s'analyse pas; je
me bornerai seulement à faire remarquer le charme particulier de ce mot maynado,
jeune fille ( au nom du ciel, ne prononcez pas viénadeau, mais maïc-nâ-do), dont
l'élymologie est également touchante, qu'on la fasse venir de niay, mère, ou de
maijnc, village.
SECOND COUPLET.
Xoslro joyo as bis crèche
Quand lusis lou sourel;
Ébé ! cado dimeche.
Quand te bezen pareche.
Nous fas may plazé qu'el ;
Ayman ta boues d'angèlo,
Ta courso d'hiroundèlo,
Toun ayre doumayzèlo,
Ta bouco, amay tous piols,
Et tousèls;
Mais rès d'aco, maynado, etc.
Notre joie tu vis croître
Quand brille le soleil;
Eh bien! chaque dimanche,
Quand on te voit paraître,
Tu fais plus de plaisir que lui ;
Nous aimons ta voix d'ange.
Ta course d'hirondelle.
Ton air de demoiselle.
Ta bouche, les cheveux
Et les yeux ;
Mais rien de tout cela, jeune fille, etc.
FRANÇOUNETTO. 213
TROISIÈME f.OUl'I.ET.
Trislos soun las counlrAdos,
Quand s'abcouzon de tu ;
Las segos, ni las pi'ûdos
Nou soun plus cmbaumAdos.
Lou ciel n'es plus lan blu ;
Quand tomes, faribolo,
La languino s'enbolo,
Chacun se rebiscolo,
Minjayan tous ditous
De poutous
Mes res d'acos, maynado, etc.
Tristes sont les contrées
Quand elles s'aveuvent de toi;
Les haies et les prées
Ne sont plus embaumées ;
Le ciel n'est plus si bleu;
Si tu reviens, folâtre,
La tristesse s'envole.
Chacun se ranime.
Nous mangerions les petits doigis
De baisers.
Maisrien de loutcelajeune fille, etc.
Il y a bien un quatrième couplet, charmant aussi, mais je m'en tiens là, pour ne
pas tout citer. Le troisième est d'ailleurs le plus joli : il finit par deux mots ravis-
sants particuliers au patois, ditous, petits doigts, doigts de femme, et poutous,
baisers.
On comprend qu'après avoir entendu une pareille chanson, Françounette est
arrivée à l'apogée de sa gloire. Cette chanson, c'est Pascal qui l'a faite, et l'amour
naissant de la jeune fille pour le forgeron la lui rend encore plus douce et plus
belle. Mais tout à coup un bruit de gonds se fait entendre, une porte s'ouvre, un
homme barbu paraît; c'est le sorcier du bois noir. A cet aspect, tout le mtfnde
tremble. Le sorcier annonce d'une voix terrible que Françounette est fille d'un
huguenot, qu'elle a été vendue au démon par son père, et que celui qui l'épousera
aura le cou tordu par Satan la nuit de ses noces. Puis la porte s'ouvre d'elle-même
toute grande, s'alando, dit le texte, et le sorcier disparaît, laissant Françounette
terrifiée et tous les assistants confondus. Aussitôt la veillée se disperse, la fatale
nouvelle se répand dans le pays: les filles et les mères, jalouses de la belle des
belles, empoisonnent encore les paroles du sorcier, et la malheureuse devient
aussi délaissée, aussi à plaindre, qu'elle a été brillante et recherchée. Cette cata-
strophe met fin au second chant.
On voit que, jusqu'à présent, le petit roman inventé par Jasmin n'a pas mal
marché. Les deux derniers chants ne sont pas moins bien conçus. Françounette, au
désespoir, essaie plusieurs moyens de prouver qu'elle n'appartient pas au démon ;
rien ne lui réussit. Le jour de Pâques, elle va dévotement entendre la messe, mais
au moment où elle veut prendre du pain bénit, le marguillier, qui est oncle de
Marcel et qui porte la corbeille, passe devant elle sans s'arrêter. Cet affront est
près de la faire mourir de honte, quand Pascal se précipite et lui donne le plus
TOME T. 14
214 FUANÇOUNETTO.
beau morceau tlu pain sacré. Une autre fois, elle va faire une dcvolion à une slalue
de la Vierge fort révérée clans le pays; au moment où le prêtre approche de ses
lèvres l'image de la mère de Dieu, un coup de tonnerre éclate, un vent subit éteint
le cierge de la pauvre fille et les cierges de l'autel. Ce coup de tonnerre est suivi
d'un orage affreux qui dévaste tout le pays; alors la population entière, soulevée par
la douleur et la superstition, s'ameute pour brûler la cabane où Françounette vit
seule avec sa vieille grand'mère.
Aux cris do la foule furieuse, Pascal et Mai'cel accourent tous deux. — Il n'y a
qu'un moyen de la sauver, dit le soldat, c'est de l'épouser, et je l'épouse si elle
veut. — Moi aussi, s'écrie Pascal, oubliant dans ce moment suprême la terrible
fatalité qui condamne à mort le mari de la fiancée du démon. Françounette hésite
à accepter ce sacrifice, mais quelque chose lui dit que la menace du vieux sorcier
est vaine, et elle consent à épouser Pascal. La fureur populaire s'apaise. Le jour de
la noce arrive bientôt; tout le pays y assiste dans une tristesse profonde; chacun
plaint le sort de ce brave jeune homme qui va périr victime de son amour. Au
moment où les deux époux sont sur le point d'entrer dans la chambre nuptiale, la
mère de Pascal accourt en pleurant ; elle se jette aux pieds de son fils, et le supplie
de ne pas la laisser seule sur la lorre. Enfin, louché du désespoir de la malheureuse
mère, Marcel avoue que c'est lui qui a payé le sorcier du bois noir pour faire son
abominable histoire, et le malheur des deux amants se change en ivresse.
Le quatrième et dernier chant est le plus faible comme poésie, mais il est on
revanche le plus dramatique. Le soulèvement de la populace contre Françounette
est peint avec une grande énergie ; la situation dans laquelle le poète a placé Pascal
est neuve, hardie et d'un véritable intérêt. Quant au troisième chant, il contient,
comme les deux premiers, des détails charmants. L'épisode du pain bénit, celui de
la dévotion h la Vierge, sont pleins de couleur locale. La peinture de l'isolement
affreux de la belle des belles, de son pelitjardin abandonné, des consolations que lui
donne sa grand'mère, et des progrès que fait son amour dans la douleur, ne le cède
en rien aux plus touchants récits de ce genre. Jasmin a fait i)reuve, dans cette partie
de son poëme, d'une véritable connaissance du canir humain; c'est une phase
nouvelle de ce talent qui a toujours grandi, et qui peut grandir encore, car Jasmin
n'a que quarante-trois ans ; il est dans la force de l'ûge et à celte époque de la vie
où la faculté créatrice a tout son développement.
Il n'a pas mis moins de deux ans à polir son poëme. C'est beaucoup sans doute,
mais ce n'est pas trop pour le résultat. Après Françounelto, je n'entrerai pas dans
le détail des pièces qui terminent le volume, et dont quelques-unes mériteraient
cependanl une mention spéciale. Nous venons de voir ce qui a été jusqu'ici la plus
haute expression du génie du poëte. Que le patois doive ou non périr, voilà, dans
tous les cas, de quoi illustrer singulièrement sa dernière heure. Je pense que
Jasmin ne s'en tiendra pas là, et on ne peut trop l'engager à persister dans la voie
qu'il s'est tracée. « Je crois, m'écrit-il en m'envoyant son volume, je crois avoir
peint une partie des nobles sentiments que l'homme et la femme peuvent éprouver
ici-bas; je crois m'être affranchi plus que jamais de toute école, et m'être mis dans
un rapport plus direct encore avec la nature; j'ai laissé la poésie tomber de mon
cœur; j'ai pris mes tableaux autour de moi dans les conditions les plus humbles,
et j'ai fait pour ma langue ce qu'il m'a été possible de faire. »
Ce jugement que Jasmin porte de lui-même avec la noble franchise qui convient
à la conscience de l'inspiration et du travail sera confirmé par tous ceux qui le
FnANÇOUNETTO. 21 ;î
liront. Dans ses premiers essais, il avait sacrifié quelquefois aux tlieux du moment;
il avait fait des chansons politiques et cherché dans les poètes du jour des modèles
passagers. Aujourd'hui il renonce à ces premiers tâtonnements de son talent. Il
ne fait plus de politique quotidienne : il n'imite plus les écrivains français en
renom. Il s'est élevé par la réflexion solitainï jusqu'à la plus haute conception (tft
la poésie, et il cherche ce qu'ont cherché tous ceux qui ont eu le signe sacré suV
le front, la reproduction des sentiments éternels de l'humanité dans le cadre le
plus original et le plus personnel possible. La plus large généralité du fond, la
plus étroite propriété de la forme, voilà la vraie, la grande poésie, et un simple
coiffeur d'Agen l'a trouvée, quand tant d'autres, qui se croient plus habiles,
courent vainement après, tant il est vrai qu'elle ne se révèle qu'à ceux qu'il lui
plaît de choisir.
Qu'il continue donc, comme il l'a hit dans sa Fntnrnunettri, à chercher ce double
idéal qu'il a lui-même si bien défini; qu'il continue, pour me servir de ses expres-
sions, à peindre l'homme et la fetmnc, c'est-à-dire le cœur humain dans ses types
immuables; mais qu'il continue aussi à les faire agir au milieu de ces mœurs fran-
chement populaires qui l'entourent; qu'il continue surtout à enrichir le patois par
le patois lui-même, à pénétrer dans ses plus profonds secrets, à lui emprunter ses
locutions les plus caractéristiques; et, quel que soit le sort de son idiome, il aura
ajouté un nom de plus à la liste des poètes. Par les poésies d'ouvriers qui courent
et qui ne sont pour la plupart que des prétentions avortées, faute d'étude, de pa-
tience et de réelle inspiration, il est bon qu'un ouvrier montre quelque part ce
que peut devenir un poète du peuple, quand le travail persévérant, qui seul fait les
œuvres durables, vient s'unir chez lui à une sérieuse originalité.
LÉONCE DE LAVERGNE.
LA REPRISE DU CID.
MADEMOISELLE RACHEL.
La jeune comédienne, ou plutôt le grand artiste qui a, depuis quelques années,
ressuscité la tragédie en France, M""^ Racbel vient d'enrichir son écrin dramatique
d'une perle nouvelle; elle vient de jouer un rôle de la nuance la plus tendre, la
plus délicate, la plus louchante, non pas un rôle de M"'' Clairon, mais de M"'' Gaus-
sin; elle a pris possession de Chimène.
Cette entreprise ne pouvait manquer, comme on le pense, de piquer au plus haut
degré la curiosité de ce public d'élite et avide d'émotions qui suit avec un intérêt
si passionné tous les essais de la jeune tragédienne. On se demandait, avant de
l'avoir vue, comment cette Hermione, cette Emilie, celte Ériphile, cette Roxane, si
habile à exprimer les sentiments ailiers ou amers, le dédain, la colère, la jalousie,
la fureur, pourrait trouver les accents de tendresse et de désespoir que demande
cette ardente passion castillane, si pure, si malheureuse, si vainement combattue,
qui, malgré tous les déguisements et tous les voiles que l'honneur elles bienséances
lui imposent, éclate à tout instant en saillies involontaires et en éclairs inattendus.
Plus d'un aristarque avait déclaré d'avance un si grand prodige impossible. C'est,
il faut le dire, une bien triste disposition du public, et dont la critique elle-même
n'est pas exempte, que cette défiance de l'avenir qui se hâte de fermer aux grands
artistes en tous genres les portions du xhamp de l'art qu'ils n'ont pas encore par-
courues. Aux coloristes on interdit l'espoir d'atteindre à la perfection du dessin,
aux grands dessinateurs on dénie, jusqu'à preuves faites et parfaites, le pouvoir de
devenir coloristes. Reconnaître et louer une supériorité incontestable est le plus
complet hommage que puisse se résoudre à payer au mérite notre épilogueuse et
languissante faculté d'admiration. Peut-être, au reste, cette triste habitude de mar-
chander la gloire aux talents supérieurs tourne-t-elle, en définitive, au profil de
LA REPRISE DU CID. 217
l'ail. L'éimilalion, l'ardour do la luUe, sonl des sliimilaiits si néccssaiies au génie
que, (luaiid les succès oiU placé un arlisle hors de pair, il est bon i)eul-ètre que les
provocations de la foule et l'incrédulité de ses admirateurs eux mêmes le mettent
incessamment au déli de se surpasser, cl qu'à défaut de rivalités extérieures, on
lui oppose sa propre gloire comme une borne et un aiguillon. C'est un moyen peu
généreux et peu aimable sans doute, mais qui a pour résultat utile de forcer le la-
lent à de continuels eftorls et de lui imposer l'obligation de se renouveler et de se
compléter sans cesse.
Poumons, en nous rappelant la manière si louchante, si vraie et, en plusieurs
endroits, si sublime, dont M"" Rachel joue Pauline, nous étions sans inquiétude pour
Ohimène. Eh quoi! parce que, toute jeune, M"" Rachel a excellé à rendre les im-
précations de Camille et les emportements d'Hermione, parce que sa noire prunelle
a lancé d'abord les éclairs de la flerté, parce que ses lèvres arquées dardent, quand
il leur plaît, les traits de la plus poignante ironie, faut-il refuser à ce regard si ex-
pressif, à cette voix si pénétrante, le pouvoir d'éveiller dans les cœurs tout uu
autre ordre de sentiments'? Faut-il condamner à n'être qu'une adorable furie celle
actrice pleine d'avenir qui joue chaque jour avec tant d'àme et de charme Pauline
et Monime'? Assurément, dans ce délicieux rôle de Monime d'un dessin si suave,
d'une expression si douce, d'une douleur si résignée et si modeste, il n'y a pas la
moindre trace de sentiments amers ; et cependant quelle actrice l'a jamais rendu
mieux que M"^ Rachel? Est-il possible, tout en le préservant avec un art inflni de
la monotonie qui est son écueil, de lui mieux conserver toute sa perfection idéale
et, si j'ose le dire, toute sa chasteté attique?
Ce que j'admire précisément le plus dans M"" Rachel, c'est ce pouvoir qu'elle a
de se transformer, et sans quitter jamais les pures régions de l'idéal, de se créer
dans tous ses rôles un maintien, une marche, un port de tête, une voix, des gestes,
un regard, toujours différents. Aujourd'hui Grecque et comme modelée sur un bas-
relief antique, on dirait une vierge des Panathénées; demain Romaine et d'une
contenance plus sévère, on dirait la Ploline ou la Julia Pia du musée du Capitole.
Une autre fois, sultane altière, ou plutôt esclave ingrate et révoltée, elle trahit dans
ses brusques mouvements l'impatience d'une passion sans frein et qui sera sans
pitié. Dans Polycuctc, au contraire, c'est la réserve pudique d'une jeune femme,
chrétienne même avant le baptême. Rien des qualités, sans doute, sont nécessaires
à la perfeclion de l'acteur tragique; mais la première de toutes, à mon avis, celle
par laquelle excellaient Lekain, Talma, Garrick, et que M"" Rachel possède à uu
degré plus éminent qu'aucune des actrices que nous ayons vues, c'est l'art de saisir
le trait dominant et poétique d'un caractère ou d'une passion, de l'exprimer avec
justesse et de subordonner, sans exagération, tous les détails et tous les effets du
rôle à l'expression idéalisée de ce trait principal. Composer ainsi un rôle et le sou-
tenir au milieu de toutes les situations, exige de l'acteur, outre l'inspiration du
moment, sans laquelle il n'y a rien, une réflexion aussi attentive et des études aussi
patientes que celles que nos grands peintres sont obligés d'apporter à l'exécution
d'un de leurs chefs-d'œuvre. Et l'on s'élonne que M"<^ Rachel ne nous fasse jouir
chaque année que de deux ou trois de ces créations si difficiles et si admirables!
On est moins exigeant pour MM. Ingres et Paul Delaroche.
Quatre représentations du Cid ont eu lieu depuis dix jours cl avec un succès
(lui va croissant. Je dois dire, pour être historien véridique, que l'effet de la pre-
mière représentation n'avait pas été entièrement satisfaisant. Chimcne, un peu
218 LA REPRISE DU CID,
troublée de la grandeur de sa tâche, tout en dessinant bien l'ensemble du rôle,
était néanmoins visiblement dominée par l'émotion de ce début. Ce n'est pas nous,
assurément, qui lui ferons un reproche de cette crainte respectueuse. Nous la fé-
liciterons plutôt d'avoir conservé au milieu de ses succès une assez sainte idée de
l'art pour trembler au moment de prêter sa voix à un tel chef-d'œuvre. Dès la se-
conde soirée, la confiance, et en même temps la libre disposition de tous ses avan-
tages, lui sont revenus. Elle a joué Chimène, comme elle avait joué Pauline, avec
une intelligence et une entente admirable de la complication des sentiments con-
traires qui rendent ces deux rôles, chrétiens et modernes, beaucoup plus intéres-
sants et plus dilBciles à jouer qu'aucun de ceux que nos poètes ont empruntés au
répertoire antique.
Une autre difficulté, non moins grave pour les acteurs, résulte du mélange, dans
le Oui, des deux tons, tragique et comique. Le public et les critiques, y compris
l'Académie et Voltaire, ont trop oublié que Corneille, en écrivant cette pièce, a
prétendu faire et a fait, non une tragédie, mais une tragi-comédie. Aussi la terreur,
l'un des éléments indispensables à toute tragédie proprement dite, n'a-t-elle pas de
place dans le Cid. L'auteur ne s'est proposé qu'une chose, répandre le plus d'in-
térêt et de pitié qu'il est possible sur Rodrigue et sur Chimène, mais un intérêt et
une pitié mêlés de certaines nuances piquantes et familièi'es «[ui n'excluent pas le
sourire. Une jeune fiancée voit son père succomber dans un duel, sous l'épée du
cavalier qu'elle aime et qu'elle allait épouser. Pleurant son père n)ort, sans cesser
d'aimer le meurtrier, elle se voit obligée de solliciter du prince une vengeance à
laquelle elle ne survivra pas, si elle l'obtient. Voilà la tragédie. Mais bientôt, par
d'heureuses circonstances, cette union si tragiquement rompue semble pouvoir se
renouer. Ici la comédie commence. Par quels degrés Chimène, qui poursuit la tête
de son amant, pourra-t-elle être amenée à consentir décemment à lui accorder sa
main ? Ce sont ici des intérêts, et souvent des moyens, qui sortent des conditions
tragiques. Du troisième acte au dernier, l'honneur et le devoir de Chimène, ou
pour parler comme elle, sa gloire, l'obligent à dire presque toujours le contraire
de sa pensée. En vain s'arme -t-elle de tous les subterfuges, de tous les faux-fuyants,
de toutes les ruses qu'une fière et spirituelle Espagnole peut, en cas pareil, appeler
à son aide; mise en défaut par le concert bienveillant de tous ceux qui l'entourent
et par la fortune de Rodrigue, elle laisse, à tous moments, échapper quelque chose
de son secret. Enfin, le voile tant de fois soulevé tombe et montre aux yeux de tous
sa tendresse; elle est réduite à confesser tout haut son amour :
Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
J'aimais, vous l'avez su....
Il y a évidemment dans celte lutte d'une cour galante, coalisée contre la vertueuse
dissimulation d'une jeune fille, que la plus juste douleur et les plus saintes bien-
séances condamnent à une perpétuelle fausseté, des éléments de comédie que Cor-
neille n'a point repoussés, témoin la situation que résume ce vers, qui contient un
si gros mensonge :
Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse ;
et ce dernier aveu de Chimène, prononcé avec une si charmante hypocrisie d'obéis-
sance par M"'' Rachel .
L.v nurniSE du cid. 219
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr,
El vous êtes mon roi, je vous dois obéir.
Ne faul-il pas que l'aoUice chargée d'un loi rôle possède un tact et un an inlinis,
pour dire tant de mois charnianls, ingénieux, passionnés, sans oublier un seul in-
slanuju'elle a là, derrière elle, le corps ensanglanté de son père, tué la veille, el
(pii ne repose pas encore dans un mausolée?
M"'' Uacliel, à mou avis, exprime ave<! une mesure parfaite les sentiments si op-
posés, ou du moins si complexes, qui agitent el parlagenl l'àmede Chimène. Quand
elle se jette aux pieds du roi, on sent la vérité de son désespoir lilial ; ce sont bien
là les larmes et les sanglots d'une orpheline, el, au milieu de ces cris si vrais, on
démêle pourtant sans peine ce qu'il y a d'artiliciel el de faux dans les désirs de
vengeance qu'elle étale. Lorsque, ramenée dans sa demeure el déchargée du far-
deau de sa poursuite officielle, il lui est permis de redevenir elle-même et de re-
prendre sa vraie douleur, avec quelle elTusion et quel accent de triste délivrance
elle s'écrie :
Enfin, je me vois libre, et je puis sans conlrainle
De mes vives douleurs le faire voir ralteinte! ...
On reconnaît à ces nuances la nature même.
Dans la .scène si tragique et si passionnée du troisième acte, quand Rodrigue se
hasarde à rentrer dans le logis du comte, M"" Rachel a rendu avec une énergie
vraiment tragique le trouble où la jellent la présence de son amanl et la vue de
celle épée leinle, il n'y a qu'un moment, du sang de son père. Enlin, dans celle
sorte de duo mélancolique qui termine la scène, el qui ne le cède pas au fameux
dialogue, sous le balcon, de Ruméo et Juliette :
0 comble de misères! —
— Que de maux cl de pleurs nous coûtcroul nos pères !
— Chimène, qui l'eût dit? —
Si j'en obtiens l'effel, je l'engage ma Coi
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu, sors, et surtout garde bien qu'on le voie.
Dans tout ce finale, d'une grâce cl d'une tendresse incomparables. M"" Uachel n'a
rien lai.ssé à désirer aux plus difficiles, même dès la première représentation. C'était
bien là Chimène ; c'était bien l'amanle de Rodrigue, séparée de son amanl dans ce
monde, mais fiancée à lui pour l'éternilé. 0 vieux Corneille! comme peintre de l'a-
mour idéal, tu n'as rien à envier, même à Racine, Ion jeune el tendre rival !
Dans la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, dans celte scène toute
pleine d'amour, qui, lors de la nouveauté, a fait crier si hauL el si sotlement à
l'immoralité et au scandale, dans cet enlretion que l'Académie française déclare,
dans ses Senihncnls sur le Cid, « ruineux pour l'honneur de Chimène, « et qui est,
non pas comme dit encore l'Académie, « ce qu'il y a de plus blâmable dans toute
la pièce, » mais ce qu'il y a, sans contredit, de plus pathétique et de plus touchant,
M"'= Rachel s'est montrée digne de la situation et du poêle. Effrayée du décourage-
ment de Rodrigue, craignant de devenir, par le refus qu'il fait de se défendre, la
conquête de don Sanche, fatiguée de toujours feindre, Chimène lais.se enfin parler
'Ù'iO LA REPRISE DU CID.
son cœur avec une clarté qui éleclrise son amant et produit le cri fameux : Pa-
raissez, Navarrois!... Dans cet admirable couplet, où toute son âme se manifeste,
et où se répand sa pensée la plus secrète :
Te dirai-je encor plus? Va, songe à la défense,
Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;
Et si jamais l'amour échauffa les esprits,
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix ...
Adieu; ce mot lâché me fait rougir de honte....
dans cette brûlante tirade, et particulièrement dans le vers qui la couronne, le plus
beau vers de la pièce, suivant Voltaire, M"" Rachel a su rencontrer l'accent parfait
de l'amour à la fois le plus confiant et le plus pudique. Je n'ignore pas qu'il est de
tradition au théâtre d'éteindre un peu l'expression de ce vers, sors vainqueur... La-
rive, dans l'étude estimable qu'il a faite de plusieurs parties du rôle de Chimène,
recommande de corriger ici la force de l'expression, au lieu deVexaltcr, précaution,
ajoute-t-il, dont le vers suivant démontre la nécessité,
Adieu ; ce mol lâché me fait rougir de honte.
Je suis, pour mon compte, d'un avis tout opposé. Il n'y a sans doute ici aucun be-
soin d'exaltation; mais il n'y a rien non plus à corriger ni à affaiblir. Si la jeune
Castillane ne croyait pas avoir un peu péché contre les bienséances, elle n'aurait
pas lieu de rougir et de se retirer précipitamment, après le mot lâché. Aussi, malgré
l'autorité de Larive, dont je reconnais toute la valeur, M"' Rachel fera bien de ne
rien affaiblir. Ce vers n'est le plus beau de toute la pièce que parce qu'il montre le
plus à nu l'âme de l'amante.
Au reste, quelques réflexions que la critique hasarde sur les sentiments de Chi-
mène, quelques efforts que l'actrice qui joue ce rôle fasse pour montrer tour à tour,
et tout à la fois, la ûlle du comte de Gormas et la maîtresse de Rodrigue, la cri-
tique et la tragédienne trouveront toujours autant d'opposants que d'approbateurs.
Chimène est une création si naturelle, si vivante ; sa position est si délicate, ses
sentiments si complexes, qu'on ne peut entreprendre de la représenter, ou seule-
ment de parler d'elle, sans être aussitôt accusé d'avoir méconnu une de ses beautés
ou grossi un de ses défauts, qui sont encore des beautés. A sa naissance, Paris et la
France entière ont pris parti pour ou contre elle; tous les casuistes du Parnasse
l'ont attaquée, défendue, injuriée, disculpée. La controverse naît si naturellement
à son sujet, qu'aujourd'hui même, à peine une actrice aimée du public lui a-t-elle
rendu la vie, la polémique théâtrale, qui sommeillait depuis dix ans, s'est aussitôt
réveillée ; de toutes parts s'élèvent et se croisent des avis, des critiques, des juge-
ments pour et contre. Que 51""= Rachel ne s'émeuve point de ces contradictions qur
surgissent. Toute actrice digne de ce beau rôle doit y être passionnément applaudie
et passionnément critiquée; c'est la destinée de Chimène.
Reauvallet, dont on ne peut trop encourager le zèle et les progrès, a mis, dans
le rôle de Rodrigue, beaucoup d'intelligence, d'énergie et de nouveauté. C'est une
idée heureuse, et qu'il a bien indiquée, que de nous présenter d'abord Rodrigue
adolescent, dans toute la pétulance et l'ardeur de la jeunesse, puis de le faire
grandir peu à peu sous nos yeux et devenir le Cid. Dans le premier acte, il répond
à la confidence de l'affront qu'a reçu son père par le plus beau frémissement d'in-
dignation; il dit très-bien les fameuses stances qui sont, comme on sait, fort diffi-
LA REPRISE l)U CID, 221
ciies h miaiicer. Quant au grand récit de sa victoire, il y met de l'élan, de l'intelli-
gence, delà chaleur; seulonient il le détaille un peu trop. Malgré ces belles parties
du rôle, qui ont été justement applaudies, l'ensemble de la physionomie que Beau-
vallet donne au personnage et qui se reflète sur toute la pièce, ne nous paraît pas
tout i» fait satisfaisant. A l'idée romanesque, il est vrai, et nullement conforme à
l'histoire, que chacun do nous s'est formée du Cid depuis l'enfance, Beauvallet a
substitué un type qui a la prétention d'être historique et le malheur d'être trop
dépourvu de tout ce qu'on appelle, à tort ou à raison, la grâce chevaleresque ; type
grêle et anguleux, qui semble plutôt calqué sur des mignatures du \iv" siècle
qu'emprunté aux monuments, d'ailleurs assez rares, du xi*^ siècle. Mais, sans chi-
caner la Comédie-Française sur le plus ou moins de fidélité de ses décorations et
de ses costumes, je crois que la pensée seule de substituer dans la représentation
du Cid l'image de la chevalerie réelle à celle de la chevalerie de fantaisie, à laquelle
nous sommes habitués dans cet ouvrage, je crois, dis-je, que cette pensée, qui at-
teste, d'ailleurs, du zèle et des études, manque tout à fait, dans la circonstance, d'à-
propos et de justesse. Le Cid de Corneille n'est point un drame historique; il a été
composé dans un sentiment purement romanesque : Corneille a pris sa fable dans
une pièce de Guillem de Castro (dont nous ne nous occuperons pas ici, parce que
tout le monde a lu cette comédie fameuse dans la traduction des théâtres étrangers) ;
il s'est encore inspiré de quelques-unes des innombrables romances espagnoles qui
célèbrent les exploits demi-fabuleux de Ruy Diaz de Bivar el Cid Campeador, ou
mio Cid (mon Cid), comme on disait le plus souvent, témoin ce vers barbare :
Ipse Rodericus mio Cid sempcr vocatus.
Corneille s'est bien gardé d'essayer d'éclaircir les ténèbres de la vie de ce condot-
tiere fameux qui, cantonné dans son nid d'aigle, appelé encore aujourd'hui la
Roche du Cid, prit peut-être autant de villes au profit des émirs arabes qu'au profit
des rois de Castille. Il y a plus, Corneille a ajouté, sciemment ou non, ses propres
erreurs à celles dont fourmillent les romances. Il place, par exemple, la scène de
sa pièce et la capitale du roi de Castille, don Fernand V, à Séville :
Cest l'unique raison qui m'a fait à Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille.
Et tout le monde sait que cette place était alors au pouvoir des Arabes, et ne fut
conquise qu'en 1248, cent quarante-neuf ans après la mort du Cid, par un autre
roi, don Fernand dit le saint. Ainsi le débarquement des Maures à l'embouchure du
Cuadalquivir, dont ils étaient maîtres, et la délivrance de Séville par Rodrigue,
qui ne l'a jamais défendue, sont des inventions romanesques dont nous sommes
bien éloignés de nous plaindre, puisqu'elles nous ont valu le beau récit du qua-
trième acte. On a si peu considéré jusqu'ici le Cid comme un drame historique,
que parmi tant de critiques dont il a été l'objet, aucune ne lui a reproché ses fautes
contre l'histoire. Scudéry, l'Académie, Voltaire, lui ont fait grâce sur ce jwint. Au
reste, veut-on savoir comment cette fable de la présence du Cid et de don Fer-
nand I" à Séville est venue s'ajouter à toutes celles qui remplissent le Romancero?
■le crois en apercevoir l'origine. Il est dit dans une romance citée par Corneille que
le mariage de Rodrigue et de Chimène fut célébré par Layn Calvo, archevêque de
Séville (car il y avait des prêtres catholiques même dans les cités occupées par les
'■2^2'-l LA RErniSE UU CID.
Arabes). Cette circonstance a suffi pour faire supposer à Corneille que le mariage
eut lieu dans celte ville, et il y a établi le séjour du roi don Fernand. Voilà comment
peu à peu se détruit l'histoire et comment se forment les légendes (1).
Je ne sais si c'est aussi dans une intention d'exactitude historique que Guyon,
qui représente don Diègue, s'est affublé d'une longue barbe et d'un ample vête-
ment noir. Don Diègue, revêtu des plus hautes dignités à la cour du roi de Castille,
ne doit point avoir un aspect aussi sombre et qui rappelle moins un courtisan
espagnol que le grand-prêtre de la Norma. Guyon a eu, d'ailleurs, de très-beaux
moments dans ce rôle. Seulement, ses gestes et sa voix ont plus d'éclat et de
véhémence qu'il n'appartient à un vieillard aussi cassé par l'âge. Il est vrai que la
faute en est surtout aux vers trop chaleureux de Corneille, et ce défaut n'est guère
réparable que lorsqu'on peut confler ce personnage à un acteur dont la chaleur
d'âme a survécu aux forces physiques, tels qu'étaient dans leur temps Monvel el
Joanny.
La Comédie -Française a profité de cette reprise pour réintégrer dans le Cid plu-
sieurs passages qu'on avait depuis longtemps l'irrévérencieuse habitude de retran-
cher. La pièce ne commence plus brusquement par la querelle inintelligible de
don Diègue et du comte. On a rétabli la première scène entre Chimène et Elvire,
telle que Corneille, fatigué par les critiques, crut devoir la refaire en 166i. C'est
quelque chose; mais ce n'est pas encore assez. J'aurais voulu, pour ma part, qu'on
eût suivi les indications judicieuses de Voltaire, et que la pièce s'ouvrit, comme
avant 1664, par l'entretien d'Elvire et du comte, qui forme une courte et claire
exposition. Voltaire, qui a inséré les deux scènes anciennes dans son édition de
Corneille, engage les comédiens à jouer ainsi la pièce. « Il me semble, dit-il, que,
dans les deux premières scènes, le sujet est beaucoup mieux annoncé, l'amour de
Chimène plus développé, le caractère du comte de Gormas mieux indiqué.... » A
ces raisons excellentes j'ajouterai une considération qui me paraît déterminante :
c'est qu'en ouvrant la pièce par la scène d'Elvire et du comte, on donnerait un peu
plus d'intérêt à l'entretien qui lui succède entre Elvire et Chimène, tandis que
cette petite scène, placée au lever du rideau, comme elle l'est à présent, a néces-
sairement tous les inconvénients d'une exposition, à savoir la froideur et l'obscurité.
Cette requête que je présente, en toute humilité, à la Comédie-Française, est
assurément bien modeste : il ne s'agit que de trente-deux vers. D'autres ont été
bien plus hardis. J'ai entendu émettre le vœu, qui a été répété par plusieurs jour-
naux, de rétablir les deux rôles de l'infante et du page. J'avoue que, si on ne demandait
ce rétablissement que pour une soirée extraordinaire, pour une représentation à
bénéfice, par exemple, je l'appuierais de tous mes vœux. Qui ne serait charmé de
voir, au moins une fois en sa vie, le Cid joué tel qu'il est sorti des mains de son
auteur, dût-on le trouver un peu long; mais je ne pense pas que la réintégration
permanente de ces deux rôles, si universellement condamnés, servît en rien à la
gloire de Corneille ni aux plaisirs du public. Le retranchement de cet épisode n'a
pas été décidé à la légère. C'est vers 1734-, après environ cent ans d'épreuves, que
(1) M. Laharpc a bien autrement estropie l'histoire, sans avoir les glorieuses excuses de
Corneille. On lit avec stupéfaction la phrase suivante dans son Cours de littéralure : « L'ac-
tion du Cid est du xV^ siècle et se passe en Espagne, dans le temps du règne de la cheva-
lerie. «Le Cid contemporain du cardinal Ximenès! Et ces belles choses se professaient
avec applaudissement à l'Alhénée, au commencement de ce siècle!
LA RErniSE DU ciD. 2:20
la Cométlie céda enlin au vœu général. Rousseau, le lyrique, fut chargé des cou-
pures. H n'ajouta que deux vers au second acte et deux autres au cinquième, et
s'excusa respectueusement de cette liberté dans une courte préface. On essaya
pourtant encore, en 1737 et en 1741, de revenir à la pièce entière; mais ce fut
sans succès. Enfin, en 1806, l'empereur voulut se donner le plaisir vraiment royal
de voir représenter le Cid, avec le page et l'infante, comme au temps de Richelieu.
Celte fête mémorable eut lieu h Saint-Cloud le 1"'' juin. On a gardé le souvenir do
la distribution des rôles qui fut faite par ordre; la voici, elle est curieuse : don
Diègue, Monvel; Rodrigue, Talma ; Chimène, M"" Duchesnois; le roi, Lafon; l'in-
fante, M"" Georges. Eh bien! malgré les efforts et la réunion de tous ces talents,
répreuve ne fut pas favorable. Ce qui est certain, c'est que l'infante ne comparut
pas devant le parterre parisien. La suppression de ce personnage, au point de vue
de l'ell'et théâtral, parait une question jugée. La Comédie-Française aurait donc eu
très-grand tort de mêler à la prise de possession du rôle de Chimène par M"" Ra-
chel, une expérience d'un succès plus que douteux, et qu'on sera toujours à même de
tenter dans un moment plus opportun. Le parterre a retrouvé Chimène; il attendra
patiemment l'infante.
Charles Magmx.
LA SYMPHONIE PASTORALE.
De Beethoven, un soir, les grandes symphonies
Transporleronl Ion âme au ciel des harmonies.
N"entends-lu pas déjà les cantiques sacrés
Naissant, et grossissant, et montant par degrés,
Comme un premier salut de la terre à l'aurore,
Quand paupières, oiseaux et fleurs viennent d'éclore ?
N'entends-lu pas tomber, prélude harmonieux.
Les pleurs de la rosée et les larmes des yeux?
C'est la nature et l'homme, à cette aube vermeille,
Pareillement émus d'une extase pareille.
Le son monte toujours, toujours plus solennel,
Jusqu'au sublime éclat de l'hymne universel ;
Alors tout vit, et chante, et rayonne, et murmure,
Et Dieu glorilié sourit à la nature.
Comme un cœur épuisé d'un trop vif battement.
Le concert unanime expire lentement ;
Déjà tu n'entends plus que des rumeurs lointaines :
Bourdonnements d'abeille errante par les plaines,
Aigres cris de cigale aux rebords du sillon.
Sons traînants du berger couché dans le vallon,
Murmures assoupis disant par intervalle
Que le soleil a bu la fraîcheur matinale.
Enfin l'astre descend des sublimes hauteurs,
El le concert s'anime aux chansons des pasteurs;
De suaves accords, s'élevant des campagnes.
Se répondent, portés par l'écho des montagnes.
Voici des airs de danse : ah! sous les verts rameaux
Qu'heureux sont vos ébats, jeunesse des hameaux !
— Mais la note soudain se voile d'un nuage ;
Les arbres ont frémi sous l'aile de l'orage;
Le tonnerre en grondant roule, et de toutes parts
Se disperse avec cris le chœur des montagnards.
LA SYMPHONIE TASTORALE. 225
— Au fracas par degrés succède le silence :
Sans doute un arc-en-ciel a peint sa courbe immense.
Car un rossignol chante. — Oh ! revenez, hautbois.
Rustiques enchanteurs des vallons et des bois;
Revenez, rappelez à l'entour du vieux chêne
Les danses des hameaux ! Que la ronde s'enchaîne !
Qu'on entende les pas, les chants, les cris joyeux !
— Mais le son meurt ; la lune est déjà dans les cieux ;
Bruits d'ailes et de brise expirent dans les feuilles :
Nature, tu t'endors ; homme, tu te recueilles.
Et toi, Louise, et loi, suspendue à l'accord.
Quand l'orchestre a cessé, tu l'écoutés encor.
N. Martin
CHROINIQUE DE LA QUINZAINE.
14 février 18-42.
Nous venons d'assister au second acte du drame politique de cette session. Le
troisième se joue en ce moment. La péripétie est imminente. Aux dépens de qui
éclalera-t-elle? Sera-ce l'opposition ou le cabinet qui passera de la bonne à la
mauvaise fortune? Thatis ihe question.
Aujourd'hui on trouve dans les deux camps ce mélange de craintes et d'espé-
rances qui suscite des combats acharnés, une lutte opiniâtre, des efforts désespérés.
Tous croient au succès sans toutefois le tenir pour certain ; tous craignent une dé-
faite sans renoncer à l'espoir de vaincre. On n'a ni cette confiance qui fait paraître
les efforts inutiles, ni ce découragement qui les paralyse. Les chefs, dit-on, descen-
dront tous dans l'arène. Ils ont raison. Le succès ne serait pas seulement éclatant; il
peut être durable.
Le ministère, qui avait obtenu dans le vote de l'adresse une majorité qui dé-
passait ses espérances, a vu cette majorité s'amincir et presque s'annihiler dans la
que.stion des incompatibilités. Elle est tombée brusquement de 84 voix à 8; quatre
personnes ont décidé la dernière question dans le sens ministériel, et il y a cinq
déput